Les trotteuses

Quand je lis les Mille et Une Nuits, je me retrouve dans plusieurs lieux à la fois : dans le désert avec Aladin – là où l’histoire se passe –, dans la chambre où Schéhérazade raconte au roi l’histoire d’Aladin – là où l’histoire est racontée pour la première fois –, et dans la pièce où je suis en train de lire – là où l’histoire m’est racontée personnellement–.

Les histoires de Schéhérazade ne sont pas gratuites. Elle les raconte autant pour reculer l'heure de sa mort que pour séduire le roi. Parfois, je lis des passages tellement prenants, qu’avant même de les avoir terminés, je me sens obligé de poser mon livre et de faire quelques pas. Comme s’il fallait – par ces quelques pas – que je donne à mon corps l’occasion de se promener lui aussi dans tous les espaces engendrés par ma lecture.                 

C’est par ce type de lecture physique que j’aimerais que l'on rentre dans mes récits. Je voudrais qu’en compagnie des trotteuses, le visiteur devienne un porteur d'histoires; qu'il se sente chargé de cette même présence qui nous accompagne quand on marche seul dans la rue, et qu'on regarde le monde qui nous entoure encore imprégné de l'histoire que l'on vient de lire. 

Il existe neuf séries de dix trotteuses. Chaque série propose un parcours de onze stations dans un lieu imaginaire (À l'hôtel, En ville, Dans le cœur historique, Au cimetière, En pélérinage, Le chemin de la prison, Au musée, Dans l'île, Au jardin des plantes). Les stations de chaque série nous plongent dans des endroits précis :  dans onze chambres (à l’hôtel), sur onze tombes (au cimetière), devant onze églises (en pélérinage), etc. L’histoire liée à chaque station est inscrite sur une fiche. Pour aller d’une histoire à un autre, il faut marcher un certain nombre de pas avec la trotteuse. On peut marcher où l’on veut; c’est à nous de voir on l’on va chercher la prochaine station. Chaque personne se déplace avec sa trotteuse dans son espace mental propre; ainsi plusieurs personnes, chacune avec une trotteuse proposant la visite «À l’hôtel», peuvent se retrouver en même temps dans la chambre 207, mais à des endroits différents du lieu d’exposition.

 
 

À l'hôtel

Tout me touche. Et si chaque situation me touche à un niveau différent, je dois avouer n'avoir jamais su vraiment leur donner un ordre d'importance. Par exemple, j'ai reçu aujourd'hui deux nouvelles qui ne m'ont pas laissé insensible :
1/ l'hôtel va être réaménagé, et la numérotation des chambres modifiée.
2/ je n'en ai plus pour très longtemps.
J'aimerais qu'on me laisse mourir dans ma chambre. Mais ma chambre, c'est la 101. J'y vis depuis des années. Où suis-je chez moi ? dans des meubles – qui d'un jour à l'autre peuvent devenir 103 ou 206? ou dans la 101 – qui d'un jour à l'autre peut se retrouver à l'autre bout du couloir?
Il serait temps que je clarifie ma situation, que rien de tout cela n'ait plus d'importance. Que je puisse me retrouver chez moi dans n'importe quel état, n'importe quel lit ou numéro sans en être affecté. Il faut que je vide cet hôtel de sa signification.

 

La cliente de la chambre 102 porte une magnifique robe boutonnée dans le dos. Elle a 53 ans, il y a 53 boutons. Elle attend de ses amants qu'en la lui enlevant brutalement, ils fassent sauter le plus de boutons possible et la plongent dans un bain de jouvence.
Elle passe la journée du lendemain à les recoudre.
J'avais bien l'intention de lui en voler un, mais le jour de notre rendez-vous, j'étais tellement impatient que j'entrai trop tôt dans sa chambre, et la découvris toujours sous la douche.

 

La cliente de la 103 est vite excédée par tous ceux qui veulent lui faire la conversation. Mais elle essaie de n'en rien laisser paraître. Elle tourne longuement sa cuiller dans sa tasse de café, puis la porte en bouche. Avec le bout de la langue, elle écrit dans le creux de la cuiller tout ce qu'elle pense de son interlocuteur.
Après avoir été particulièrement insupportable à ses côtés, j'avais en tête de la lui voler, mais sans doute avait-elle deviné mes intentions, car jamais elle ne la porta en bouche. Elle but simplement son café d'un trait, puis se leva et m'embrassa en faisant tournoyer rageusement sa langue dans le creux de mon palais.

 

L'homme de la 204 mange les meubles de sa chambre. Il réduit tout en poudre : lime le bois et le métal, pile le verre, découpe les tissus. Il lui faut environ deux ans pour ingurgiter le tout. L'hôtel propose fièrement à sa clientèle « la visite de la chambre de l'homme qui mange sa chambre ».
J'aurais voulu emporter un petit quelque chose qu'il aurait laissé de côté, mais son contrat avec la direction lui interdit d'oublier quoi que ce soit. Il doit même avaler les journaux, qui pourtant, avec leurs pages d'offres d'emploi, lui permettraient peut-être de trouver un toit sans être réduit à accepter tous ces sales petits boulots.

 

La chambre 205 possède une rotonde qui n'était pas prévue à l'origine. Mais l'architecte, au moment de tracer sur son plan la ligne droite de la façade, laissa distraitement déborder son pouce de la règle.
Les personnes qui se trouvent dans la rotonde et à qui je raconte cette histoire ne se sentent pas bien en place. Elles estiment que je l'ai inventée pour les installer dans un lieu né d'une erreur où, fondamentalement, elles n'auraient pas dû être. Elles pensent qu'ainsi, je dévalorise leur présence. Mais je sais bien qu'elles ont tort ; d'ailleurs, tout ce qui peut provenir de la rotonde me paraît hors de propos.

 

Certaines nuits, l'homme de la 206 s'approche au hasard de quelqu'un dans l'hôtel, sort son couteau, le pointe à quelques millimètres de la gorge de sa victime, et longe son visage en disant : « Je ne te touche pas, je ne te touche pas ! ». Puis il s'en va.
Je ne crois pas qu'il cherche à agresser qui que ce soit ;  il veut juste connaître ces moments intenses où ce qui est dit est fait et ce qui est fait est dit.
Ce matin, il faisait très beau. Quand il m'a croisé dans les escaliers, il m'a dit de sa voix tremblante : « Il fait beau hein ! ». Je lui ai répondu : « Ah ça oui, il fait beau ! ».
Il avait l'air tellement rassuré que des vérités puissent se dire dès le réveil.

 

Le garçon et la fille de la 207 semblent touchés par la grâce. Quand ils font l'amour l'après-midi, la lumière qui passe au travers des persiennes jette un halo doré sur le duvet de leur peau.
Je ne peux pourtant pas m'empêcher de sentir planer un soleil noir sur eux, et de me dire que s'ils font si intensément l'amour, c'est pour essayer d'échapper à son ombre. Mais ça, c'est ma vision des choses, et peut-être est-elle uniquement due au fait que pendant que mon œil droit est collé au trou de la serrure, le gauche reste plongé dans le noir.

 

Le violoniste de la 308 ne peut se concentrer que dans un sentiment d'absolu.
Avec le temps, il a réussi à se débarrasser de tous les bruits parasites. Il a couvert le bruit de l'aspirateur des femmes de chambre en ouvrant sa radio. Puis a allumé la télévision pour couvrir la radio. Puis a joué du violon pour couvrir le tout.
Maintenant, il ne peut jouer qu'avec le sentiment de pouvoir tout couvrir.
Chaque fois que je passe devant sa chambre, je marche sur la pointe des pieds. Mais je ne sais pas si c'est par respect de son travail ou si un sentiment d'orgueil me pousse à ne donner à personne l'occasion de couvrir ma présence.

 

Même si on ne sait jamais ce qui peut nous arriver, on voudrait, dès le réveil, prendre la mesure de la journée à venir. Lorsque l'eau de la douche est trop froide, on tient le pommeau près du corps ; si elle est trop chaude, on étend le bras pour le tenir à distance. Seul un poète russe comme celui de la 309 ne voit pas la différence entre une eau bouillante ou glacée. L'impression de brûlure est la même sur sa peau. De toute façon, tout le brûle. Il n'a pas le sens de la mesure. Ou alors un sens si radical qu'il ne se lave plus et nous oblige, quand on le rencontre dans les couloirs, à le brûler un peu plus profond en étendant le bras pour le tenir à distance.

