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L’image était si petite à l’écran de mon ordinateur que je me suis fié à sa légende. Frottage du plancher du dernier baraquement d’Ossip Mandelstam. Fac-similé noir & blanc sur papier Japon, 65 x 120cm, Moscou 1993. Édition numérotée 129 sur 250. Occasion. État : médiocre. Prix : 85€. Livraison dans les 5 jours certifiée Amazon.

Le frottage est une technique rudimentaire : il suffit de crayonner une feuille de papier déposée sur une surface donnée (généralement du bois). Le dessin apparaît comme par magie, il est une sorte de radiographie révélant avec une même densité tout ce que le crayon rencontre. Cachés dans les veines du bois, on découvre une griffure, un chapelet de petits trous de vers, un long cheveu, la tête d’un clou, une forme indéterminée. Tous les événements de la vie de l’élément frotté, petits ou grands, y reçoivent une parfaite égalité de traitement.
À la réception du colis, je n’ai pu que constater le mauvais état de l’édition. Une traduction anglaise avait été collée de travers sur le texte cyrillique du dos du boîtier.

Contrairement à ce que je pensais, le frottage n’avait pas été réalisé par Mandelstam lui-même, mais par un de ses compagnons de détention, Wisily Askroumenkov. Cet homme avait décidé, peu après la mort par épuisement de Mandelstam, de garder un souvenir du plancher sur lequel le poète leur avait raconté tant d’histoires. Dans le court texte de présentation, Askroumenkov explique avec émotion comment, chaque soir de sa captivité, Mandelstam faisait revivre à son entourage ses livres préférés. Le couvre-feu venu, le groupe s’allongeait silencieusement sur le sol glacé du dortoir et, profitant de la lumière du couloir de garde qui filtrait sous la porte, se rassemblait autour de petits carnets à spirale dans lesquels Mandelstam avait griffonné des caricatures de personnages, des plans de lieux, des mots clés de la trame des histoires. Il maintenait ses carnets debout en les introduisant dans les larges fentes du plancher puis, au fur et à mesure du récit qu’il chuchotait, les faisait coulisser pour déplacer un protagoniste ou un élément du décor, tournait une page quand une nouvelle situation l’imposait.

Si, jusqu’au dernier jour, Mandelstam parvint à tenir ses carnets à l’abri dans ses poches, sa mort entraîna leur destruction immédiate. Askroumenkov n’avait pu sauver de l’oubli que cette petite parcelle frottée du plancher, une goutte d’eau en mémoire d’un océan.
L’édition du frottage se dépliait comme une grande carte du monde. Dans un premier temps, j’ai surtout été attiré par les gros traits noirs correspondant aux fentes du plancher ; c’était là que Mandelstam avait glissé ses carnets, c’était là que ses histoires avaient pris corps. Puis, mon regard s’est aventuré dans un nœud, une veine du bois, un éclat. Après quinze jours, je me suis rendu compte que la feuille traînait toujours sur mon bureau. Normalement, elle aurait déjà dû rejoindre ma collection de livres sur les frottages, grattages, copiages, collages, découpages et autres techniques du premier âge, mais quelque chose la retenait devant moi. Elle me faisait rêver. Comme si Mandelstam n’avait pas été rechercher ses histoires dans sa mémoire, dans son immense culture, mais là, directement dans les dessins du bois, dans les paysages fantastiques qu’ils évoquaient et qui, dès que l’on changeait d’angle de vue, pouvaient se déformer en personnages inquiétants et mystérieux.

Mais je ne suis pas de nature à rester prisonnier de mes rêves. Quoi qu’il arrive, j’avance. Ce frottage, je devais le considérer comme une vraie carte de géographie capable de me mener dans un pays réel. Renseignements pris dans un guide sur les arbres du Grand Nord, les planches provenaient de mélèzes de Sibérie, espèce de peu de valeur, couramment utilisée en Russie pour la construction de camps d’internement ou de décors de théâtre. Au bout de trois semaines, après avoir exploré les entrepôts des menuisiers les plus accueillants, j’ai fini par y trouver des planches qui ressemblaient à s’y méprendre à celles du frottage.
Je les ai assemblées pour en faire le plateau d’une table. Il était soutenu par quatre pieux de même nature que les pilotis supportant le baraquement de Mandelstam, relégué au-dessus des marais infestés de la Kolyma. Comme lampe de bureau, j’avais choisi un tube néon d’à peine un centimètre de diamètre. Il me rappellerait le rai de lumière qui passait sous la porte du dortoir de Mandelstam. Je ne pouvais m’empêcher d’imaginer l’ombre menaçante des pieds des gardiens qui, au cours de leurs rondes, pouvaient à tout moment ouvrir la porte et semer la terreur ; ou alors se coller derrière la porte pour écouter secrètement, eux aussi, les histoires de Mandelstam.
Puis, j’ai invité Fabrice, un vieil ami curieux de tout, à venir découvrir ma table.
