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Au printemps 2008 à Paris, le Grand Palais présentait une exposition du sculpteur Richard Serra où l’on voyait, sous la nef centrale, cinq plaques d’acier de dix-sept mètres de haut par quatre mètres de large tenir en équilibre sur elles-mêmes. Elles étaient un peu inclinées sur le côté.

Quand on entrait dans l’exposition, les plaques apparaissaient de profil. C’est-à-dire pratiquement invisibles. Leur tranche était si fine (treize centimètres) que seules cinq lignes noires verticales se dressaient dans l’espace. Tout en haut, elles se fondaient dans les motifs ornementaux de la verrière. Vues de face, les plaques occupaient un volume incroyable. Et pourtant, si par exemple un enfant courait au pied de l’une d’entre elles, sa présence paraissait toute naturelle. Il n’était absolument pas écrasé par la masse. On aurait presque pu dire qu’il sortait d’une grande maison imaginaire, dessinée par lui-même.

Parfois, c’était un petit vieux qui restait de longues minutes à les contempler. Légèrement penché par le poids des ans, juste en face d’une plaque légèrement penchée comme lui, légèrement recouverte de rouille. Il y avait beaucoup de visiteurs, et cependant, pas un bruit. Tout le monde était silencieux.

Dès que j’ai eu la force de quitter le Grand Palais, je me suis précipité aux jardins des Tuileries où m’attendait une autre sculpture de Richard Serra, Clara-Clara. On y voyait deux grandes tôles face à face, posées et courbées dans le sens de la longueur. Elles étaient comme une porte d’entrée des Tuileries. Un petit panneau interdisant d’y toucher n’avait pas empêché des adolescents de sauter le plus haut possible pour taper du pied sur les tôles. Cela créait une frise de trace de semelles, un peu comme si, en entrant dans les jardins, on se mettait à marcher à l’horizontale.

Quelques pas devant moi, un adolescent s’apprêtait à sauter. Je n’ai pas dit un mot.

Je suis rentré à pied chez moi. Même si c’était à une heure de là, je sentais que cela me ferait le plus grand bien. Les sculptures de Richard Serra m’avaient tellement remué que je voulais retrouver mon calme.

Au moment où j’ai ouvert la porte de mon appartement, le téléphone a sonné. C’était Fabrice, un vieil ami qui me téléphone régulièrement pour prendre de mes nouvelles. Je l’entendais qui répétait « Allô, allô, allôôô ». Mais je n’ai pas pu lui répondre. Quelque chose m’empêchait d’ouvrir la bouche. Fabrice a raccroché.

J’ai pris alors conscience que j’étais en train de plonger peu à peu dans le silence. Un silence d’une grande profondeur. Et qui n’allait pas me quitter de sitôt. Je sentais que lui seul pourrait me libérer d’un sentiment sombre et diffus qui me restait en travers de la gorge depuis des années. Presque malgré moi, pour la première fois, j’ai pris la peine d’identifier ce sentiment. Et j’ai vu se dresser devant moi, presqu’aussi haut que les plaques de Richard Serra, un remord. Un immense remord. Un jour, j’avais tué un albatros. Et pas n’importe lequel.

Cela s’était passé à l’époque où j’étais élève au collège Saint-Louis à Liège. Notre professeur d’anglais venait de nous réciter Le dit du vieux marin (The Rime of the Ancient Mariner) de Samuel Taylor Coleridge.

Le dit du vieux marin raconte l’histoire d’un marin dont le bateau est sur le point d’être pris dans les glaces de l’Antarctique. Soudain, un albatros apparaît et d’un mouvement d’aile, montre la route à suivre pour s’en sortir. Enfin libre, le marin prend son arbalète et tue l’albatros. Il ne sait pas pourquoi il a fait ça. Peu après, tous les membres de son équipage meurent les uns après les autres. Le marin se sent responsable de cette tragédie. Il s’en veut. Pour porter le poids sa faute, il noue le cadavre de l’albatros autour de son cou. Depuis, il erre sans fin comme un fantôme sur les mers lointaines.

Le dernier vers n’avait pas fini de résonner à mes oreilles que déjà, je voulais intervenir. Le poème m’avait mis dans un état d’excitation impossible à contenir.

Mais mon professeur est intervenu brutalement. Il m’a ordonné d’arrêter de parler pour ne rien dire. Il m’a accusé de ne pas avoir laissé la chance au silence de s’installer après sa lecture. Et comme si cela ne suffisait pas, il m’a fixé droit dans les yeux et a laissé tomber d’une voix grave : « Tu as tué le silence, tu as tué une seconde fois l’albatros. »

Je ne me le suis pas pardonné. Avec le temps, la douleur s’est bien sûr atténuée, mais elle n’a jamais totalement disparu. Et là, devant la beauté, la puissance, la profondeur des sculptures de Richard Serra, j’avais une chance de me racheter. Comme si, inconsciemment, de tous les visiteurs (248 000) qui avaient vu l’exposition et étaient restés muets d’admiration, je pouvais être le dernier à briser le silence.

J’ai décidé de ne pas reparler avant d’avoir pris la pleine mesure de ce que je venais de vivre. Cette fois-ci, je n’aurais rien à me reprocher.

Le soir même, j’ai écrit à Marguerite. Marguerite de C… était une amie de ma mère. C’était une princesse. Une véritable princesse qui vivait dans un véritable château, le Domaine de Lébiolles, près de Spa, au cœur des Ardennes. J’avais confiance en elle. Elle avait eu des mots très gentils à la mort de ma mère, et de plus, elle était suffisamment excentrique pour comprendre ce que je recherchais.