 

Quand les trop chaudes nuits d'été l'obligent à retirer les couvertures, la cliente de la 310 prend le bras de l'homme qui dort à ses côtés pour le faire peser sur elle. Que ce soit moi, ou un autre. Je sens bien qu'il n'y a aucune affection dans son geste. Je ne dois, moi non plus, avoir la moindre chaleur vis-à-vis d'elle ; juste être un poids. Quand je me sens trop léger, je me nourris de tout ce que je pourrais faire peser sur elle. Mais c'est un exercice délicat, et parfois, je me sens envahi d'une telle lourdeur que, pour ne pas l'écraser de tous mes reproches, je préfère me laisser tomber comme une masse dans les couvertures abandonnées au pied du lit.

 

Les sifflements lugubres que l'on peut entendre dans la 311 ne seraient pas provoqués par des fantômes, mais par le vent frôlant les goulots de bouteilles cimentées dans la cheminée. Lors de la construction de l'hôtel, un maçon, furieux d'être traité d'ivrogne par les futurs tenanciers, aurait manigancé cette froide vengeance.
Ceux qui essaient de dormir dans cette chambre aimeraient bien me croire quand je leur raconte cette histoire, mais ils n'ont pas le courage d'aller vérifier à l'intérieur de la cheminée. À l'exception bien sûr des ivrognes qui, au terme des nuits les plus rudes, imaginent qu'il pourrait rester un fond à boire dans ces fameuses bouteilles.

 
 

En ville

Bancs publics

Si, après une longue période de désœuvrement, on ne voit plus comment agir sur le monde, il est toujours bon de s’asseoir sur un banc public et d’écouter à la radio la retransmission d’un match de football. Se fondre dans une action de jeu nous rendra vie. Au moment d’un penalty décisif, n’hésitons pas à lancer violemment le pied en avant. Le seul risque est de heurter un passant. Mais même si ce passant se retourne contre nous et fait tomber notre radio sur une station de chansons populaires, ne perdons pas notre sens retrouvé de l’action et chantons nous aussi.
Car rien ne nous dit que cette chanson ne sera pas reprise cinq minutes plus tard par des milliers de supporters ravis d’avoir vu gagner leur équipe. Nous aurons alors, pour la première fois de notre vie, anticipé un grand mouvement populaire.

 

Téléphones publics

Si le regard des autres nous gêne quand on parle tout seul dans la rue, il est toujours possible d’entrer dans une cabine téléphonique pour faire croire que l’on parle à quelqu’un. Mais parfois, la cabine est occupée, et lorsqu’elle est enfin libre, nous n’avons plus rien à dire. Avec le téléphone portable, nous avons cet avantage de pouvoir faire semblant de l’utiliser n’importe quand dans la rue. Sauf bien sûr si un correspondant nous appelle au beau milieu d’un de nos monologues. Mieux vaut donc faire passer un autre objet – un étui à lunettes par exemple – pour un téléphone portable. Il est conseillé de porter les lunettes au moment où l’on parle. Pas tellement parce que l’on risque de se faire voler l’étui au moment où on l’utilise pour parler, mais parce que des lunettes sur le bout du nez donnent toujours plus de crédibilité aux propos que l’on tient.

 

Égouts

Lorsqu’un objet tombe dans le petit trou du centre d’une plaque d’égout, ne nous méprenons pas. Ce n’est pas un accident : cette chute d’objet est intentionnelle. Il s’agit de personnes qui se débarrassent d’une bague offerte, ou d’une clé de maison dans laquelle elles ne veulent plus retourner. D’ailleurs, en tombant dans les eaux d’évacuation, ces objets ne feront pas de rond. Ils sont tellement concentrés sur eux-mêmes qu’ils sont incapables de propager quoi que ce soit autour d’eux. Maintenant, ne faisons pas de généralités. Si pour une raison quelconque la plaque d’égout est retirée, au bout d’une demi-heure à peine, nous tomberons dans le trou et notre chute provoquera des ronds dans l’eau. Car nous retrouverons au fond des eaux de récupération la clé ou la bague que nous voudrions tant redonner à la personne que l’on recherche désespérément dans les rues.

 

Poubelles

Quand on met la tête dans une poubelle et qu’on y parle, ça crée un écho particulier qui nous donne l’impression d’être dans un palais aux pièces infinies. On voudrait rire de la situation, mais les parois de la poubelle nous empêchent de rejoindre les rires de ceux qui nous regardent. À force de se heurter contre ces parois, on s’épuise. On voudrait dormir. On cherche le sommeil. Mais il ne vient pas. On passe la nuit à se cogner contre les parois qui nous empêchent de voir les lumières s’éteindre aux fenêtres des maisons. Ce n’est finalement pas si désagréable d’avoir ces parois ;  c’est comme si on était dans nos murs. On peut faire le tour du propriétaire. Mais le matin, à la lumière du jour, on voit bien que notre édifice ne repose sur rien. D’autres que nous en pleureraient, mais on n’y arrive même pas. Et pendant que les passants y jettent leurs vieux mouchoirs, on garde la tête penchée dans notre poubelle, à la recherche d’une nouvelle pièce de notre palais.

 

Éclairage public

Après avoir passé la nuit à refaire le monde dans des cafés enfumés, on prend l’air du petit matin avec l’espoir de jours meilleurs. Alors qu’il fait toujours noir, on croit bon d’acheter la première édition du journal pour la lire au pied d’un éclairage public. Mais à peine veut-on se pencher sur un article, qu’il se trouve aussitôt recouvert des déjections d’un oiseau en train de couver sur la lampe au-dessus de nous.
Ne prenons pas cet incident pour un simple fait divers qui s’inscrirait soudainement dans notre journal. L’état dans lequel nous a mis la nuit nous autorise à croire que cet oiseau nous fait un signe. Les nouvelles du monde sont encore trop fraîches pour voir le jour. On ne pourrait les assumer. Replions sagement notre journal et glissons-le au-dessous de nous pour le couver quelque temps encore dans la chaleur de nos utopies.

 

Stationnement des vélos

Quand on ne retrouve plus de son vélo que la roue avant cadenassée à un poteau, on peut alors apprécier la valeur que l’on donne aux choses. Ce n’est pas tant les merveilleuses balades à bicyclette auxquelles on est attaché, mais bien la combinaison du cadenas dont les chiffres ont été réglés sur les dates de ces beaux jours. Et ça, personne ne nous l’a pris.
Mais le temps passe et un matin, nous nous rendons compte que nous avons oublié la combinaison des jours heureux. Plutôt que de nous apitoyer sur notre sort, nous préférons nous ouvrir aux autres en essayant de déchiffrer le cadenas de leur vélo. Nous ne pensons pourtant pas un instant à la possibilité de nous balader avec leur vélo si par bonheur on le libérait.

 

Abribus

On raconte que la buée qui se dépose sur les parois en verre des abribus fait réapparaître des inscriptions qui auraient été tracées des années plus tôt. Quelques-uns vont même jusqu’à prétendre qu’à l’origine, ces inscriptions auraient été formées dans le sable qui a servi à la fabrication de ces verres. Elles auraient été écrites par tous ceux qui, partis dans le désert à la recherche d’une quelconque vérité, se seraient perdus dans des sables mouvants. Pour ne pas s’enfoncer trop vite, ils auraient tenté de calmer leur agitation en traçant des inscriptions produites par un agréable mouvement de main. Ils ne cherchaient pas à savoir ce qu’ils écrivaient ;  ils voulaient juste trouver les mots qui les retiennent le plus longtemps possible à la surface. Ceux qui en sont revenus passent leur temps à souffler sur les vitres avec l’espoir d’y retrouver leurs inscriptions et d’en comprendre enfin le sens.