Fabrice n’en revenait pas. Il était comme frappé d’incrédulité.
« Je t’en prie, ne t’aplatis pas comme cela sur le plancher de la prison de Mandelstam. Qu’as-tu besoin de te vautrer dans les horreurs du régime soviétique ? Quand je te vois penché sur ta table en train de faire semblant d’écrire, tu me fais penser à une serpillière. Oui, voilà ce que tu es devenu : une serpillière qui se complaît à éponger les eaux usées de l’Histoire. »
Fabrice avait non seulement le sens de la formule, mais aussi parfaitement raison. Chaque fois que je m’étendais sur ma table pour essayer d’écrire ou de dessiner quelque chose, montait en moi une réelle sensation de bien-être. Je pouvais rester de longues minutes dans la même position, les yeux fermés, à ne penser à rien. J’avais l’impression que les histoires de Mandelstam quittaient les veines du bois pour se transfuser dans mon sang. Je devenais un de ses compagnons d’infortune, me nourrissant de lui.
Fabrice continuait. « Avec ta table, tu as peut-être l’illusion d'avoir construit quelque chose, mais tu n’as rien construit du tout, tu n’as fait que subir. Tu subis avec délices les conséquences d’une terreur politique qui a entraîné la mort d’un immense poète… Tu en es arrivé au point où tu acceptes tout du moment que ça produise une belle histoire. Tes planches t’ont donné une belle histoire et ça te suffit. Mais les hommes, tu y penses à eux ? à leur histoire ? à leur souffrance ? Dis-moi, qu’est-ce que tu fais de leur souffrance, hein ! qu’est-ce que tu en fais ? Est-ce que tu l’entends parfois la souffrance ? est-ce qu’elle fait partie de ton langage ? ou est-ce que tu es seulement capable de communiquer avec ta table ? »
Fabrice est parti sans même me donner le temps d'esquisser la moindre réponse.
Je suis resté trois jours dans mon appartement. Sans sortir. Seul avec ma table. Seul avec les questions de Fabrice.
Bien sûr, il avait raison de me dire soumis. Je suis soumis à tout ce qui m’arrive, soumis à tout ce qu’on me raconte, soumis aux événements historiques. Je ne le suis pas devenu. Je l’ai toujours été. J’ai toujours cru en la parole d’autrui. C’est ma grand’mère qui me l’a enseigné. Toujours croire ce que les autres nous disent. « Tu dois faire comme les chats, répétait-elle. Un chat ça écoute ce qu’on lui dit, ça ne juge pas, ça ronronne et ça mène sa vie intérieure. Et puis, d’un autre côté, quand toi tu auras quelque chose à dire, quelque chose qui te tiendra particulièrement à cœur, tu le diras à ton chat. Il t’écoutera sans ciller puis il emportera tous tes mots dans sa vie intérieure. C’est comme si tu plaçais tes mots à la banque. À la différence près qu’une fois déposés, tu ne pourras plus les reprendre ; ils fructifieront dans la vie du chat à un taux que tu ne connais pas. Et quand ton chat mourra, tu l’enterreras, et des fleurs ou des mauvaises herbes lui pousseront dessus.
— Oui, grand’mère.
— Tu vois, poursuivait-elle, c’est pour cette raison que les chats ont tant souffert dans l’histoire de l’humanité ; ce n’est pas simplement pour le plaisir de les entendre miauler que les hommes les torturent ; c’est parce qu’ils espèrent retrouver des mots incroyablement forts dans leurs miaulements déchirants. Mais bon, je ne vais pas t’embêter plus longtemps avec mes histoires de grand’mère, ça pourrait te donner de mauvaises idées.
— Oui, grand’mère. »
Un jour, je devais avoir sept ou huit ans, j’ai parlé intensément à l’oreille de mon chat. Comme cela ne m’était encore jamais arrivé. Je le serrais bien fort dans mes bras, quand soudain, j’ai entendu une voix : « Lèche le chat, lèche le chat ! » C’était ma mère qui m’observait à travers l'ouverture de la porte de ma chambre.
Sans ciller, j’ai léché le chat. Ma grand’mère ne m’en avait rien dit, mais lécher un chat avait peut-être la même valeur que de frotter une lanterne magique.
Ma mère est entrée dans ma chambre. Elle avait l’air consternée.
« Bon sang, mais qu’est-ce que tu fais ? !
— Ben… je lèche le chat, comme tu me l’as demandé. Mais il n’y a rien qui se passe. »
Je n’avais encore jamais rencontré un tel regard de détresse chez ma mère. « Arrête ! Je ne t’ai pas demandé de lécher le chat, mais de le lâcher. L.Â.C.H.E.R. »
Ce n’était pourtant pas le malentendu en lui-même qui perturbait tant ma mère ; après tout, ses mots avaient pu être légèrement modifiés en traversant le bois de la porte de ma chambre. Non, c’était que je puisse obéir sans broncher à des ordres aussi irrationnels.