Dans ma lettre, je lui confessais mon récent vœu de silence. Je lui demandais si elle n’aurait pas l’extrême gentillesse de me soutenir dans ma vie nouvelle en m’acceptant pour un temps chez elle comme ermite ornemental. Je lui expliquais que les ermites ornementaux avaient réellement existé dans l’Angleterre des xviiie et xixe siècles. À cette époque, il arrivait que des aristocrates prennent des ermites dans leur jardin, comme simple garniture ou pour donner une plus-value métaphysique à leur domaine. Ils leur fournissaient les articles de première nécessité, et parfois même, les installaient dans de fausses grottes perdues dans la forêt. Je ne m’attendais évidemment pas à ce que Marguerite aille jusque-là, mais je l’assurai de la sincérité de mon engagement et la priai de me répondre rapidement.

Une semaine plus tard, je recevais sa réponse : un simple « D’accord. » griffonné au crayon sur un bout de papier, même pas signé, même pas daté.

Le lendemain, je prenais le train avec un minimum de bagages.

À mon arrivée au Domaine de Lébiolles, Marguerite m’attendait dans la remise d’Hubert. Hubert avait été son jardinier jusqu’à un âge avancé. Il était mort depuis peu et c’était une société privée qui s’occupait de l’entretien du jardin.

Marguerite souffrait d’une forme aigüe d’arthrose. Qu’elle se déplace à l’intérieur ou à l’extérieur, elle poussait toujours la même table roulante sur laquelle elle faisait déposer des piles de livres. Elle s’en servait comme déambulatoire. La pile de livres variait en fonction de sa douleur. C’était un contrepoids.

Glissant maladroitement sa main entre deux gros volumes, Marguerite m’a sorti un contrat d’une dizaine de pages relatif aux conditions d’hébergement d’un ermite ornemental dans son domaine. En gros, elle me proposait une période d’essai de deux mois. Si, à cette échéance, les deux parties étaient d’accord pour un prolongement, celui-ci courrait sur douze mois. Elle me logerait dans la remise d’Hubert spécialement aménagée pour ma venue. Deux fois par jour, un repas m’y serait apporté. En contrepartie, même si je pouvais toujours m’habiller comme bon me semble durant mon séjour, il n’était plus question de me couper les cheveux, ni la barbe, ni les ongles de pieds et de mains. Aucun contact avec quiconque ne m’était autorisé. Pour que mes réflexions ne sortent pas de moi, il m’était interdit d’écrire, sauf des demandes précises qui ne seraient adressées qu’à elle ; je ne pouvais pas lire non plus, excepté les consignes qu’elle écrirait et ferait déposer dans la remise. La seule distraction tolérée était de dessiner les fleurs et les arbres de son jardin. Elle avait même prévu une boîte de crayons de couleur et un carnet de dessin à cet égard.

Avec beaucoup de franchise, Marguerite me confia pourquoi elle avait accepté ma proposition.

Suite à de gros problèmes financiers, elle avait récemment vendu une partie de son domaine à une chaîne anglaise d’hôtels de luxe. Le gérant de l’hôtel, avec qui elle s’entendait bien, avait vu en moi un magnifique produit d’appel. En vivant retiré dans les bois et les jardins, je donnerais à son établissement une touche philosophique typiquement britannique susceptible d’attirer la clientèle anglo-saxonne qu’il voulait cibler.

Il y avait également une autre raison. Le mois suivant, début juillet, s’ouvrirait le Festival de Théâtre de Spa. Depuis la naissance de ce festival, cinquante ans plus tôt, Marguerite accueillait chaque année plusieurs spectacles dans son domaine. Elle avait pensé que « cette année » je pourrais y être « la cerise sur le gâteau ». Entre deux représentations, le public dispersé dans ses jardins verrait en moi une sorte de personnage mystérieux dont on ne sait pas vraiment s’il appartient à la réalité ou à la fiction. « Le théâtre sera partout ! » Mais là aussi, comme avec les clients de l’hôtel, je ne pourrais avoir aucun contact avec personne, ni acteur, ni spectateur ; il m’était interdit d’assister au moindre spectacle.

Le lendemain matin, je ne tenais déjà plus en place. J’avais mal dormi sur ma paillasse, j’avais faim, je n’avais aucun livre sous la main. Pour m’occuper, j’ai pris la boîte de crayons de couleur et j’ai cherché à dessiner un parterre de roses. Mais s’il y a bien une chose que, jusque-là, je n’avais jamais osé m’avouer, c’est bien ceci : je ne sais pas dessiner. Enfin non… Plus exactement, je dessine comme un imposteur, avec beaucoup d’effets. Et là, je me sentais vraiment tout nu. Mes dessins n’étaient que pour moi, je ne pouvais plus tricher. Alors, j’ai décidé de revenir aux fondamentaux. J’ai tracé des ronds, des carrés, puis je les ai coloriés. Cela n’avait peut-être l’air de rien, et pourtant, cet exercice tout simple me demandait une extrême concentration. Un moment, juste pour me relaxer, j’ai essayé de faire tenir mon crayon en équilibre sur ma feuille de papier. J’ai aussitôt repensé aux grandes plaques de Richard Serra ; à ce formidable équilibre qui les faisait tenir debout, malgré la finesse de leur tranche et le fait qu’elles étaient simplement posées au sol. « Mais voilà, me suis-je dit, voilà ! Si je réussis à faire tenir mon crayon debout sur sa pointe, cela voudra dire que ma cure de silence m’aura apporté l’équilibre et la sérénité dont j’avais besoin. Je dois me jurer de ne reprendre la parole que si j’y parviens. Et même si cela me prend sept ans, je dois m’y tenir. » Je me suis mis à colorier uniquement pour donner à la pointe de mon crayon la surface la plus plate possible. De temps en temps, je changeais de couleur en fonction des fleurs qui m’entouraient. Je ne pensais plus qu’à faire tenir mes crayons debout. C’était devenu une idée fixe qui occupait toutes mes journées. Je me sentais sur la bonne voie. Mon objectif était vraiment digne d’un ermite ornemental.