 

Jardins publics

Lorsqu'ils ont leur marteau en main, les ferronniers se donnent du courage en se racontant des histoires. Par souci d'efficacité, beaucoup se les disent dans l'alphabet morse : l'alternance de coups lourds et de coups légers de marteau rythme leur travail.
Les soirs d'orage, les ferronniers viennent rôder autour des squares ou des parcs pour lesquels ils ont réalisé les grilles. Ils espèrent que le vent violent les fera battre dans une série de coups lourds et légers, et qu'ainsi ils pourront entendre la suite des histoires qu'ils n’ont pas su finir.

 

Panneaux d’affichage

Parce que le dessin des différentes lettres de notre alphabet s’apparente étrangement aux multiples possibilités de leur morphologie, les Silmovines, fourmis noires de nos régions, sont irrésistiblement attirées par les textes imprimés sur les panneaux d’affichage.
Ainsi, lorsqu’elles ne peuvent échapper au regard soutenu de certains lecteurs, les Silmovines s’immobilisent imperceptiblement en fin de mot, profitant de la mauvaise connaissance actuelle de l’orthographe pour passer inaperçues.

 

Usines

On raconte que le nombre élevé de lucioles dans la région remonte à l’époque où les fours des usines étaient encore tous en activité. Elles venaient des quatre coins du monde, attirées par les silhouettes rougeoyantes des cheminées.
Conscientes de briller, les lucioles ont toujours été aveuglées par l’illusion d’être des guides pour les hommes. Ainsi, alors qu’elles ne font que suivre le mouvement des mains de ceux qui travaillent, elles s’imaginent que ces mêmes mains passent leur temps à suivre leur course éclairante.
Même si cette histoire ne leur paraît pas vraiment crédible, les hommes font semblant d’y croire. Peut-être parce qu’ils ont toujours été attirés par les récits – aussi minuscules soient-ils – qui peuvent rendre leur vie un peu plus lumineuse.

 

Bornes d’incendie

Si on achète une maison, c’est pour essayer de faire comme tout le monde.
Et si nos amis mettent le feu à notre maison, c’est simplement pour savoir si on aura assez confiance en eux pour sauter dans le drap qu’ils nous tendent.
Dès qu’ils nous reçoivent, ils se mettent à rire en se regardant dans les yeux. Ils croient nous avoir retrouvés. Ils secouent le drap de toutes leurs forces pour nous faire sauter dans les airs comme un polichinelle.
On rit aussi, mais pas avec eux. On rit parce qu’à chaque fois qu’ils nous relancent dans les airs, on se sent loin de tout.

 
 

Dans l'inconnu

J'achète le journal. Je vais au café. Je m'assois à une table. Je demande un verre d'eau. J'ouvre le journal à la rubrique des faits divers. Je ne lis pas. J'observe simplement que les caractères de la page ne changent pas ; qu'on n'y parle pas encore de moi. J'ai le sentiment que tant que je maîtrise cette page, rien ne peut m'arriver. Un type en face de moi lit les gros titres de mon journal. Je sens qu'il s'impatiente, qu'il voudrait que je tourne les pages pour lui permettre de continuer sa lecture. Pour ne pas éveiller de soupçon, ou par faiblesse, je tourne les pages. Mais j'ai peur qu'au moment où il aura la rubrique des faits divers sous les yeux, on y parle de moi. Je sors du café. Je ne sais pas encore si c'est pour me rendre ou pour m'enfuir.

 

Je suis assis dans un bureau du commissariat. Un inspecteur est devant moi. Je mens sur tous les points. Je m'empêtre dans mes mensonges. Je transpire à grosses gouttes. Quand j'ai fini de parler, je baisse les yeux. Sur le parquet s'étendent les gouttes de ma transpiration. Ma tête s'y reflète. D'une voix extrêmement douce, l'inspecteur commence à me donner sa version des faits. Il a tout compris. De nervosité, mes pieds font trembler le reflet de mon visage dans ma transpiration. L'image de mes lèvres remue au rythme de la voix suave de l'inspecteur. Je ne suis plus qu'une marionnette qu'il peut replonger à sa guise sur les lieux du crime.

 

« Tu attends Jean dans sa chambre. Tu veux savoir s'il y rentrera seul ou avec Véra. Tu te caches derrière un rideau. Et comme les enfants qui croient disparaître en se couvrant le visage des mains, tu te sens invisible. Tu commences à te détacher de tout. De Jean, de Véra.
Mais quand Jean ouvre la porte, il remarque tout de suite tes pieds. Alors tu ne prends même pas la peine de savoir s'il est avec Véra ou non. Tu écartes le rideau et tu tires. Tu le descends parce qu'il ne t'a pas laissé croire en la transparence des choses.
Tu l'as tué, mais tu veux échapper au destin. Alors tu te couvres le visage des mains, en te cachant derrière le rideau pour que le cadavre de Jean ne se moque pas de tes enfantillages. »

 

« Tu commences à rouler le corps de Jean dans le tapis du salon. Puis tu t'interromps pour t'attarder sur les motifs. On regarde différemment les motifs d'un tapis quand on y roule un mort. On leur porte cette même attention inutile qu'aux articles des vieux journaux utilisés pour emballer un quelconque objet.
Tu passes ton temps dans les motifs du tapis. Ça te distrait. Tu écartes Jean pour suivre leurs dessins. Et tu tombes sur une tache de sang frais. Sa forme t'épouvante, mais tu ne t'affoles pas. Tu as confiance en ton tapis. Tu attends sagement qu'il boive la tache et la fonde dans les autres motifs. Tu te dis que même si quelqu'un voulait le battre, il n'en sortirait jamais que de la poussière. »

 

« Le corps de Jean est dans le coffre, mais tu ne sais pas où l'enterrer. Tout va trop vite. Tu t'en remets au destin, tu laisses aller la voiture là où elle doit aller. Ta seule initiative est de freiner souvent, parce que le rouge des feux arrière te donne l'impression de couvrir celui qui se répand dans ton coffre. Tu restes des heures au volant sans même faire attention à la route ;  tu remarques seulement qu'un piéton croisé à ton départ repasse dans tes phares. Alors tu ouvres la portière et tu te rends compte que le sol ne défile pas. Tu as oublié de mettre la voiture en marche. À part la rotation de la terre, tu n'as pas bougé d'un centimètre. Tu veux faire démarrer la voiture, mais la batterie est presqu'à plat. Il t'en reste juste assez pour appuyer sur la pédale de frein et voir avec soulagement les derniers reflets rouges se répandre sur le sol. »

 

C'est mon procès. Je n'écoute pas. Je regarde voler les mouches.
On pourrait croire que des mouches enfermées dans une pièce se jettent sur les fenêtres par la seule attraction de la lumière. Et pourtant, les vitres leur servent avant tout d'espace de communication. Les mouches, qui ne peuvent s'exprimer par elles-mêmes, écrivent littéralement sur le verre avec une parfaite organisation : les plus grosses frappent le carreau de tout leur corps, émettant ainsi des vibrations variées – l'équivalent de nos consonnes –, les plus frêles parcourent la vitre en de subtils dessins – qui peuvent rappeler nos voyelles.
Outre leur contenu, il reste malheureusement encore à déterminer le ou les destinataires de ces messages. L'homme, vu l'agressivité avec laquelle il met un point final à leur discours ne semblerait pas concerné. Peut-être les mouches s'assènent-elles inlassablement des vérités premières, connues de tous.

 

Me voici en prison. Je partage ma cellule avec un vieil homme. On le remarque à peine en-dessous de la table. Il est recroquevillé dans une drôle de position. Il ne bouge pas. La nuit, je me réveille en sursaut. Dans la semi-pénombre, je crois voir la forme d'un trou par lequel je pourrais m'enfuir. Mais ce n'est que la silhouette du vieil homme. Je le regarde fixement.
Il me faut des mois pour apprendre à faire le trou comme lui. On passe des nuits à se regarder. Quand il ouvre sa bouche sans dent pour parler, elle prend la même forme que lui. Je ne sais même plus si j'écoute toutes ses histoires, tellement je me plonge dans la forme de sa bouche. Et peut-être ne les raconte-t-il que pour se plonger dans mes yeux grands ouverts.