De ce jour, ma mère ne m’a plus jamais rien ordonné. De peur peut-être de voir se confirmer l’incroyable docilité de mon caractère.
Il m’a fallu encore quelques années avant de me rendre véritablement compte du pouvoir que me conférait le fait de tout prendre au pied de la lettre. Il a fallu qu’un jour, du temps où j’étais élève au Collège Saint-Louis à Liège, notre professeur d’anglais nous convainque de l’importance d’apprendre cette langue. « L’anglais, avec ses graves et ses aigus, est la langue qui possède le spectre sonore le plus large. Ses vibrations sont si fortes que, de toutes les langues parlées sur terre, elle seule peut avoir un impact sur la roche. Rendez-vous compte : ce que vous dites en anglais va se loger dans la pierre. Dans mille ans, quelque chose se souviendra encore de ce que vous avez dit en anglais. »
« N’importe quoi ! avait soupiré l’ensemble de la classe. Le pauvre vieux, il ne sait vraiment plus quoi inventer pour se rendre intéressant. »
Seul contre tous, je l’avais cru. À tel point que, malgré une aptitude assez limitée pour les langues étrangères, je n’ai plus parlé qu’en anglais, même à la maison. Quelques mois plus tard, j’étais récompensé de mes efforts. Mon père venait de mourir de façon inopinée, et personne au sein de la famille ne parvenait vraiment à croire à sa disparition. À part moi. Tous les jours, je me rendais au cimetière et parlais en anglais à la pierre tombale de mon père. Quelque chose était là qui pouvait m’entendre. Quelque chose se tenait là, à mes pieds, complètement froid, rigide, de marbre, et qui pourtant gardait mes mots en son cœur. Pour toujours.

Au terme de mes études, mon professeur d’anglais m’a pris à part pour me féliciter de mes progrès, mais aussi pour me mettre en garde. Il craignait que mon engagement forcené dans la pratique de l’anglais ne m’éloigne un peu trop de la réalité. Je ne devais pas oublier le pays où je vivais. Je n’avais peut-être pas bien saisi le caractère métaphorique de ses propos. En nous apprenant que l’anglais est la langue des pierres, il n’avait fait que souligner la nature mythique de l’origine des langues. On dit par exemple que le polonais est la langue des feuilles. En Pologne, les arbres occupent une telle importance dans la société que la langue y est perçue comme une imitation du bruissement des feuilles. On dit aussi que le français est la langue de l'eau. Les rivières de France sont si présentes dans le paysage et les mentalités qu’elles ont donné leur nom à la plupart des départements. Ce n’est pas non plus un hasard qu’un mot aussi beau que « oiseau » soit fait à base d’eau.
L’intervention de mon professeur n’a pas été vaine. Elle m’a permis de mieux m’y retrouver, elle m’a ouvert de nouvelles perspectives. Aussitôt après mes humanités à Saint-Louis, j’ai pris une année sabbatique et suis parti pour la Pologne, à la découverte de la forêt de Białovèse. Même si je n’avais jamais fait que suivre l’avis des autres, j’avais déjà à l’époque beaucoup d’ambition. Toutes les histoires qu’on m’avait racontées depuis ma plus tendre enfance et dans lesquelles j’avais sauté à pieds joints, je voulais y plonger plus profondément encore. Je voulais rentrer au cœur même des histoires, remonter à leur origine. Dans leur monde primitif. Avant même que les hommes existent. Quand les mots appartenaient encore à la Nature. Le polonais est la langue des feuilles. Soit. Allons voir ce que les feuilles me racontent.
La forêt de Białovèse (Puszcza Białowieska en polonais) est une véritable forêt primaire qui est toujours restée à l’écart des influences humaines. C’est la seule partie restante de l’immense forêt qui a recouvert les plaines du nord et du centre de l’Europe après la dernière période glaciaire. On y retrouve aussi des pans entiers de la forêt hercynienne qui lui a succédé jusqu’au début de l’ère chrétienne. J’avais l’intention de rester là-bas le temps qu’il faudrait pour mener à bien mes observations. J’y serai le Rousseau des Temps Modernes ; comme lui, j’écrirai un essai sur la véritable origine des langues. J’allais apprendre le polonais rien qu’en écoutant les feuilles.
C’était l’automne. J’avais trouvé un logement à l’auberge de jeunesse de Białowieża. Chaque matin, à l’aurore, je partais à vélo rejoindre le fond de la forêt. À cette heure-là, elle était généralement baignée d’un brouillard intense. Des quelques branches à peine visibles, on ne discernait que de vagues formes noires. Dès que j’entendais un bruit de feuille particulier, j’essayais de le retranscrire phonétiquement dans mon cahier et juste à côté, je dessinais les traits noirs des branches qui apparaissaient dans la blancheur de la brume comme si elles étaient des lettres d’un alphabet inconnu.