Puis un jour, alors que j’étais en train de jouer avec mes crayons, je me suis rendu compte qu’un enfant, sans doute le fils de clients de l’hôtel, m’observait, caché derrière un arbre. Se sachant démasqué, il est venu vers moi et, sans dire un mot, s’est laissé tomber à la renverse. Exactement comme mes crayons n’arrêtaient pas de le faire. J’ai tout abandonné pour le retenir. Il aurait pu se faire très mal. Je l’ai remis debout, et à la seconde, il s’est à nouveau laissé tomber à la renverse. J’ai amorti sa chute, l’ai laissé étendu au sol et suis parti m’enfoncer dans la forêt. Les jours suivants, il est revenu plusieurs fois me jouer la même comédie. Un soir, en rentrant dans ma remise, j’ai découvert un mot de Marguerite. Elle me rappelait les termes de notre contrat et me demandait de ne plus avoir de contact avec cet enfant. Je n’avais qu’à le laisser tomber, cela lui servirait de leçon, il ne recommencerait plus.

Elle devait certainement avoir raison. Le lendemain, je suis parti dessiner à l’orée du bois, à l’endroit où de hautes mousses s’étendent au sol comme un gros tapis. J’étais là depuis à peine trois heures quand, sans surprise, l’enfant est venu vers moi et s’est laissé tomber, droit comme un « i ». Je ne suis pas intervenu. Je l’ai regardé tomber, presque rebondir sur le sol, mettre les bras en croix et fermer les yeux. Je me suis approché de lui, et je l’ai observé comme j’aurais pu le faire devant un jeune oiseau tombé du nid. Je n’étais que spectateur de la scène, je ne contrevenais en rien à la règle fixée ; je ne m’écartais en rien de mon rôle d’ermite ornemental.

Il est resté immobile de longues minutes, couché sur le dos, les yeux clos. Une pomme de pin est tombée sur son ventre. Il s’est jeté en l’air de toutes ses forces comme si une bombe venait de le faire exploser. Puis il est redevenu inerte. Sous le lointain martèlement d’un pic vert, , son corps s’est secoué dans tous les sens, comme s’il venait de recevoir une rafale de mitraillette. Tout de suite après, il a remué légèrement les lèvres pour dire ses dernières volontés. Toutes les formes possibles et imaginables d’agonies ont défilé sous mes yeux. Je serais bien resté la journée entière à découvrir ce qui allait suivre, mais j’ai eu peur que, dans sa recherche effrénée de la plus belle mort, l’enfant ne se lance dans un exercice réellement dangereux qui m’aurait obligé à intervenir. Je me suis enfoncé lâchement dans les bois sans me retourner, sans savoir s’il continuait son jeu pour lui-même, ou s’il ne l’avait fait que pour moi.

Marguerite avait raison, par la suite, je ne l’ai plus jamais vu rôder dans les parages.

Pendant ce temps-là, j’avais fait des progrès immenses. À tel point qu’un matin, presque sans m’en rendre compte, j’ai vu mon crayon tenir tout seul sur sa feuille de papier.

C’était arrivé beaucoup plus tôt que prévu. Je ne savais comment réagir. D’un côté, j’étais extrêmement fier de ma prouesse, mais de l’autre, je me sentais pris au dépourvu. À vrai dire, je n’étais pas encore prêt à rompre le silence. Inconsciemment, je sentais que, quelque part dans le monde, d’anciens visiteurs de l’exposition Richard Serra au Grand Palais étaient toujours silencieux. Il me fallait encore tenir. « Je n’abandonnerai pas mon silence avant les autres. Je serais celui qui maintiendra l’albatros le plus longtemps en vie. »

Tout cela ne m’a pas empêché de continuer mes exercices. Après quinze jours, j’étais parvenu à faire tenir debout, en même temps, et pendant plus d’une minute, cinq crayons de couleur.

Pourtant, arrivé à la moitié de ma période d’essai, je ne savais toujours pas précisément où j’allais. Un grand flou flottait dans ma tête.

Sans se soucier le moins du monde de mes états d’âme silencieux, le Domaine de Lébiolles commençait à accueillir les premiers spectacles du Festival de Théâtre de Spa.

J’étais très frustré de ne pouvoir assister aux représentations, mais comment faire, elles se déroulaient soit dans le petit théâtre soit dans les salons du château et Marguerite m’aurait tout de suite repéré. Je me suis consolé dans la lecture d’un programme du festival oublié sur un banc du parc. Il ne me quittait plus. J’étais bien conscient de braver l’interdiction faite par Marguerite de ne lire aucun texte qui n’était pas de sa main, mais au fond de moi, j’avais de plus en plus de difficultés à être réduit au statut de simple ornement. Dans ce programme, j’ai découvert avec joie que deux conteurs originaires d’Edimbourg allaient se produire un soir sur les rives de l’étang, au fond de la forêt. J’avais déjà en tête un arbre creux — repéré au cours d’une de mes promenades — qui conviendrait parfaitement pour voir sans être vu. Ces conteurs, nommés Les bois de Saint-Kilda, avaient à leur répertoire des histoires ou chansons traditionnelles liées aux mondes des marins et des ramoneurs de la région d’Édimbourg. Ils avaient l’habitude de se produire assis à côté d’un grand feu dont le bois provenait exclusivement de Saint-Kilda, une île perdue dans les Hébrides, au nord de l’Écosse.