 

« Tout petit – me raconte le vieux – saint Georges quitta son rocher, enfourcha son cheval d'or et partit en quête du dragon. Adulte, il galopait toujours à sa recherche, non plus pour le tuer, mais pour savoir s'il appartenait au monde réel ou à celui de l'enfance. Quand il devint très vieux, il aperçut l'ombre du dragon sur le rocher qui l'avait vu partir. Alors qu'il croyait s'être enfoncé tout droit dans la forêt, il y avait fait un tour presque complet. Mais un précipice infranchissable l'empêchait de boucler la boucle. La ligne de sa vie était courbe comme les fers de son cheval : plus il avançait vers son extrême vieillesse, plus il se rapprochait de sa prime enfance, sans pouvoir cependant combler le vide qui les séparait. S'il voulait retrouver le dragon, il devait revenir sur ses pas et repasser toute sa vie en revue. »

 

« Le dragon – continue le vieux – avait peur que l'on ne crût plus en lui. Il craignait que le monde changeât et que de nouvelles croyances le fissent disparaître. Il était tellement tourné vers le passé qu'il marchait toujours le dos en avant. Mais, s'il était incapable de se mettre dans le sens naturel de la marche et de regarder droit devant lui, il se cherchait désespérément un œil plus averti dans le dos pour envisager l'avenir. Alors, il alla se réfugier sur le rocher de saint Georges et attendit son retour. Saint Georges était le seul capable, d'un seul coup de lance, de le transpercer de part en part, et de créer une ouverture au travers de laquelle le passé et l'avenir pourraient enfin se regarder en face. »

 

Je m'évade. Je m'engage dans la marine marchande pour traverser l'Océan. Je regarde les hommes autour de moi. On pourrait croire qu'ils s'amusent à jouer avec leurs acquis. Quand le temps est calme, chacun à leur tour, ils laissent glisser une pièce d'or dans un verre d'eau. Le premier qui le fait déborder abandonne son argent aux autres. Quand la tempête fait rage, ils se réfugient dans leur cabine et font revenir les souvenirs du pays qu'ils ne reverront peut-être plus jamais. Le premier qui sent les larmes monter abandonne sa fierté aux autres.
On pourrait croire que je m'amuse à regarder jouer les hommes. C'est faux. Je suis comme eux. Mais comme je n'ai plus rien à perdre ou à gagner, je reste dans mon coin et passe mon temps à cracher dans la mer en attendant qu'elle soit suffisamment haute pour me reprendre.

 

Je suis enfin libre. Je vis seul. Et comme toutes les personnes qui vivent seules, j'ai mes petites habitudes. Quand je pars faire les courses, je laisse la radio allumée pour qu'une présence reste dans la maison. Parfois même, quand je rentre, je coupe la radio pour mieux sentir ce qui s'est dit pendant mon absence.
Quoiqu'il arrive, j'essaie toujours de bien passer à côté des choses.

 
 

Dans le cœur historique

Lors de son séjour dans cette maison,
P. Uccello (Pratovecchio, 1397 – Florence, 1475) fixa un crochet légèrement décentré au dos d'une de ses toiles pour que son futur propriétaire en rétablisse chaque matin le fragile équilibre.

 

Lorsqu'il passa sa nuit de noces dans le jardin de cette maison,
E.A. Poe (Boston, 1809 – Baltimore, 1849) attacha solidement les mains de sa femme au tronc d'un jeune et tendre saule pour qu'elle y grave de ses ongles acérés la violence de leurs ébats.
À la fin de sa vie, il consolait sa virilité perdue dans les monumentales cicatrices de l'arbre.

 

Lors de son passage dans cette maison,
N.V. Nijinski (Kiev, 1890 – Londres, 1950) ne put danser comme autrefois sur le disque qui avait bercé son enfance. Il vérifia l'enregistrement, l'interprétation, tout était identique. Seules manquaient les rayures de l'original.

 

Le 14 février 1840, lorsqu'elle entendit au-dessus d'elle le bruit sourd de la fameuse météorite qui devait s'abattre sur cette maison, George Sand (Paris, 1804 – Nohant, 1876) pressentit qu'elle allait en être la victime.
Résignée, sa dernière pensée fut pour Alfred de Musset (Paris, 1810 – id. 1857), qu'elle avait pourtant lâchement abandonné cinq ans auparavant. Le soudain rappel, en ce moment fatal, de l'exécrable comportement qu'elle avait eu vis-à-vis du pauvre Alfred, réveilla en elle un tel sentiment de dégoût qu'un violent soubresaut de répulsion envers elle-même la parcourut et l'écarta miraculeusement du danger.

 

Lors de son séjour dans cette maison,
L.F. Céline (Courbevoie, 1894 – Meudon, 1961) ne se lava jamais les mains avant d'utiliser sa machine à écrire. À son cinquième roman, recouvert de crasse et de sueur de bout des doigts, le clavier devint quasiment illisible. Deux touches délaissées brisaient cependant l'alignement noirci d'empreintes digitales : le Z et le W.
Pour rétablir l'équilibre de la patine organique de sa machine, Céline tapait des pages entières de Z et de W ; des ZW, des WZ, des ZZ et des WW.

 

En janvier 1882, à la suite d'un enlèvement toujours inexpliqué, R. L. Stevenson (Édimbourg, 1850 – Vailima, 1894) fut enfermé et attaché durant plus d'une semaine dans une cave de cette maison.
Les premiers jours de sa séquestration, en l'absence de tout contact avec ses ravisseurs, il passa son temps à essayer de dénouer le bandeau qui l'empêchait d'identifier l'endroit où il était retenu.
Lorsqu'au bout du troisième jour, il parvint enfin à s'en débarrasser, Stevenson eut la chance de découvrir – après un temps d'adaptation à l'obscurité ambiante – que l'aspect général de sa prison se révélait pratiquement conforme à celle qu'il s'était représentée mentalement durant son aveuglement forcé. La seule différence fut que, les yeux ouverts, il ne sentait plus cette présence imaginaire qu'il avait continuellement supposée à ses côtés les jours précédents.
Au sixième jour, la solitude l'accabla tellement qu'il décida de remettre son bandeau.

 

Lors de son séjour dans cette maison,
N. Poussin (Andelys, 1594 – Rome, 1665) peignit pour une création oubliée de P. Corneille (Rouen, 1606 – Paris, 1684) un rideau de scène si vivant que les acteurs décidèrent de jouer en ombre chinoise derrière lui.

 

Sur la terrasse de cette maison,
J.-B. Carpeaux (Valenciennes, 1827 – Courbevoie, 1875) érigea un « saint François parlant aux oiseaux » en marbre de Carrare. Chaque semaine, il déposait un petit sachet de graines sur la paume des mains tendues de la statue.
Le jour de la mort de Carpeaux, les avant-bras du saint tombèrent, rongés par la fiente.

 

Lors de son séjour dans cette maison,
N. V. Gogol (Storotchinsky, 1809 – Moscou, 1852) écrivit la biographie d'un déséquilibré, plia le brouillon de son manuscrit en quatre et le glissa sous le pied trop court de sa table de travail.

 

Dans le parc de cette mairie,
Aristide Maillol (Banyuls-sur-Mer, 1861 – id. 1944) conçut une Vénus en pierre dont les formes devaient être exclusivement taillées par la seule force de jets d'eau savamment canalisés.
Mais lorsqu'à l'inauguration, on coupa les eaux pour découvrir la déesse surgissant des flots, les officiels la jugèrent tellement impudique qu'ils décidèrent de rouvrir les eaux jusqu'à ce qu'elle recouvre un aspect plus décent.

 

Lors de son séjour dans cette maison,
G. Courbet (Ornans 1819, – La Tour de Peilz, 1877) aimait tellement parler de ses œuvres qu'il décida d'incendier son atelier pour que ses toiles ne viennent plus perturber ses commentaires.

 
 

Au cimetière

Ci-gît Hubert C... (1861 – 1910)
Hubert C... avait toujours nourri l'espoir de porter un regard sur lui-même sans aucune aide extérieure. Finalement, le 8 mars 1910, il plaça ses mains sur toute l'étendue de son visage, en exerçant une telle pression que le sang comprimé dans ses paumes retint une fraction de seconde le dessin de ses traits les plus marquants. Mais lorsqu'il entreprit de voir son cou selon le même procédé, l'irréparable se produisit.