Puis le soleil se levait. Il avait pourtant le plus grand mal à percer la canopée. Quand le vent était suffisamment fort, le feuillage s’entrouvrait légèrement et un rayon de soleil pointait une fleur, un insecte, un élément bien défini. À chaque coup de vent, je notais scrupuleusement la moindre correspondance entre le bruit spécifique des feuilles et l’élément de la forêt ainsi montré du doigt par le soleil. Le soir, des ombres inquiétantes se détachaient des arbres dans le murmure étouffé des feuilles, elles déposaient en moi des sentiments étranges. Je notais tout. Et quand je me suis senti prêt, quand j’ai pu reproduire grossièrement le bruit des feuilles et que j’ai su donner un sens à ce que je prononçais, je suis rentré dans un café de Białowieska et j’ai commencé à parler. Il y avait quelques jeunes accoudés au bar. Ils se sont retournés d’un coup. L’air médusé. Peut-être maîtrisais-je encore mal le sens de mes paroles. À les voir ainsi, les yeux ronds, je retrouvais, démultiplié, le visage atterré de ma mère le jour où j’avais léché le chat. Après quelques secondes interminables, un gars est venu lentement vers moi et m’a donné un coup de boule. J’ai poussé un cri déchirant. Je suis parti avant qu’il ne soit trop tard. Finalement, je n’ai pas eu si mal que cela. J’étais déjà tellement fier de l’intensité des réactions provoquées par mes mots que je n’ai pas tenté de seconde expérience. Je ne voulais surtout pas courir le risque d’apprendre que ces réactions naissaient d’un vide de sens ; comme si j’imitais bêtement les sons d’une langue pour me moquer d’elle, sans même essayer de la comprendre.

Il me restait encore un peu d’argent hérité de mon père ; je suis parti à Stonehenge, au sud de l’Angleterre. Ce nom signifie littéralement « les pierres suspendues ». C’est un grand site mégalithique composé d’un ensemble de structures circulaires concentriques, érigé entre le néolithique et l’âge du bronze. Mon professeur d’anglais m’avait écrit une lettre de recommandation à l’attention du professeur Richard Atkinson qui était, à l’époque, le grand spécialiste de Stonehenge ; il en avait dirigé les fouilles de 1950 à 1964. Le professeur Atkinson m’a reçu très cordialement sur le site même de Stonehenge et, après que je lui eus expliqué mon expérience sur le langage des feuilles dans la forêt de Białovèse, il m’a confirmé que, si je voulais étudier le rapport entre les pierres et la langue anglaise, je ne pouvais pas trouver un lieu plus riche en informations que celui-ci. Il m’a expliqué que le site avait été érigé à une époque où les hommes partageaient leur langue avec la Nature tout entière. Une des hypothèses de la fonction du lieu était la grande cérémonie du coucher du soleil au solstice d’hiver. Au cours de cette cérémonie, on invoquait le pouvoir magique des pierres pour se prémunir des maladies qui sévissent en période hivernale. Une foule considérable s’y réunissait pour écouter le dialogue des druides avec les pierres. Ces hautes pierres avaient été disposées suivant des formes circulaires très complexes à des fins acoustiques. Les druides savaient parfaitement où se placer pour faire résonner ou pas leur parole. Ainsi, au début de la cérémonie, dans une sorte d’incantation, ils posaient des questions aux pierres. Leurs voix semblaient presque avalées par la roche. Puis ils se déplaçaient légèrement pour créer un écho. Les mots des druides étaient alors renvoyés vers l’assistance en donnant l’impression que c’étaient les pierres elles-mêmes qui émettaient les sons. Les druides s’arrangeaient toujours pour que la parole des pierres intervienne au moment où les rayons du soleil, pratiquement horizontaux, commençaient à illuminer le lieu. Les pierres devenaient alors presque dorées et réfléchissaient la lumière pour embraser le centre du site et ses druides. Personne ne pouvait résister à la puissance de cet instant. Le professeur Atkinson me confia que de récentes recherches, non encore publiées, tendaient à prouver que non seulement la position des druides intervenait dans la création ou pas d’un écho, mais également les mots eux-mêmes, par leur sonorité aiguë ou mate. C’est dans ce creuset que s’est véritablement forgé le bas celtique insulaire qui, même s’il n’est représenté que par très peu de mots dans l’anglais actuel, lui a légué ses intonations, sa musique.