Ce bois, lorsqu’il brûlait bien, donnait — paraît-il — un feu très vivant. Parfois, précisait la notice de présentation, la fumée s’élevait en prenant des formes si évocatrices, les flammes crépitaient et sifflaient si étrangement, que le moindre événement dans les braises se fondait parfaitement dans actions du récit. Quand leur feu était vraiment bien disposé, les conteurs disaient seulement une petite phrase de temps à autre, juste pour le relancer.

Je me suis enfoncé dans mon arbre creux bien en avance et, le soir venu, j’ai vu apparaître les deux conteurs (ils semblaient très jeunes) portant de grandes planches qu’ils ont entassées juste au bord de l’étang.

Dès que le silence s’est installé au sein du public (une cinquantaine de personnes), ils ont craqué une allumette. Une seule. De grandes flammes ont jailli puis, très vite, le feu s’est mis à ronronner comme un gros chat prêt à se faire caresser. Les conteurs jouaient avec les flammes, ils les excitaient, les calmaient, les réveillaient. Petit à petit, elles se sont intégrées dans leur histoire.

C’était une sorte de ballade en rimes de marins.

Au pied de la maison du Capitaine Mac Pherson

Un nouveau-né est déposé par une main fantôme.

Enveloppé dans une grande voile blanche,

Il ne dort que d’un œil, le petit ange.

« Un nouveau-né qui ne dort que d’un œil,

Tout de suite, je l’accueille.

Cela fera un excellent marin. »

Dit le capitaine à la vue du bambin.

Aussitôt, il hisse la grand-voile blanche

Et part en voyage, le petit dans ses bagages.

Sur les rives des îles Galapagos,

Le capitaine n’est pas le bienvenu.

À coup de crosses, il est jeté dans une fosse.

Mais heureusement pour lui,

Le nouveau-né ne dormait que d’un œil…

Comme il les a estourbis, les bandits !

En découvrant les îles Caïman,

Le capitaine est retenu par un tyran

Qui l’enchaîne au pied d’un volcan.

Mais heureusement pour lui,

Le nouveau-né ne dormait que d’un œil…

Du pétrin, le gamin a sorti le vieux marin.

Sous la brise des iles Marquises

De grands oiseaux au bec pointu

Terrorisent le capitaine abattu.

Mais heureusement pour lui,

Le nouveau-né ne dormait que d’un œil…

Il les a tous mis au tapis, comme promis.

De retour dans sa maison,

Le Capitaine Mac Pherson

S’endort comme un bienheureux.

Il a baissé ses yeux fatigués

Sur la grand-voile et son nouveau-né.

Comme ils ont bien dormi, les amis…

En une heure, seules une vingtaine de phrases avaient été prononcées ; le reste du temps, nous l’avions passé en compagnie du feu.

Puis, profitant du déclin des flammes, les conteurs ont disparu dans la pénombre. Le feu s’est éteint en silence. C’était magique. Je me suis extrait de mon arbre longtemps après le départ du dernier spectateur. À l’endroit du feu, fumait un petit tas de cendre blanche. C’est tout ce qui restait de leur histoire. Au beau milieu, j’ai découvert le corps d’un jeune oiseau. Les premières grandes flammes avaient dû le surprendre en plein vol. Il était calciné, mais tout blanc lui aussi. Quand je l’ai pris dans mes mains, il s’est réduit en cendre.

De retour dans ma remise, allongé sur ma paillasse, j’avais toujours en tête l’image de l’oiseau. J’en ai même rêvé. Dans une clairière blanchie par la lune, il est là, à peine visible, perché sur un grand arbre rectangulaire. Soudain, il se pose sur mon épaule, me regarde fixement dans les yeux, puis se met à hurler. Et son cri me réduit en cendre.

Je me suis réveillé en sursaut. Ce n’était pas l’oiseau, c’était moi qui avais crié dans mon sommeil. Mon propre cri m’avait réveillé. Je me suis tout de suite demandé : « Est-ce qu’un ermite ornemental a le droit de crier ou même de parler dans son sommeil ? » Marguerite ne m’avait rien dit là-dessus.

En tout cas, mon cri — réel ou supposé — avait résonné en moi comme un signal. Manifestement, je ne trouvais plus au Domaine de Lébiolles l’équilibre dont j’avais besoin pour assurer ma stabilité.

Le lendemain, j’ai dit adieu à ma paillasse, j’ai griffonné un « merci » à Marguerite, puis suis rentré à Paris.

À peine arrivé à mon appartement, j’ai envoyé un mail à Fabrice. J’avais juste écrit « Dring, dring » dans la rubrique objet du mail. C’était tout. J’étais vraiment désemparé. Que fallait-il faire… ? Reprendre la parole ? Dans ce cas, j’aurais eu l’impression de ne pas être allé au bout des choses. De quelles choses en réalité ?