 

Ci-gît Etienne D... (1843 – 1895)
Avant chacune de ses entrées en scène, pour souligner son exceptionnelle puissance vocale, le ténor Etienne D... avait pris l'habitude de faire allumer dans la salle une multitude de petites bougies qui, sous l'action d'employés habilement dissimulés, devaient s'éteindre dès qu'il ouvrait la bouche.
Le 7 juillet 1975, suite à une fausse manoeuvre, un incendie se déclara et gagna rapidement la salle tout entière. D... continua de chanter avec conviction ; il reconnut même, assis parmi les flammes, un carré d'inconditionnels.

 

Monument à Véronique D... (1882 – 1913)
Lorsque les concepteurs du nouveau transatlantique anglais proposèrent à la merveilleuse actrice Véronique D... d'incarner « Britannia » pour la statue de leur proue, celle-ci refusa qu'une réplique d'elle-même, en bois de surcroît, lui volât le plus beau rôle de sa carrière et les persuada aussitôt de la fixer elle, en chair et en os, à la tête du bâtiment.
Malheureusement, le 19 novembre 1913, au cours de sa première traversée, les glaces meurtrières précipitèrent le « Britannia » au fond des flots. À l'arrivée des sauveteurs, la mer ne laissa plus paraître du drame que l'empreinte du corps de Véronique gravée à la pointe d'un iceberg dérivant vers les mers du Sud.

 

Ci-gît Henry L... (1593 – 1648)
Le 25 juin 1648, L... revint au pays avec la ferme intention de modifier les unités de poids et de mesure alors en vigueur. On le pendit sur-le-champ au bout d'une longue corde.

 

Monument aux Indiens M... (Fin du XIXe siècle, Iowa – Amérique du Nord)
Depuis toujours, les indiens M... marchaient en parfait accord avec le monde des formes étranges que pouvait dessiner leur « Umbria », l'ombre projetée de leur corps sur le sol.
Mais lorsqu'en 1885 – date du début de leur persécution par les colons –, ils se réfugièrent dans le grand Nord, l'inclinaison tellement plus marquée du soleil local leur greffa une « Umbria » si épouvantablement démesurée que, sous l'emprise de la terreur, ils firent irrémédiablement disparaître le corps qui en était la cause.

 

Ci-gît Geneviève M... (1885 – 1907)
Le matin du 28 décembre 1907, debout dans sa chambre glacée, Geneviève M... tenta de se farder. Les cheveux finement noués en arrière, elle parvint à dessiner le contour de ses yeux mi-clos, esquissa même la frontière élargie des pommettes. Mais lorsque le pinceau approcha ses lèvres entrouvertes, son visage disparut dans l'épaisse buée déposée sur le miroir par le souffle brûlant que rythmait sa poitrine découverte. C'est alors qu'elle décida de retenir sa respiration pour achever son interminable séance de maquillage.

 

Ci-gît Joseph M... (1889 – 1912)
Parce qu'il refusait obstinément l'idée que sa croissance puisse s'arrêter un jour, Joseph M... décida à l'âge de vingt ans de ne jamais plus toucher à un seul de ses cheveux, ongles ou poils de barbe.
Mais il perdit malheureusement toutes ses illusions lorsque le 18 mai 1912, son aspect extérieur l'ayant depuis longtemps réduit à une vie marginale et criminelle, on l'envoya à l'échafaud.

 

Ci-gît Louis R... (1752 – 1803)
Grand contestataire de la politique agraire de son époque, R... fut condamné le 6 juin 1793 à dix ans ferme d'exil. Lorsqu'il fut de retour au pays, il fit semblant de signer son repentir en mangeant une pleine poignée de la terre qu'il venait de fouler.
Porté par l'enthousiasme des officiels, il affirma son intention de se nourrir exclusivement de celle-ci.
R... avait tout prévu : dix jours après sa joyeuse entrée, victime d'une obstruction intestinale, il mourut en martyr, tué par le mauvais état d'une terre dont il fallait absolument reconsidérer l'organisation.

 

Ci-gît Fabrice R… (1932 –1963)
Le 6 avril 1956, le jeune père Fabrice R..., victime d'un rhume naissant, prononça son premier sermon presqu'aphone. Il reconnut si intimement dans le trouble physique de sa voix la présence miraculeuse de celle de Dieu, qu'il décida de supprimer le chauffage de l'église pour préserver son chant rauque de la vérité.
Le 11 février 1963, tandis que le bâtiment, déserté de ses fidèles, s'altérait dangereusement, le père R... découvrit enfin, dans une ultime quinte de toux, le souffle ardent du Seigneur.

 

Ci-gît Hubert D... (1932 –1963)
Au terme de son existence, le biologiste Hubert D… se sentait continuellement épié par d'hypothétiques espions. La nuit, pour mieux cerner ce qu'il croyait être des bruits de pas rôdant autour de sa maison, il collait son oreille au dos d'un verre qu'il plaçait contre les murs de sa chambre.
Mais le 8 décembre 1836, il capta des battements extérieurs si inhabituellement prononcés qu'il prit peur ; et comme la cadence des pas intrus semblait s'accélérer au même rythme que son affolement, son cœur s'emballa.
Il était malheureusement trop tard lorsqu'il s'aperçut qu'il tenait son verre à l'envers.

 

Monument aux Femmes W… (Afrique australe – XIXe siècle)
Au temps des W..., les maris jaloux avaient coutume d'incruster joliment le corps de leur femme de minuscules fragments d'une pierre volcanique capable de se réchauffer violemment – jusqu'à provoquer d'intenses brûlures – sous l'impulsion d'une brusque accélération cardiaque due à une émotion trop intense.
Si, pendant des années, les W... infidèles parvinrent à ne céder au feu de leur passion qu'à la saison des pluies, aucune d'entre elles ne résista à l'interminable sécheresse de 1899.

 
 

Dans l'île

Au lendemain de sa douloureuse rupture avec Catherine de Sélys, Oskar Serti se réfugia dans cette île.
Durant son séjour, Oskar fut hanté par le désir de comprendre ce qui venait de lui arriver. Il passait ses journées à faire le tour de l'île, s'arrêtant systématiquement de longues minutes toujours aux mêmes points de vue. À aucun moment, il ne s'aperçut que des paparazzis le prenaient en photo. Heureusement, vu la mauvaise qualité des photos en question, aucun journal n'en voulut. Dix ans plus tard, je pus les racheter à bas prix. Ces photos avaient beaucoup de valeur à mes yeux, car même si je n'ai jamais vécu de rupture digne de celle d'Oskar, je voulais retrouver sur l'île ces fameux points de vue d'où il avait tant chercher à comprendre.

 

Sur une photo, la joue droite d'Oskar, tournée vers le grand large, semble porter une cicatrice récente. Mais pourquoi diable Oskar, affublé d'une telle plaie, s'est-il arrêté ici, à l'endroit de l'île le plus exposé aux sels marins, lorsque l'on connaît leur capacité sans égale à raviver les blessures ? M'étant au préalable éraflé le visage – beaucoup plus légèrement qu'Oskar, je l'avoue –, je me retrouvai à sa place. Au bout d'un instant, grâce à la forte présence saline, je sentis mon insignifiante coupure grandir en moi avec une puissance vertigineuse. Des vagues de douleur inondèrent bientôt tous les points sensibles de mon visage jusqu'à modifier la perception que je pouvais en avoir. Après cinq minutes, je crus bien qu'une nouvelle tête s'était substituée à la mienne et m'étonnais de ce que je puisse avoir si mal.

 

Ici, Oskar apparaît comme revêtu d'une veste de smoking si froissée qu'il aurait pu la porter sans arrêt depuis plusieurs jours. Autour de lui, on dirait que la pluie tombe dru. Mais comment Oskar aurait-il pu supporter l'ingratitude d'un tel climat dans une tenue aussi peu appropriée ?
Lorsque, par un jour de bruine, je me mis à sa place, il ne fallut pas dix minutes pour que je sois trempé jusqu'aux os. Mes vêtements, imbibés d'eau, me collaient à la peau et leur étreinte sur mon corps fut telle, qu'un instant j'eus comme le réconfort de me sentir enlacé par quelqu'un d'autre.