Je voulais absolument vivre cela, je voulais connaître ces rudiments de bas celtique pour, moi aussi, dialoguer avec les pierres. Mais très vite, le professeur m’a fait déchanter. L’étude étant encore confidentielle, il ne pouvait rien me livrer. Et surtout, « ne vous vexez pas mon jeune ami, me dit-il amicalement, aucune pierre ne vous comprendrait. Quand vous parlez anglais, votre accent français est tellement fort que c’est comme si vous vouliez jouer du piano avec l’archet de votre violon. Vous êtes francophone. Votre mâchoire s’est construite pour prononcer des mots en français, ce n’est qu’à travers eux que vous pourrez vraiment vous lancer dans une recherche sérieuse. Votre langue est née de l’eau, elle coule de source. Allez vous installer à Paris ; on dit que là-bas, même les fontaines ont des inflexions françaises. »
Le professeur devait avoir raison. Mais avant Paris, je voulais repasser par Liège pour me recueillir sur la tombe de mon père. Je lui ai parlé en anglais. Même si, vu ma prononciation, je savais à présent que c’était vain, je ne pouvais pas faire autrement.

Paris. Fluctuat nec mergitur. J’avais définitivement quitté le nid familial. J’étais arrivé à un âge où d’ordinaire, on prend sa vie en main, on se socialise, on choisit des études capables de mener à un métier d’avenir. Au lieu de cela, je passais des après-midi entières accoudé à la balustrade du pont Mirabeau, à regarder couler la Seine et à parler tout haut. J’attendais que quelque chose arrive, quelque chose qui me ferait sentir de l’intérieur le lien profond entre ma langue maternelle et le monde de l’eau. Mais rien, rien de rien. Alors, je me suis laissé porter par la vie parisienne. En solitaire. Pour bien prendre la mesure de la ville. Un jour, en visitant la salle des thermes du musée de Cluny, je suis tombé par hasard sur le pilier des Nautes qui fut mis au jour sous les fondations de la cathédrale Notre-Dame de Paris en 1711. C’est une colonne monumentale gallo-romaine érigée en l’honneur de Jupiter par les Nautes de Lutèce au ier siècle, sous le règne de l’empereur Tibère. C’est le plus vieux monument de Paris et le plus ancien ensemble sculpté découvert en France. Les Nautes de Lutèce formaient une corporation de riches armateurs mariniers et commerçants naviguant sur la Seine et de là vers les fleuves et rivières du reste de la Gaule. Ils furent à la base du commerce et des échanges entre la cité de Lutèce et le reste du monde antique. Les Nautes de Lutèce vouaient un culte à l’Homme d’eau.
Le lendemain, j’allais à la Bibliothèque nationale me plonger dans les ouvrages mentionnant l’Homme d’eau.
Selon la légende des Nautes, chacun d’entre nous est lié à son homme d’eau. Croyant perdre simplement ses eaux en nous mettant au monde, notre mère a en réalité donné vie sans le savoir à un petit homme d’eau. Devant le peu d’intérêt accordé à son existence, le pauvre se laisse généralement couler dans le premier caniveau venu. Ceux qui parviennent à rejoindre la Seine vont se blottir au creux d’un rocher ou autre grosse pierre. Ils ont les yeux tournés vers l’horizon dans l’espoir que leur frère (nous-mêmes) vienne un jour les reconnaître. Ce que nous prenons pour de petits tourbillons frémissant à la surface de la rivière est en fait leur regard en perpétuelle attente de notre venue.
La légende s’est perpétuée jusqu’au xixe siècle, évoluant sans cesse jusqu’à prendre la forme de comptines enfantines.

— Maman, dis-moi où est l’homme d’eau,
Dis-moi s’il me reconnaîtra.
— Mon enfant, je ne te le dirai pas,
L’homme d’eau n’est pas un cadeau.

— Mais maman, je veux qu’il me voie,
Je veux qu’il dise « Ah oui, c’est toi ! »
— Mon enfant, si c’est ton souhait,
Partons sur les chemins défaits.

— Mais maman, nous allons trop haut,
Jamais nous n’y verrons l’homme d’eau.
— Mon enfant, il vient des nuages,
Et ne tombe que les soirs d’orage.

— Maman, j’ai reçu une gouttelette,
Est-ce lui qui me fait un signe ?
Maman, il coule sur mes pommettes,
Ouh, dans mon cou, il dégouline.
Le voilà le long de mes bras.
« Homme d’eau, reste là, tout contre moi.
Homme d’eau, je ne peux te retenir,
De mes pieds, déjà tu vas t’enfuir.
Homme d’eau, tu n’es plus sur moi,
Tu rentres dans la mousse, dans la terre.
Oh, comme c’est extraordinaire,
Maintenant je te sens tout en moi. »

— Maman, maman, que se passe-t-il ?
L’homme d’eau m’a-t-il pris dans la terre ?
Maman, maman, que se passe-t-il ?