Fabrice n’a pas tardé à me rappeler. J’ai décroché, … Sans dire un mot. C’était plus fort que moi. Contrairement à la dernière fois, Fabrice n’a pas raccroché. Il m’a dit se douter des raisons de mon silence. Cela avait à voir avec mes dessins. Si je ne disais plus rien, c’était, selon lui, pour les laisser vivre par eux-mêmes. Avec beaucoup de délicatesse, Fabrice m’a répété sa considération pour mes dessins, mais m’a avoué avoir toujours été gêné par mon obstination à vouloir absolument les commenter ; comme si je ne leurs faisais pas confiance. Il se réjouissait que je cherche, en me taisant, à simplifier la situation. Peut-être cela m’encouragerait-il à simplifier mes dessins eux-mêmes, qu’il trouvait… enfin… comment dire… un peu… trop… alambiqués. Pour bien se faire comprendre, il m’a raconté la légende du peintre et de l’Empereur de Chine. L’Empereur de Chine fait venir un peintre à son palais. Il voudrait bien avoir, à l’entrée de la salle du trône, l’image d’un grand oiseau blanc. Le peintre dit « D’accord. » Après deux mois, l’Empereur demande des nouvelles de son oiseau au peintre. Le peintre lui dit « Attends. » Six mois passent. « Attends. » Un an passe. L’Empereur n’en peut plus d’attendre et va directement à l’atelier du peintre. L’atelier est en réalité un très, très long couloir. Au début du couloir, l’Empereur découvre une magnifique peinture d’oiseau au mur. Il n’y manque pas le moindre détail, pas la moindre plume. Au fur et à mesure de sa progression dans le couloir, l’Empereur découvre une suite ininterrompue d’oiseaux blancs. Mais plus il avance, plus les détails s’estompent. Le peintre est au fond du couloir. Son pinceau en main, sans un regard pour l’Empereur, il trace une simple ligne blanche verticale sur le mur. L’essentiel de l’oiseau est dans ce trait. Le peintre a éliminé tout geste superflu. Il dit seulement « Voilà » à l’Empereur qui s’approche de lui. Le peintre n’aura dit que trois mots « D’accord », « Attends » et « Voilà ».

Fabrice a terminé la conversation en me souhaitant de parvenir, moi aussi, à une telle concision.

Nous avons raccroché en même temps. J’étais vexé. Si j’avais été en état de parler, je lui aurais dit, à Fabrice, que j’étais allé bien plus loin que son peintre ; que j’aurais bien voulu le voir, son peintre, faire tenir en même temps cinq pinceaux, debout, sur leurs poils, et pendant plus d’une minute.

Je suis resté un long moment sans rien faire. J’ai fermé les yeux. Les flammes des conteurs Les bois de Saint-Kilda s’agitaient toujours en moi. En pianotant sur You Tube, je suis tombé sur une captation — de très mauvaise qualité — d’une de leurs soirées. Un feu y est filmé en gros plan. De temps en temps, une phrase résonne dans le lointain. Je suis resté captivé, presque consumé par l’intensité des flammes. Dans ma tête, se bousculaient des images, des événements, des émotions d’une richesse et d’une précision insoupçonnées ; j’aurais pu en parler pendant des heures.

Pour la première fois, je voyais où je voulais en venir avec mon silence. Je voulais arriver à cela. Je voulais raconter une histoire sans avoir à dire le moindre mot. Mais je ne voulais pas raconter n’importe quelle histoire. Je voulais raconter Le dit du vieux marin en silence, sans ouvrir la bouche, uniquement avec un feu à mes côtés. Je raconterais Le dit du vieux marin bien mieux que mon professeur d’anglais ne l’avait fait. « Si je parviens à cette qualité de silence, je serai capable de garder n’importe quel albatros vivant. »

Pour cela, je devais apprendre à jouer avec le feu. Ce feu qui enflamme les histoires, puis les réduit en cendre blanche. Je voulais moi aussi des bois de Saint-Kilda. Peut-être d’autres bûches auraient-elles suffi, mais on n’abandonne pas aussi facilement les objets liés aux moments forts de notre vie.

Sur Wikipédia, un article retraçait l’histoire de la petite île de Saint-Kilda. Pendant plus de deux mille ans, elle avait été habitée sans discontinuer par une communauté qui n’avait jamais excédé les cent cinquante âmes. Les femmes s’occupaient de la tonte des moutons et de la confection de tissus, tandis que les hommes, au péril de leur vie, escaladaient les falaises pour dérober les œufs des fulmars, de grands oiseaux blancs qui nichent dans les anfractuosités de la roche. La communauté se nourrissait exclusivement de ces œufs et des fulmars eux-mêmes. Ils les retenaient dans leur nid en remplaçant les œufs par de petites pierres blanches tachetées que les fulmars couvaient avec la même ardeur. À aucun moment, il n’est question d’arbres, de bois ou de bûches à Saint-Kilda. Pour chauffer les maisons, de la tourbe était brûlée à même le sol. Les conditions de vie étaient particulièrement pénibles à Saint-Kilda. La violence du vent pouvait emporter et précipiter des troupeaux de moutons entiers du haut des falaises. Si bien qu’en 1930, la communauté tout entière a été déplacée dans les Highlands, au nord de Glasgow. L’île est devenue un observatoire à oiseaux où, actuellement, seul un ornithologue se charge de la protection des espèces et de l’accueil des touristes. Car, si l’on est pas rebuté par les conditions extrêmes, il est possible de passer des « séjours nature » dans l’île.

Le site internet des conteurs était bien trop succinct pour évoquer l’origine de leurs bois. Une unique page se contentait de donner leurs prochaines dates de représentations. Dans quinze jours, ils allaient se produire pour l’ouverture du Festival d’Édimbourg.

Le lendemain, je partais pour Saint-Kilda, avec la ferme intention, au retour, de rencontrer les conteurs à Édimbourg.

J’ai pris le ferry de Calais à Édimbourg. Là-bas, j’ai déniché un tout petit bateau de pêche qui m’a déposé à Saint-Kilda. Je ne parlais toujours pas. Pour communiquer, j’écrivais sur des bouts de papier. J’invoquais la honte de mon terrible accent anglais pour ne pas ouvrir la bouche.