 

Sur une photo le présentant à cette place, Oskar – qui semble parler tout seul – porte une veste maculée de taches blanchâtres. On pourrait déceler leur origine au-dessus de la tête d'Oskar, où semblent se rassembler des goélands trop familiers. Mais comment Oskar aurait-il pu supporter le comportement de tels animaux ?
Un jour, je rencontrai quelques mouettes à ce même endroit. Après un quart d'heure, et à ma grande surprise, leurs cris ininterrompus changèrent de tonalité et me firent entendre comme un mot. D'abord inconnu, celui-ci se précisa puis se répéta jusqu'à l'obsession : « salîîîgaud, salîîîgaud ».
Une irrésistible envie me poussait à leur répondre, mais connaissant les mauvaises manières de mes interlocutrices, je ne me risquai pas à lever la tête. J'essayai alors, malgré leurs appels obstinés, de les oublier en m'imaginant qu'il ne s'agissait pas d'un jugement, mais de simples cris.

 

À cet endroit, l'ombre portée d'Oskar est tellement marquée qu'il devait se trouver en plein soleil. Pourtant, ses yeux semblent grands ouverts. Comment, dans ces conditions, aurait-il pu ne pas être dangereusement aveuglé par ce trop-plein de lumière ?
Un après-midi, je m'étais arrêté ici-même lorsqu'un reflet du soleil dans la mer m'éblouit si violemment que l'instant d'après, devenu insensible aux couleurs, je fus plongé dans un blanc si intense qu'aucune image ne parvint plus à s'y accrocher. Je rouvris les paupières, et le même reflet me saisit à nouveau. Après vingt minutes d'étude de ce phénomène, seul le souvenir de mes précédents passages m'aida à retrouver mon chemin.

 

Peut-être est-ce dû à la mauvaise qualité de la photo, mais à cet endroit, Oskar semble pâle comme la mort. Au vu du rocher particulièrement élevé d'où il se tient, la chose serait d'ailleurs parfaitement compréhensible. Mais pourquoi Oskar se serait-il mis dans une situation aussi périlleuse ?
Lorsque je voulus m'approcher de cet emplacement, une peur incontrôlable m'empêcha d'atteindre mon objectif du premier coup et me contraignit à une bonne heure de tentatives avortées avant de surmonter mon vertige et de réussir enfin à m'installer sur le même éperon qu'Oskar. Malheureusement, la joie d'avoir pu le rejoindre fut telle qu'elle jugula ma peur et m'empêcha de retrouver les émotions qu'il y éprouva.

 

Je me souviens être venu ici un matin de légère brise. Alors qu'en promenade, je me débats généralement pour maîtriser le va-et-vient des différents niveaux de pensées qui s'entrecroisent au rythme de mes pas, ce jour-là, le vent qui sifflait continuellement dans mes oreilles m'enleva toute concentration et fit s'échapper mes idées une à une. À la fin, je ne savais même plus pourquoi j'étais là. Sur le chemin du retour, le calme revenu, je me rappelai d'Oskar photographié à cette place. Ses cheveux ébouriffés par un vent soufflant en rafale laissaient apparaître des sourcils tellement froncés qu'il donnait l'impression – malgré la bourrasque – d'être parvenu à retenir un minimum de matière à réflexion et de s'y accrocher avec une volonté farouche.

 

Tel qu'il apparaît à cette place, Oskar semble avoir retroussé les jambes de son pantalon. C'est vrai que d'ici, à marée basse, on a un peu de temps pour rejoindre à pied la terre ferme. Cependant, la mer est tellement haute à l'arrière-plan de la photo qu'elle donne à Oskar au moins trois heures d'attente.
Un jour, espérant emprunter ici le même mode de passage, je fus également surpris par le niveau de la mer. Pour tuer le temps, je me mis à compter tout bas. Mais après une quarantaine de minutes, j'atteignis un nombre tellement astronomique, que le simple fait de concevoir celui qui tomberait au moment de passer m'effraya. Je décidai alors, pour une meilleure maîtrise de la situation, de choisir moi-même un nombre, exagérément élevé, puis de décompter.
Malheureusement, au cours de cette opération, je fus tellement concentré sur mon sujet que lorsque j'arrivai enfin à zéro, ma chance venait de passer.

 
 

En pèlerinage

Avant d’entrer à l’église Saint-G…, je m’agenouillai ici pour relacer mes chaussures. Je me rendis alors compte que cela faisait des mois que je ne les avais plus lacées. Comme si j’avais eu besoin de vivre avec l’impression qu’à tout moment, une catastrophe pouvait m’arriver. Ce n’était pourtant pas tellement cette constatation qui me troublait, mais bien le fait que si je venais de renouer mes lacets, c’était peut-être que je n’avais plus à provoquer le destin pour qu’il se manifestât, et que l’apocalypse allait certainement me tomber dessus à l’intérieur de l’église.
Heureusement, dans le tumulte de mes pensées, j’avais distraitement réuni mes deux lacets dans un même nœud, et la chute qui s’ensuivit m’empêcha d’achever ma visite.

 

Alors que je m’approchais de la collégiale Notre-Dame de B… après trois jours de marche, de lourds nuages passaient tellement près du clocher que j’eus l’impression – la fatigue aidant – qu’ils allaient faire tomber l’édifice dans la vallée. Je ne bougeai pas, comme si le fait d’entrer dans le bâtiment allait accentuer les risques de basculement. Je restai à cet endroit pour faire contrepoids.
Je dormis sur place en espérant bien que le poids de ma fatigue sauverait la situation. Seul l’orage qui éclata parvint à me réveiller. L’eau qui coulait sur mon visage me rendit toute ma fraîcheur, mais le rideau de pluie était si dense que je ne parvins pas à voir si Notre-Dame était toujours là.

 

Les Vulmi Legere, derniers passereaux de nos vallées, installent généralement leur nid à la pointe des églises. Victimes de l’envergure démesurée de leurs ailes, ils sont condamnés à ne jamais toucher le sol.
Cette approche des éléments a considérablement modifié leur comportement au point de mettre l’espèce tout entière en péril. En effet, lors de chaque nouvelle naissance, les parents manifestent un tel sentiment d’émerveillement devant l’aisance avec laquelle certains de leurs petits – tombés accidentellement du nid – réussissent à s’écraser au sol, qu’ils poussent le restant de la couvée à partager cet état de grâce.

 

Devant Sainte-V…, je découvris le fameux « Arbre à clous » sur lequel – suivant une superstition profondément ancrée – les gens de la région venaient exorciser leur mal en enfonçant un clou qu’ils avaient auparavant posé à l’endroit de leur douleur.
Dans un élan de solidarité, je voulus partager le poids de cette souffrance populaire et m’allongeai au pied de l’arbre pour y faire la sieste.
À mon réveil, mes cheveux étaient tellement emmêlés dans les clous que je dus me les arracher pour retrouver la liberté. Mais à ma grande surprise, je ne ressentis pas le moindre mal, comme si le fait d’avoir précédemment mis mon cuir chevelu en contact avec les clous avait éloigné la douleur.
Je m’en allai pourtant rongé par le sentiment d’avoir involontairement détourné à mon propre avantage le pouvoir de clous plantés par d’autres ;  et ne pus m’empêcher, les jours suivants, de venir m’excuser auprès des gens de la région dont une ancienne douleur semblait s’être subitement réveillée.

 

Juste avant d’entrer dans la chapelle Saint-L…, je fus tellement séduit par son aspect que, même si je ne les avais pas encore vues, je m’imaginai la merveille que devaient être les fresques à l’intérieur. Je sentis aussitôt le danger que pouvait représenter pour elles l’affluence de milliers de visiteurs s’ils étaient mieux informés de leur existence.
La seule solution était, comme pour Lascaux, d’en créer une copie. Je me trouvais ici-même, et commençai à me figurer cette copie tout autour de moi. Mais la fresque qui apparut dans ma tête dévoila des milliers de visages de moi-même. Leur bouche grande ouverte me prenait tout mon oxygène.