Maman ? Mais où es-tu ma mère…

Pour la première fois de ma vie, j’avais un sentiment d’appartenance. Cette légende faisait partie de moi. Comme si je l’avais toujours connue. Grâce à une bourse, j’ai pu me consacrer à une étude exhaustive sur l’origine du mythe et, après deux ans d’immersion, je me suis lancé dans une conférence sur le sujet. Tout de suite, et sans que je comprenne vraiment pourquoi, elle a connu un grand succès ; on me la réclamait de partout, même en anglais à l’étranger. Presque malgré moi, j’étais en train d’acquérir un métier, une vie sociale. Je devenais le spécialiste de l’Homme d’eau. J’essayais de rendre mon exposé toujours plus vivant. Un conservateur bienveillant du musée de Cluny m’avait donné l’autorisation de me livrer à un frottage sur une pierre taillée représentant le visage éploré de l’Homme d’eau. J’en avais fait un masque que je portais quand je récitais les comptines. Si rien n’était arrivé, je crois que j’aurais pu passer le reste de ma vie à présenter la légende de l’Homme d’eau.
Mais voilà, un jour, le corps d’un noyé a été retrouvé aux abords d’une écluse peu avant Rouen. C’était un jeune homme d’à peine vingt ans. Sa disparition avait été signalée par ses parents un mois plus tôt. Dans une de ses poches, une lettre miraculeusement intacte avait été retrouvée. Un journal à sensation n’avait pas hésité à outrepasser le respect de la vie privée pour la publier dans son intégralité. Il s’agissait d’une lettre d’adieu dans laquelle le jeune homme, en proie à de fortes crises d’angoisse, s’en prenait violemment à sa mère. Il l’accusait de n’avoir rien fait pour retenir son premier enfant, son petit homme d’eau. C’était à lui maintenant d’aller retrouver son frère, c’était à lui de tenter l’impossible pour recomposer l’unité.
Ma conférence a directement été désignée comme la cause principale de sa mort. Sa mère se souvenait bien de l’état d’excitation de son fils quand il était revenu de mon exposé. De partout, s’exerçaient des pressions m’incitant à ne plus donner ma conférence, considérée comme susceptible de provoquer de nouveaux dérapages chez des êtres fragiles, victimes de formes de dédoublement. Je n’ai cherché ni à juger ces interventions, ni à me défendre, ni à poursuivre mes tournées sur l’Homme d’eau. Les autres devaient certainement avoir raison.
L’arrêt brutal de mon projet n’a pourtant pas été si facile à digérer. Il fallait que j’en parle à quelqu’un. J’ai pris un chat. Je lui ai dit tout ce que j’avais sur le cœur. Il m’a écouté sans ciller, a ronronné avant d’emporter mes mots dans sa vie intérieure. Ça m’a allégé. Chaque jour, je lui parlais un peu plus. Sa présence m’a aidé à continuer mon enquête sur l’origine des langues. Mes ambitions redevenaient sans limite. La route que mon professeur d’anglais avait esquissée devant moi, j’allais l’emprunter jusqu’au bout. J’allais me lancer dans une étude systématique qui montrerait comment chacune des langues parlées par les hommes a pris naissance dans une matière bien précise. C’est ainsi que j’ai été interpellé par le plancher sur lequel Mandelstam racontait ses histoires. Et si le Russe était la langue du bois ?
J’étais très heureux d’avoir montré ma table à Fabrice, car son intervention m’avait vraiment fait avancer dans mes recherches. Je lui en ai chaleureusement fait part, et trois jours après notre dernière entrevue, il revenait chez moi.
« Fabrice, avant tout, passe ta main sur ma table.
— Voilà.
— Encore.
— Voilà.
— Encore.
— Ouch, ouille ouille ouille ! Je me suis pris une écharde. Ça fait mal.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Je me suis pris une écharde. Ça fait vraiment mal.
— Non, avant.
— Je n’ai rien dit d’autre.
— Si, tu as dit : “Ouch, ouille ouille ouille !”
— Et alors ?
— Mais ce sont des sonorités typiquement russes ; le bois t’a fait parler russe. On peut, sans grand risque de se tromper, en déduire que le russe est la langue du bois. Et grâce à toi, grâce à tes questions de la dernière fois, j’ai même réussi à affiner mon étude. Non seulement les langues viennent de la matière, mais elles possèdent aussi des caractères prédominants. Par exemple, le russe est la langue du bois ET de la souffrance ; regarde ton “Ouch”. Regarde toute la littérature russe, elle ne parle que de souffrance.
— Tu ne trouves pas ça un peu court comme raisonnement ?
— Rassure-toi, je suis allé beaucoup plus loin. Je ne me suis pas contenté du russe. En ce moment, je m’attaque aux langues d’Europe. Tu les vois, ces petits trous dans les murs. C’est moi qui les ai percés. Tu sais pourquoi ? Je voulais retrouver les couches successives de papiers peints collés sur mes murs et découvrir les motifs présentés par chacun. Eh bien, absolument tous les motifs qui se sont accumulés sur les murs de cet appartement représentent des fleurs, exclusivement des fleurs.
— J’en reste sans voix.