À Saint-Kilda, le gardien-ornithologue, m’a montré la petite maison où je pourrais m’abriter. Après quelques mots de circonstance, il est retourné dans son observatoire. Sans même prendre le temps de ranger mes affaires, je suis sorti faire le tour de l’île. Je n’y ai pas trouvé le moindre arbre, le moindre arbuste, ni même une simple planche. Pas la moindre trace de bois. Dans cette île, il n’y avait que de la lande, quelques maisons de pierres vacillantes et deux cimetières : l’un, en bas, composé d’épaisses dalles familiales, avec des noms, des dates et de petits textes gravés en gaélique ; et l’autre, juché au sommet des falaises, composé de hautes stèles érigées sans la moindre inscription dessus. Les stèles touchaient presque les nuages, un peu comme les plaques de Richard Serra frôlaient la nef du Grand Palais.

En redescendant, je suis tombé sur une toute petite pierre blanche en forme d’œuf de fulmar. Je l’ai glissée dans ma poche comme porte-bonheur. Le soir, dans ma minuscule maison, je me suis mis au lit avec un livre d’histoire de l’île qui traînait sur ma table de nuit. C’était passionnant. Il y avait, entre autres, la reproduction d’une gravure où l’on voit un énorme oiseau, comme un grand fétiche aux plumes blanches, arrimé à la plus haute des stèles de la falaise. Malheureusement, aucune légende n’explique à quoi il était destiné. J’ai lu le livre jusqu’au bout. Je n’y ai trouvé aucune allusion aux bois de Saint-Kilda.

Le lendemain, j’étais totalement désœuvré. Ce n’était pas vraiment la saison pour observer les oiseaux (il n’y avait d’ailleurs pas un seul « touriste-nature » sur l’île) ; le climat était tellement hostile que je pouvais juste me calfeutrer dans ma maison. Mon bateau ne viendrait pas me rechercher avant cinq jours, j’ai donc décidé de passer le temps en apprenant par cœur Le dit du vieux marin (le livre de Coleridge ne me quittait jamais). Mais avec le vent qui s’engouffrait, sifflait sous la porte et les fenêtres, j’avais le plus grand mal à me concentrer. Mes pensées allaient dans tout les sens ; impossible de les contrôler. Je n’ai retrouvé mon calme et mes esprits que dans le bateau de retour.

Après une nuit de traversée sous la pleine lune, j’ai accosté à Greenhock, et de là, j’ai fait route jusqu’à Lochaline. C’était un petit village perdu dans les Highlands où la plupart des anciens habitants de Saint-Kilda s’étaient installés après leur exode. Je suis parti à la recherche d’hypothétiques survivants. Mais le temps avait passé. Seuls leurs enfants — nés sur la terre ferme — auraient pu me répondre. Pourtant, à la lecture de ma question relative aux bois de Saint-Kilda, ils se renfrognaient. Comme s’ils n’avaient pas envie d’évoquer l’île et ses mystères. Finalement, j’ai pu arracher une information. L’un de leurs ancêtres, qui avait quitté l’île encore jeune, serait peut-être toujours vivant à Édimbourg ; c’était lui qui avait porté la mémoire de Saint-Kilda avec le plus de détermination. Enfin c’est ce que j’ai cru comprendre — leur accent était si fort que j’aurais préféré avoir leur réponse écrite sur mes bouts de papier. J’ai noté son nom puis j’ai sauté dans un train à destination d’Édimbourg. Je ne voulais pas rater la soirée que les jeunes conteurs Les bois de Saint-Kilda devaient y donner.

À Édimbourg, le parc où ils allaient se produire était déjà noir de monde. Il y avait au moins un millier de personnes. Un tas de longues planches attendait sur une estrade.

Aux premières secondes de la représentation, tout le monde a fixé le feu, bouche bée. Un écran géant retransmettait les flammes, des enceintes amplifiaient les crépitements.

Au cœur des mers lointaines,

†u creux des flots monotones,

†u pied du bateau du Capitaine Mac Pherson

Un revenant à la peine demande qu’on le pardonne.

Du haut de son sombre gouvernail

Le capitaine aperçoit l’épouvantail :

« Un revenant repentant, ça alors !

C’est distrayant, je le prends à bord. »

Juché sur le mât de misaine,

Le revenant dit au capitaine

Tout ce qu’il voit à l’horizon.

À l’horizon et bien au-delà.

Sans l’ombre d’une hésitation,

Le capitaine écoute son compagnon

Et rejoint l’au-delà

D’où l’on ne revient pas.

Au cœur des heures disparues,

†u creux des peines perdues,

†ux pieds du Capitaine Mac Pherson,

Le revenant lui demande pardon.

« Bien sûr, dit le capitaine aventureux,

Qui pourrait t’en vouloir pour si peu ? »

Un lourd silence s’est installé parmi les spectateurs. Puis, lorsque la foule muette s’est dispersée, je suis allé à la rencontre des conteurs. Ils m’ont tout de suite reconnu. Lors de leur séjour à Spa, ils m’avaient vu méditer et dessiner ; Marguerite leur avait dit qui j’étais.

Je leur ai tendu un bout de papier leur demandant des éclaircissements sur la véritable nature de ces réels ou imaginaires bois de Saint-Kilda. Une autre question — subsidiaire — concernait la présence à Édimbourg d’un vieux monsieur originaire de l’île.