 

Je me dirigeai le cœur léger vers Notre-Dame de S… Je me sentais tellement serein que j’imaginai rester dans cet état jusqu’à la fin de mes jours. L’idée même de mon âge devint une notion si flottante, qu’une angoisse m’étreignit soudain : j’avais l’impression qu’au moment de pousser la porte de l’église, je pourrais très bien avoir quarante ans de plus et me retrouver au seuil de la mort, ou quarante ans de moins et me retrouver sur les fonts baptismaux.
Je m’arrêtai ici et attendis qu’un événement me fasse revenir à moi. J’entendis les cloches sonner. Je demandais simplement qu’elles m’indiquent l’heure, mais il y avait tellement de coups, qu’elles ne pouvaient annoncer qu’un baptême ou un enterrement.

 

Je m’étais arrêté quelques instants à cette place avant de pénétrer dans la cathédrale Sainte-C… Je savais ce que ce lieu avait contenu d’ossements humains. Si je ne voulais pas être emporté par le poids de tant de morts, il fallait que j’y entre avec le poids de mes propres morts. Je convoquai alors mentalement les membres de ma famille ou de mes amis qui avaient disparu. Mais, soit parce que je pressentais qu’ils ne feraient pas le poids, soit parce que j’avais l’impression de les prendre en otage, cet exercice me laissa un goût amer en bouche. Je tentai alors d’imaginer toutes les morts qui pourraient m’arriver. Mais cela m’entraîna dans un nombre tellement infini de situations, que si j’avais voulu prendre le temps de toutes les entrevoir, je serais resté à cette place jusqu’à ma mort.

 

Devant Notre-Dame de L…, je reconnus l’arbre qui avait servi de modèle pour le magnifique tableau intitulé « Le prophète » qui se trouvait à l’intérieur de l’église. La perspective de faire partie intégrante d’un tableau me poussa à venir m’allonger au pied de l’arbre dans la même position que le personnage qui y était représenté.
Mais après quelques minutes, je me sentis envahi par une colonne de fourmis. Je me rendis alors compte que ce que j’avais toujours pris pour une craquelure dans le bas de la toile, représentait en fait le passage des insectes sur les jambes du personnage. Préférant ne pas prendre le risque de vérifier l’origine des autres craquelures qui recouvraient le personnage, je me levai en catastrophe et poursuivis mon chemin.

 

Alors que je m’apprêtais à découvrir la basilique Saint-S…, j’aperçus quelqu’un en sortir et s’arrêter ici pour se frotter l’œil avec insistance. Comme si, à force d’avoir levé les yeux vers les fresques de la voûte, une particule peinte lui était tombée dedans. Aussitôt qu’il partit – visiblement soulagé – je vins à sa place à la recherche de cette particule qui me permettrait également d’avoir un contact privilégié avec la fresque. Dès que je voyais une poussière ressemblant un tant soit peu à celle que j’imaginais être la bonne, je me la plaçais dans l’œil. Mais toutes me procurèrent le même effet d’éblouissement. Je finis par me demander si tous les visiteurs qui avaient reçu dans l’œil une particule tombée de la voûte n’étaient pas venus s’en débarrasser ici-même.

 
 

Au musée

Oskar Serti et Catherine de Sélys marchaient dans la rue quand, surpris par un violent orage, ils se précipitèrent dans le premier bâtiment venu pour se mettre à l’abri de la pluie et du vent. Malheureusement, lorsqu’ils se rendirent compte de leur irruption dans un musée, tous deux se sentirent profondément troublés par cette situation inopinée. Ils songèrent en effet aussitôt à leur maître à penser, le peintre Pierre Lipart, qui était mort six mois plus tôt sans jamais être parvenu à exposer la moindre toile. Depuis cette navrante disparition, l’un et l’autre n’avaient plus jamais remis les pieds dans un lieu d’exposition, nourrissant une profonde rancœur contre toutes les œuvres qui, à leurs yeux, prenaient la place de celles de Lipart.
Mais comme la pluie redoublait d’intensité, ils entrèrent dans les salles pour y découvrir les toiles qui y étaient exposées.

 

Dès qu’il s’arrêta ici, Serti ressentit un élancement aigu au sommet du crâne ;
mais il ne s’en étonna pas trop, tant ses appréhensions de revoir une peinture étaient grandes.
Cette douleur se reproduisit à intervalles réguliers, puis s’ensuivit une cadence de plus en plus infernale qui lui donna l’impression d’avoir le crâne perforé.
Petit à petit, sous l’effet de ce martèlement, les images contenues dans les toiles s’inscrivirent avec insistance au plus profond de lui-même. Elles prirent une perspective, une transparence, une coloration tellement hallucinante, qu’en comparaison, même les œuvres de Lipart lui parurent bien pâles.

 

Serti ressenti le même martèlement à cette place. En posant la main à l’endroit de la douleur, il découvrit son crâne détrempé et comprit aussitôt l’origine de cette névralgie si troublante : l’orage avait provoqué des infiltrations d’eau qui, goutte-à-goutte, du haut de la verrière, lui tombait inlassablement sur la tête.
Espérant poursuivre la visite de l’exposition avec la même acuité, Serti décida de rester encore un instant à sa place, afin de profiter pleinement de l’état de choc que les gouttes provoquaient en lui.

 

Catherine de Sélys vint ici pour jeter un regard furtif sur l’exposition. Mais contrairement à ce qu’elle s’imaginait, elle se sentit attirée par les toiles qu’elle regardait. Après un temps, elle fut même surprise d’éprouver en leur présence un sentiment proche de la sérénité, qui parvint à gommer d’un trait le douloureux souvenir de Pierre Lipart.
Catherine comprit alors que, pour la première fois depuis la disparition de Lipart, elle découvrait une exposition sans être gavée de ses inévitables commentaires, et ce constat, loin d’être un regret, lui faisait enfin prendre conscience – après des années d’admiration béate – de la futilité de ces bavardages, en regard des merveilleux silences d’Oskar.

 

Lorsqu’il poursuivit sa visite, Oskar Serti aperçut au fond de la salle une petite flaque d’eau qui trahissait une autre fuite dans la verrière. Il eut aussitôt l’idée d’y emmener Catherine à son insu, et de la soumettre, elle aussi, à l’épreuve de la goutte. Serti se rendit compte avec fébrilité que, si jamais il parvenait à lui faire partager les intenses émotions picturales qu’il venait de vivre, il tenait là une formidable occasion de se prouver que Pierre Lipart – dont les prétentions intellectuelles l’avaient finalement toujours un peu agacé – n’était pas le seul dépositaire de l’initiation artistique de Catherine.

 

Alors qu’elle traversait la salle, Catherine de Sélys découvrit soudain le visage inondé d’Oskar. Imaginant le pauvre sous le coup d’une trop forte émotion, elle supposa qu’il n’était pas encore rétabli de la mort de Pierre Lipart, et l’état dans lequel elle le trouva la remit brutalement en question :
— Oserait-elle jamais lui avouer cette impression de soulagement qu’elle venait de connaître envers la disparition de Lipart ?
— Oskar ne risquait-il pas d’être déçu par son attitude et de s’éloigner d’elle ?
Catherine se sentit plonger dans le plus complet désarroi.

 

Dès qu’elle se retrouva à cette place, Catherine de Sélys vit son chemisier se couvrir de petites taches de la même couleur brunâtre qu’employait Lipart pour la plupart de ses compositions. Catherine se doutait bien que ces taches provenaient des gouttes d’eau qui, sous la violence de l’orage, tombaient de la charpente rouillée de la verrière. Mais elle ne pouvait pourtant s’empêcher de voir dans ce phénomène le signe d’une vengeance posthume de Lipart qui, vexé d’être renié, se serait amusé à la barbouiller comme un de ses tableaux.
N’osant confesser son trouble à Oskar, Catherine tenta d’oublier ses idées noires dans les toiles qu’elle avait sous les yeux. Elle les regarda avec une telle intensité, qu’elle parvint à trouver dans leur présence un certain réconfort qui lui donna l’envie de découvrir les autres toiles de l’exposition.