— Tu as raison. Je te comprends. Quand on sait que depuis exactement la même période, tous les occupants de cet appartement ont été portugais, je suis en mesure de poser l’hypothèse que le portugais est la langue des fleurs. Souviens-toi que le mouvement populaire qui a provoqué la chute de la dictature au Portugal s'est appelé “la révolution des Œillets”. Maintenant, je dois déterminer l’identité de chacune des fleurs imprimées sur les papiers peints. J’espère bientôt être capable de me procurer les vraies pour les mettre en pots et les installer ici. Je suis sûr que de vivre en leur compagnie m’amènera à découvrir le caractère déterminant du portugais.
— Je vais te le dire, moi, à quoi il correspond, le caractère déterminant du portugais, et je n’ai pas besoin de tes recherches pour le connaître. C’est le travail. Tu la connais, la condition des Portugais qui, depuis plus de soixante ans, travaillent ici comme ouvriers chez Citroën ou comme peintres en bâtiment, et dont les familles se sont retrouvées à sept ou huit là où toi tu vis seul à te creuser les méninges. Mais non, tu ne peux pas la connaître cette condition ; tu es trop loin de tout cela. J'ai parfois l'impression que tu t’es créé un univers complètement puéril pour ne pas affronter le monde tel qu’il est. Tu es en train de t’embarquer dans tes histoires infantiles sans espoir de retour à la réalité. Regarde ces trous dans les murs de ton appartement. Regarde comme tu t’y enfonces. On dirait que tu t’es transformé en un gros ver ; un gros ver rongeur de mur à la recherche d’histoires pour le nourrir. Eh, à la revoyure, monsieur le ver à mur. »
Estimant qu’il n’avait plus rien à rajouter après ce bon mot, Fabrice s’en est allé.
Pour être sûr de bien comprendre ce qu’il avait voulu me dire, je suis allé voir sur internet la définition que donnait Wikipédia des vers.
« Les vers partagent une caractéristique commune, à savoir : un corps mou, flexible, de forme allongée. Leur morphologie, adaptée autant à la vie parasitaire qu’à des modes de vie autonome et libre, leur permet de vivre dans une large gamme d’environnements. »
Je me reconnaissais parfaitement dans cette définition.
Fabrice n'avait pas tort de souligner le mode enfantin de mes raisonnements. Je le prenais plutôt comme un compliment, car ça me rapprochait d’Ossip Mandelstam. Pendant des années, ses écrits étant systématiquement censurés parce qu’ils n’allaient pas dans le sens du pouvoir en place, sa seule échappatoire avait été d’exprimer ses idées au travers de livres pour enfants, considérés comme étant par essence inoffensifs. Pour imaginer ses histoires, il allait puiser dans le magnifique trésor des contes russes. Dans Espoir contre Espoir, les Mémoires qu’elle a écrits des années après la mort de son mari, Nadejda Mandelstam mentionne un des contes préférés du petit Ossip ; une histoire qu'il avait, sans aucun doute, dû raconter sur son plancher à ses compagnons de cellule. Ce conte s’intitulait Le Ver à papier.
C’était trop beau pour être vrai !
Le Ver à papier raconte l’histoire d’un enfant, seul dans sa chambre, plongé dans un livre tellement captivant, qu’à un moment donné, il le dévore tout entier. Il n’en reste plus rien. Après avoir complètement ingurgité son livre, l’enfant s’endort. Le lendemain matin, il se réveille sous la forme d’un… énorme ver à papier. En le découvrant ainsi, sa mère s’écrie : « Je te l’avais bien dit. Qu’est-ce qu’on va faire de toi maintenant ? » Le père, lui, ne dit rien. Très vite, l’enfant-ver-à-papier réclame d’autres livres à manger. Ses parents parcourent le village à la recherche de livres. « J’ai peur, dit la mère. Que va-t-il se passer quand on n’en trouvera plus ? » Le père ne répond rien.
Puis un jour, les parents ne trouvent plus le moindre livre. Alors, l’enfant se met à ronger le bois d'une porte. Le lendemain matin, il se réveille sous la forme d’un… énorme ver à bois. Aussitôt, il mange le reste des portes, puis les planchers, puis toute la maison. Il n’en reste plus rien. Sa mère s’écrie : « Ce n’est plus possible, que va-t-il nous arriver maintenant ? J’ai trop peur ! » Son inquiétude est telle qu’elle finit par en mourir. Le père enterre la mère. Sans dire un mot. L’enfant-ver-à-bois a faim, très très faim. Le soir venu, il court au fond du jardin, déterre sa mère et la mange complètement. Puis il s’endort.
Le lendemain, il se réveille sous la forme d’un… enfant.
Il regarde autour de lui et s’écrie « Maman, maman, mais où es-tu, ma mère ? ».
Il se tourne vers son père.
« Papa, je t’en prie, dis-moi, que s’est-il passé ?
— Tu as lu un livre mon enfant.
— Un livre qui racontait quoi, papa ?