« Venez ! m’ont-ils dit à voix basse, nous allons vous répondre autour d’un verre. »

Ils m’ont entraîné dans un pub aux portes de la ville. À peine assis au bar, sans même nous demander notre avis, une bouteille de whisky et trois verres apparaissaient. Après dix minutes, j’étais totalement saoul. Amusés par ma curiosité pour leur art du feu, les deux jeunes n’ont évité aucun sujet. Ainsi, l’ancien propriétaire de ce bar et le vieux monsieur dont on m’avait parlé à Lochaline ne faisaient qu’un. Il était mort deux ans auparavant. C’était lui qui leur avait révélé l’existence des bois de Saint-Kilda. Un soir, pour se faire un peu d’argent, ils étaient venus raconter une histoire traditionnelle de ramoneurs dans son bar, mais n’avaient reçu qu’un accueil glacial de la part des clients. Le vieil homme était venu les trouver et leur avait fait remarquer qu’ils parlaient beaucoup trop, qu’ils disaient beaucoup trop de mots et que cela encombrait leur récit. Et surtout, il avait insisté sur l’intérêt de s’accompagner d’un feu quand on voulait bien raconter une histoire. Son propre père, par exemple, qui avait l’habitude de raconter des histoires du temps de Saint-Kilda, l’avait toujours fait avec un feu à côté de lui. D’après lui, pour ce genre d’exercice, il n’y avait sur terre pas de meilleurs bois que ceux de Saint-Kilda. Au creux de l’oreille, il leur avait confié qu’une grande réserve de bois se trouvait toujours à Saint-Kilda. Comme son père n’avait jamais imaginé raconter des histoires en dehors de l’île, la réserve était restée là-bas lors de l’exode. Il leur indiqua son emplacement et leur donna l’autorisation de prendre autant le bois qu’ils le désiraient. Les deux jeunes avaient été tellement séduits par sa façon d’en parler, qu’une nuit, ils avaient affrété un bateau, profité du sommeil du gardien de Saint-Kilda, et emporté toute la réserve de bois entreposée dans le soubassement d’une maison. C’étaient de très vieilles planches, parfois presque vermoulues. Ils ignoraient d’où elles provenaient et le vieil homme n’avait jamais rien voulu leur dire à ce sujet. Elles avaient été entreposées dans les caves du pub où nous nous trouvions. Une grande partie était d’ailleurs toujours là. Il y en avait encore pour des années. Le vieil homme — formé par son propre père — leur avait appris à bien jouer avec le feu et depuis, leur réputation n’avait fait que grandir.

Plus ils me parlaient, plus on buvait et plus la tête me tournait. Mon regard se perdait dans une série de bouteilles posées juste au-dessus du bar. Il y avait des modèles réduits de bateaux à l’intérieur. En y regardant de plus près, je me suis aperçu que tous ces bateaux étaient détruits. C’étaient des maquettes d’épaves, comme seuls peuvent le devenir des bateaux pris dans une tempête et projetés sur des falaises.

Et là… Je ne sais pas si l’alcool peut nous rendre extralucides, ou alors s’il agite tellement nos pensées que des vérités cachées remontent à la surface ; en tout cas, d’un seul coup, j’ai compris d’où provenaient les bois de Saint-Kilda. Ils étaient issus du naufrage de bateaux que les habitants de l’île provoquaient eux-mêmes. Peut-être tout avait-il commencé par un naufrage accidentel au pied des falaises. Mais quand les habitants se sont rendus compte de la somme d’objets rares ou de nourriture qui s’offrait à eux après une telle catastrophe, ils ont décidé d’en déclencher d’autres. Le soir tombé, dès qu’ils voyaient une tempête se lever, avec les planches et les mâts brisés récupérés d’un précédent naufrage, ils préparaient un feu en haut des falaises pour attirer les bateaux dans les abords les plus dangereux de l’île. Aussitôt j’ai repensé à la gravure du grand oiseau blanc arrimé à l’une des stèles : il devait être constitué d’un assemblage des plumes les plus blanches des fulmars pour réfléchir les flammes du feu. C’était un réflecteur géant, un phare de fortune pour mieux leurrer les bateaux en détresse. Si la communauté dans son ensemble se retrouvait autour de ce terrible feu, tout le monde n’avait peut-être pas conscience du drame qui se jouait en contrebas. Les plus jeunes, les enfants, devaient s’imaginer assister à une cérémonie où l’on allait découvrir les histoires dédiées au Grand Oiseau Blanc des Tempêtes. Car, pendant que les bateaux se fracassaient au pied des falaises, les habitants venaient écouter des histoires. Et pourtant, celui qui les racontait ne s’adressait pas à eux ; il se tournait vers la mer démontée et, dans une forme d’incantation, invitait les marins pris dans la tempête à plus lutter contre leur destin. Il les invitait à venir se joindre à eux, à ne pas avoir peur de voir leur bateau se briser sur les récifs, à ne pas avoir peur de voir leur corps se disloquer sur les rochers, ni de voir leur âme monter le long des falaises et venir s’agiter dans le feu. Ils ne devaient pas avoir peur de tout cela, pourvu qu’ils soient bien au chaud pour se glisser dans ses histoires.

Mais le moment le plus fort, celui que toute la communauté attendait, c’était quand le conteur baissait enfin la tête et qu’il se taisait. Là, dans le silence qui s’installait, tout le monde regardait intensément le feu et contemplait l’âme des marins dans les flammes, et suivait leur esprit dans les volutes de fumée. Et chacun, protégé du vent par les hautes stèles noires, écoutait la plainte des marins dans le crépitement des flammes. Ces stèles qui, par la pureté de leurs formes, accueilleraient l’âme des marins quand le feu serait éteint. Et quand le feu serait éteint, au petit matin, les hommes descendraient enfin au pied des falaises pour aller fouiller les carcasses éventrées des bateaux. Mais oui. Bien sûr. C’était cela.