 

Lorsqu’il s’arrêta ici, Serti remarqua à sa grande déception que les gouttes d’eau qu’il souhaitait voir s’égrener sur la tête de Catherine, manquaient leur cible et s’écrasaient lamentablement sur son chemisier.
Mais lorsqu’il constata que malgré l’absence de choc sur le crâne, Catherine parvenait à frémir devant les toiles, Serti se remit sérieusement en question :
— Comment Catherine parvenait-elle à succomber à la magie d’un tableau sans l’aide de personne ?
— Quel intérêt Catherine pouvait-elle encore lui trouver, puisqu’elle n’avait pas besoin de lui pour goûter à la beauté des choses ?
Ayant définitivement abandonné l’espoir de se substituer à Lipart, Serti se sentit plonger dans le désarroi le plus complet.

 

Lorsqu’il s’adossa contre la cimaise qui se trouvait autrefois ici, et même s’il ne s’estimait plus capable d’apporter quoi que ce fût à Catherine, Serti voulut
mettre tout en œuvre pour garder l’espoir qu’elle pût encore lui témoigner un minimum de considération : il se colla contre le mur à la suite des toiles exposées, et retint profondément son souffle afin d’être le plus plat possible.
Serti pensait donner ainsi à Catherine, ne fût-ce-qu’une fraction de seconde, l’occasion de le regarder comme un de ces tableaux de l’exposition qui avaient éveillé en elle tant d’émotions.

 
 

Au jardin des plantes

Foijoi Sainte-Marie (Santarem – Portugal)

Jusqu’à présent, les graines de Foijoi Sainte-Marie sont extraites des rives du Tage pour composer les chapelets des jeunes paysannes qui, la veille de leur mariage, en gage de fécondité, disent leur rosaire jusqu’à ce que les graines les plus vives, enrobées continuellement dans la terre moite qui recouvre leurs mains, éclosent.
À leur mort, leurs enfants reconnaissants placent dans un pot de terre les graines du chapelet qui n’ont jamais pu germer entre les mains de leur mère.

 

Tallandier (Ardennes)

Les Tallandiers sont des arbres creux que l’on trouve essentiellement sur les décombres de champs de bataille. Une légende veut qu’ils poussent là où les soldats morts au combat ont rendu leur dernier souffle. En vieillissant, les Tallandiers mettent tout en œuvre pour se refermer sur leur creux. Mais cela ne se fait pas sans mal, car les anciens combattants ne veulent pas perdre leur habitude d’y enfoncer la tête pour crier toutes les horreurs rencontrées à la guerre.

Foijoi Réservé (Liège – Belgique)

Jusqu’à présent, les graines de Foijoi Réservé, qui n’ont aucune qualité particulière, sont semées en grand nombre dans les potagers pour sustenter l’appétit des oiseaux voraces et les détourner des véritables plantations.
Généralement, les Foijoi qui échappent au carnage préfèrent ne pas éclore afin de préserver le seul intérêt qu’on leur porte.

 

Oisilo d’Intérieur (Paris – France)

Jusqu’à présent, les graines d’Oisilo d’Intérieur nourrissent un tel sentiment de dépendance vis-à-vis de la race humaine, que seule la terre qui s’est glissée sous les ongles de ceux qui la travaillent leur permet d’éclore.

 

Reumier (Touraine)

Une tradition voulait que lorsqu’on avait la chance de posséder un peu de terre, on plantât des Reumiers à la naissance d’une fille pour lui constituer une dot.
Dès que la jeune fille ne pouvait plus entourer leur tronc de ses bras, cela voulait dire qu’ils avaient atteint leur taille adulte et que l’on pouvait les couper. On les utilisait alors comme charpente pour construire la maison des nouveaux mariés.
Mais les garçons du pays réfléchissaient à deux fois avant de s’engager, car ils s’imaginaient que dès qu’ils se sentiraient un peu à l’étroit dans les bras de leur promise, celle-ci n’hésiterait pas à les abattre sur le champ.

 

Aurélia Sonotrope (plante grimpante urbaine – Nantes )

Grâce à ses feuilles pavilloscopiques, l’Aurélia Sonotrope capte les sons environnants, dont les vibrations sont nécessaires à sa bonne croissance.
Les premières années, ses racines apparentes grandiront dans le bourdonnement sourd de la ville, puis chacune de ses pousses se sensibilisera à un son particulier et ne tendra ses feuilles que pour mieux distinguer ce son dans le bruit ambiant.
Mais cet exceptionnel sens de l’adaptation peut fragiliser l’Aurélia. De plus en plus de feuilles possèdent en effet une telle sensibilité acoustique que, en présence des micro-sons qu’elles génèrent à la naissance en se dépliant, elles se referment aussitôt sur elles-mêmes pour mieux les écouter. Elles demeureront alors indéfiniment prostrées dans leur position originelle.

 

Oisilo précoce (Pays baltes)

Jusqu’à présent, les graines d’Oisilo Précoce, qui éclosent en hiver, éprouvent un tel besoin de chaleur qu’elles dirigent leurs bourgeons vers le centre de la terre.
À chaque nouvelle génération, les Oisilos s’enfoncent un peu plus bas, jusqu’à l’incinération fatale.

 

Termes (Lorraine)

Seule la plus haute branche du Termes porte des fruits. À chaque saison, le bruit que les plus mûrs d’entre eux provoquent en s’écrasant au sol, informe l’arbre de la hauteur des branches les plus élevées. Dès qu’il est en présence d’une certaine résonance, il sait qu’il doit arrêter sa croissance. Il s’agit de rester très vigilant lorsqu’un troupeau de vaches prend l’habitude de se regrouper au pied d’un Termes arrivant à taille adulte. Les vaches, qui demandent toujours plus d’ombre en été, se placent au-dessous des fruits susceptibles de tomber et assourdissent ainsi le bruit de leur chute afin de donner à l’arbre l’illusion qu’il doit encore grandir.
Et comme un fils poussé par ses parents à aller toujours plus haut pour les mettre à l’abri de leurs angoisses, le Termes croîtra au-delà du raisonnable. Au moindre coup de vent, il s’écroulera de tout son long sur les vaches dont la présence amortira inutilement le bruit de la chute.

Otoini Malingre (Bolzano – Italie)

Jusqu’à présent, les graines d’Otoini Malingre n’ont pu échapper aux Ilnis. Ces insectes parasites profitent de leur ressemblance avec la plupart des pousses pour se nourrir d’une graine tout en lui donnant l’illusion de croissance.

 

Buddleia, dit « arbre aux papillons » (sud de l’Angleterre)

Beaucoup de papillons, obsédés par la fugacité de leur vie, tentent de mettre fin eux-mêmes à leurs jours. Ainsi, ils se dirigent vers des routes au trafic intense et attendent la voiture fatale. Mais le déplacement d’air provoqué par le passage des véhicules fait envoler leur corps trop léger, les empêchant d’atteindre leur objectif.
Avec l’énergie du désespoir, ils regagnent alors l’intérieur des terres, intensifient les couleurs de leurs ailes et séduisent le premier insecte compact qu’ils rencontrent : mouche bleue, coccinelle ou hanneton. Ceux-ci ne résistent pas longtemps aux charmes violents des papillons qu’ils suivent aveuglément jusqu’au milieu d’une bande de circulation. Là, les papillons se laissent étreindre par leurs victimes, puis referment doucement les ailes sur eux, les entraînant dans leur chute.

 

Palamire (Afrique australe)

La position des branches de Palamire offre l’avantage, lors de la montée dans l’arbre, de faciliter le mouvement ascensionnel de notre corps.
En revanche, dès que l’on veut descendre, leur emplacement se brouille dans notre esprit, et l’on s’y empêtre comme dans une toile.
Il faut donc monter sans arrêt. On ne se rendra même pas compte que l’on est arrivé au sommet, car la dynamique produite par l’implantation des branches s’inverse insensiblement à la cîme ;  et tandis que l’on sera occupé à descendre, on croira que l’on est toujours en train de monter. On atteindra alors le pied de l’arbre avec le sentiment obscur de dominer la forêt.