— Il racontait l’histoire d’un enfant, seul dans sa chambre, plongé dans un livre tellement captivant, qu’à un moment donné, il le dévore tout entier… »
Et l’histoire repart pour un tour.
Nadejda Mandelstam explique que son mari pouvait raconter cette histoire en boucle pendant des heures. Et même après que ses amis étaient partis se coucher, totalement épuisés de l’écouter, il continuait tout seul.
Cette histoire, j’ai décidé de la dire à mon tour. Je voulais la raconter à de tout petits enfants, encore incapables de parler. Fabrice avait raison. Même si c’était inconscient, je revenais sans cesse aux expressions de l’enfance. Il était temps pour moi d’assumer pleinement cet état de fait. Car, si je me débrouillais bien, cela me permettrait de me confronter aux âges premiers des langues ; de découvrir le monde des sons originels qui plus tard formeront des mots. En réunissant une série d’abat-jour japonais en papier, je m’étais confectionné un costume de ver blanc géant. Seule ma tête – couverte d’un chapeau rond blanc – dépassait. Je m’étais entraîné à raconter l’histoire du Ver à papier en ayant constamment la bouche pleine, comme si j’étais en train de manger. Je prenais d’abord du papier, puis des copeaux de bois, puis du jambon. Ce continuel amas de matière dans ma bouche engendrait, dès que je voulais parler, des sons incroyablement variés, capables d’incarner les émotions les plus fortes. Après un premier essai devant un groupe d’enfants, l’expérience s’est avérée concluante. Tout au long de mon intervention, ils étaient restés bouche bée. Complètement médusés.
Sur le chemin qui me ramenait chez moi, je ne pouvais m’empêcher de rêver. Je venais de trouver ma voie. Ce projet allait m’offrir de magnifiques opportunités. Il me ferait monter en puissance, trouver le moment magique où les sons donnent naissance au sens. Un jour, je présenterai mon histoire du Ver à papier, sous cette même forme, à un public de linguistes avertis. Et eux aussi resteront bouche bée.
En rentrant dans mon appartement, avant même d'avoir eu le temps de ranger mon costume de ver, j’ai deviné le drame. Mon chat. Étendu sur le plancher, des pétales de fleurs aux commissures des lèvres. Il était mort. Il ne m’a pas fallu longtemps pour me rendre compte qu’il avait pris comme herbe à chat des fleurs portugaises extrêmement rares que je venais d’acquérir. En me renseignant sur internet, j’ai compris mon erreur : elles étaient vénéneuses.
La nuit venue, je suis allé l’enterrer discrètement dans le petit jardin commun de l’immeuble. Mais une semaine plus tard, le pot aux roses était découvert et la gardienne déposait devant ma porte un sac contenant les restes de mon chat. Elle me rappelait que personne n'avait le droit d'enfouir quoi que ce soit dans ce jardin. À moi de trouver un endroit plus approprié pour enterrer mon chat.
J’ai pris le métro jusqu’au bois de Vincennes. J’y ai marché longtemps, mon sac à chat dissimulé sous le manteau. Quand une place suffisamment reculée s’est présentée à moi, j’ai donné un premier coup de pelle. C’est alors qu’une main m’a agrippé violemment puis projeté contre un arbre. En me relevant, je me suis rendu compte que j’avais commencé à creuser juste à côté d’un abri à peine visible fait de branchages, de bâches déchirées et de vieux tissus. J’ai vu alors les yeux de l’homme qui venait de m’agresser. Ils étaient terrorisés. Peut-être a-t-il cru que j’étais quelqu’un chargé de détruire son abri ; ou alors la peur d’être dénoncé, d’être ramené de force dans son pays l’avait rendu aussi violent. J’ai ouvert le sac, laissé tomber le corps de mon chat sur le sol et ai pointé du doigt l’ébauche de trou. Il a compris que mes intentions n’étaient pas hostiles. Nous nous sommes assis sur un arbre renversé et l’homme a commencé à me parler d’une voix profonde. Il devait parler une langue provenant du cœur de l’Afrique. Je l’écoutais sans rien dire. Ses paroles m’étaient absolument incompréhensibles, mais cela ne nous perturbait ni l’un ni l’autre. Il parlait en regardant droit devant lui, et moi, j’étais attentif à tout ce qui se passait dans le bois ; peut-être allais-je surprendre un élément de la nature réagir à sa langue, à ses intonations. J’aurais pu rester comme cela pendant des heures. Je me sentais bien.
Si Fabrice avait été là, il m’aurait traité de fantôme. Il m'aurait dit qu'à part nourrir la terre avec le cadavre de mon chat, ma présence sur les lieux n’apportait rien du tout, qu’elle n’allait rien changer à la triste situation de cet homme.
Fabrice aurait eu raison de me dire cela.
Je ne suis qu’un fantôme.
Les fantômes sont de même nature que les histoires ou les langues : ils étaient là bien avant les hommes.
Ils les ont attendus éperdument.
Car sans eux, ils ne sont rien.