Dans mon ivresse, tout me paraissait clair. Le vieil homme, qui avait ouvert son pub des années plus tôt, était le seul à connaître encore ce lourd et ancien secret. Dans sa rencontre avec les deux jeunes conteurs, il avait vu l’opportunité de libérer sa communauté. Il leurs avait transmis l’art du feu venant de son père, mais sans jamais leur en révéler la part occulte. Il voulait profiter de leur innocence pour racheter les forfaits commis par les habitants de Saint-Kilda depuis tant de générations. Pour que le bois des naufrages, pour que le poids de la faute parte en fumée dans la candeur de leurs petites histoires de marins et de ramoneurs.

Mais là, alors que les deux jeunes buvaient leurs whiskies dans la joie de leur soirée réussie, je ne me voyais pas leur confier ce que j’avais compris. Je ne voulais pas tuer l’innocence en eux. Je ne voulais pas faire comme mon professeur d’anglais l’avait fait avec moi. Car ce n’était pas moi qui avais tué l’albatros en parlant après Le dit du vieux marin ; c’était lui, c’était mon professeur qui l’avait tué en m’empêchant de parler. Qui sait, j’aurais peut-être dit des mots d’une force incroyable ; et juste après mes paroles, il y aurait peut-être eu un formidable silence…

J’ai voulu absolument retourner à Liège pour régler mes comptes avec mon professeur d’anglais.

Le lendemain, je prenais le ferry pour Ostende, puis le train pour Liège. Mon frère me logerait bien pour quelques jours. J’ai retrouvé l’adresse de mon professeur d’anglais et aussitôt, lui ai envoyé une lettre le priant de me recevoir rapidement. Je lui expliquai que suite à une mauvaise angine, je ne pourrais pas parler et communiquerais uniquement par petits mots.

Deux jours plus tard, sans même attendre sa réponse, je sonnai à sa porte. Sa femme, guère étonnée de ma visite, m’a indiqué un long couloir qui menait au bureau de son mari. Plus j’avançais, plus les murs étaient recouverts de photos de classe. Je me suis reconnu dans l’une d’elle. À travers la porte entrouverte, j’entendais mon professeur parler tout seul. Il ne s’est même pas interrompu quand je me suis assis en face de lui. Ses propos n’étaient pas très cohérents ; il mélangeait des histoires du temps où j’étais élève au collège Saint-Louis, du moment présent, de sa petite enfance, de faits historiques du Moyen-Âge… Il était d’une nervosité incroyable, fumait cigarette sur cigarette. Parfois, il en allumait une nouvelle, alors que la précédente était toujours en train de brûler dans l’énorme cendrier à côté de la cheminée.

Tout ce qu’il disait était d’une telle confusion. Je ne voyais pas comment intervenir. Il tournait en rond dans sa tête. Il n’y avait aucun contact possible. Je me suis levé, il m’a regardé d’un air profondément désolé. J’ai refermé la porte du bureau derrière moi.

Sa femme m’attendait au bout du couloir. À voix basse, elle m’a demandé comment s’étaient passées les retrouvailles. Je lui ai fait signe que son mari avait perdu la boule. Elle m’a répondu que ce n’était pas cela ; qu’il souffrait d’un mal appelé syndrôme Valery Labaud. S’il s’était mis dans cet état-là, c’était par joie et appréhension de me revoir après tant d’années. Quand il subissait une émotion trop forte, tout se bousculait dans sa tête. Il se mettait à feuilleter sa vie exactement comme certains mourants voient défiler leur existence en une fraction de seconde ; fiction et réalité, passé et présent s’entremêlent. Lorsque les personnes atteintes de ce syndrôme sont submergées par des émotions trop fortes, elles sentent le souffle de la mort dans leur dos.

Je suis parti sans dire un mot.

Dans le train qui me ramenait à Paris, j’ai repensé à mon état d’excitation lorsque j’ai entendu pour la première fois Le dit du Vieux marin. C’était une telle émotion que, si mon professeur d’anglais m’avait laissé parler, les mots m’auraient totalement dépassé ; j’aurais été emporté par eux, et ma raison aurait pu se fracasser. S’il m’avait ordonné de me taire, c’était pour mon bien. Il ne voulait pas que je devienne comme lui. Mais pour me faire taire, il fallait frapper fort. En m’accusant d’avoir tué l’albatros, il m’avait cloué sur place.

De retour à mon appartement, j’ai directement envoyé un mail à Fabrice pour lui donner rendez-vous. Le Grand Palais étant fermé, je lui proposai le premier banc à l’entrée des Tuileries.

J’avais sous le bras mes dessins réalisés au cours des dernières semaines. Je voulais absolument que Fabrice découvre mon nouveau style. En voyant mon carnet de dessin, il m’a tout de suite dit :

« Montre. »

— « D’accord. »

Fabrice : « Le suivant. »

— « Attends… »

Fabrice : « Le suivant. »

— « Voilà. »

J’étais très ému par la concision avec laquelle je parvenais à montrer mes dessins. Dans ma poche, j’avais toujours ma pierre porte-bonheur ramassée à Saint-Kilda. Si l’émotion avait été trop forte, si jamais j’avais senti un trop-plein de mots jaillir en moi, je n’aurais eu qu’à la mettre en bouche.

Mais tout s’est bien passé. J’ai dit : « Au revoir ! » à Fabrice, j’ai respiré profondément et malgré les interdictions, je suis allé au beau milieu d’une pelouse.

Je me suis laissé tomber à la renverse et j’ai regardé les oiseaux passer dans le ciel.

FIN