le benshi d'Angers

À sa mort, notre mère nous avait laissé la maison du quai Mativa — à Liège — tellement encombrée que pendant plus de cinq ans, mon frère et moi n’avons touché à rien. Cela faisait quatre générations que la famille y était installée et la perspective de devoir ouvrir tant de placards à fantômes méritait bien un petit moment de réflexion.

Puis un jour, sous la pression de voisins désireux de nous faire abattre les peupliers du fond du jardin, nous avons pris les choses en mains. Par une forme d’excès, nous avons décidé de tout raser dans le jardin, de tout liquider dans la maison avant de la mettre en vente. Un antiquaire avait été chargé d’estimer les meubles et objets qui en valaient la peine, mais auparavant, ne fût-ce que pour lui permettre de pénétrer dans les pièces, il fallait décongestionner la maison. Le problème a été pris en tenaille : mon frère s’attaquerait aux caves, et moi aux greniers.

À la seconde où j’ai poussé la porte de la première mansarde, je l’ai aperçue : … une toute petite brochure. Coincée dans une pile de livres d’art posés sur une chaise, elle dépassait à peine. « La tenture de l’Apocalypse à Angers, une œuvre éternelle à l’épreuve du temps ».

C’était ma grand’mère qui, un soir où mes parents m’avaient déposé chez elle, me l’avait montrée avant de me coucher. Elle revenait d’un séjour culturel dans l’ouest de la France et devait absolument partager son enthousiasme avec quelqu’un, quitte à le faire avec un enfant qui n’avait encore mis les pieds nulle part. J’avais fait semblant de l’écouter, j’avais à peine regardé les images. Et pourtant, une fois au lit, je n’avais pas pu m’endormir. Des impressions confuses s’agitaient au fond de moi. Pour passer le temps, à la lueur de ma lampe de poche, j’avais joué avec mes tampons encreurs sur un vieux bloc de papier à lettres de condoléances oublié dans la table de nuit. Mais rien à faire, impossible de trouver le sommeil. J’étais comme saisi d’une terreur plutôt agréable. Le mot « Apocalypse » résonnait dans ma tête. Je sentais qu’il était chargé de mille choses qui toutes me dépassaient et qui en même temps ne m’étaient pas tout à fait étrangères. Au plafond, une tache d’humidité à peine perceptible dans la pénombre s’était mise à attirer mon attention. Plus je la fixais, plus j’y retrouvais des formes ressemblant singulièrement aux créatures de la tenture de l’Apocalypse. Si je fermais les paupières, c’était plus fort encore, les créatures se mettaient à danser à l’intérieur de moi-même.

Je suis descendu à la cuisine pour prendre un verre d’eau, mais tout à coup, dans l’escalier, une marche a grincé si profondément que c’était comme si elle relayait le cri d’une des créatures de la tenture de l’Apocalypse. J’étais fasciné. Pour la première fois, j’entrais véritablement en contact avec le monde des objets. Évidemment, à l’époque, je n’avais pas les mots pour dire ce qui se passait en moi, mais pour la première fois, je me rendais compte que certains objets, exactement comme nous, étaient chargés d’une vie intérieure. Je découvrais aussi, qu’à la faveur de la nuit, hommes et objets pouvaient trouver un terrain d’entente. J’étais là, à faire grincer et grincer encore la marche quand j’ai entendu une voix.

« Que fais-tu là ?

Le grincement avait réveillé ma grand’mère.

— Ben… j’avais soif.

— À l’avenir, essaie de ne plus poser les pieds sur cette marche. »

Je n’ai plus jamais remis les pieds sur cette marche. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Peut-être tout simplement pour obéir à ma grand’mère, ou pour respecter le mystérieux pouvoir de la marche, comme on respecte un dieu en s’interdisant de prononcer son Nom, ou alors pour d’autres raisons qui me dépassent. Avec le temps, je ne me suis plus posé la question ; c’était devenu une habitude dont je n’avais même plus conscience.

Lorsqu’après la mort de ma grand’mère, mes parents ont décidé que nous nous installerions dans sa maison, ma mère a très vite remarqué que j’enjambais systématiquement cette marche dans l’escalier. Elle m’a avoué qu’elle aussi l’avait évitée dans sa jeunesse quand, revenant de soirée tard dans la nuit, elle ne voulait pas réveiller ses parents. « Mais à mon époque, avait-elle ajouté, l’horloge du palier fonctionnait encore, et je m’arrangeais toujours pour rentrer avant la demie pour qu’elle ne sonne qu’un seul coup. Comme cela, si jamais mes parents avaient été réveillés par ma venue, je pouvais toujours dire que j’étais rentrée à minuit et demi plutôt que trois heures et demi. »

Elle m’a aussi révélé que cela avait été bien plus terrible pour ma grand’mère, car à son époque à elle, les marches étaient si bien cirées qu’une nuit, rentrant de soirée, elle avait glissé dans les escaliers et heurté violemment l’horloge qui, en réaction, avait sonné les quatre heures du matin alors qu’il n’était que minuit. Ses parents ne l’avaient pas crue.

« Tu vois, m’avait dit ma mère, avec le temps et les générations, on finira bien par la mater, la sauvagerie de cette maison. » Elle disait cela avec la même fierté que le peuple hollandais face à ses digues sur la mer du Nord.

Pourtant, bien des années plus tard, rien qu’en ouvrant la porte de la mansarde, rien qu’en posant les yeux sur cette vieille brochure rapportée par ma grand’mère, j’ai senti les digues se briser. J’étais submergé par les souvenirs. Ils venaient de me ramener à un état de ma vie où je vivais dans l’amitié des objets, où j’attendais d’eux qu’ils me révèlent les mondes enfouis que je portais en moi. Paradoxalement, je n’ai pas voulu rouvrir la brochure de la tenture de l’Apocalypse ; elle ne m’aurait renvoyé qu’à mes propres souvenirs. Non, la seule chose que je voulais retrouver, c’était la douce sauvagerie de cette nuit où les objets m’avaient aidé à rentrer dans un mot qui résonnait profondément, infiniment, terriblement en moi. Le mot « Apocalypse ».

J’ai décidé de tout reprendre à zéro. Sans même repasser par chez moi à Paris, je suis parti en séjour culturel à Angers.

Le matin de mon arrivée, ma première préoccupation a été de trouver un hôtel. Un vieil hôtel au parquet qui grince avec, si possible, une tache d’humidité au plafond. À deux pas du château, l’hôtel Delaunay semblait parfaitement convenir. Il s’appelle ainsi, parce que, dans les années 20, Sonia Delaunay avait dessiné les motifs du papier peint, des couvre-lits et rideaux de chacune des chambres. Après avoir connu une certaine renommée jusque dans les années 50, l’hôtel était tombé dans l’oubli.

C’était la saison creuse, j’ai pu choisir ma chambre. J’y ai laissé mes affaires.

Un peu avant midi, je suis parti au château d’Angers découvrir la tenture en chair et en os. Une visite guidée venait de commencer :

« Commandée par le duc Louis Ier d’Anjou et réalisée entre 1373 et 1382, la tenture de l’Apocalypse est la plus grande tenture jamais tissée en Europe. Elle illustre les visions que l’apôtre saint Jean reçut vers l’an 96 (Écris ce que tu as vu, ce qui est et ce qui va arriver) et qu’il consigna dans l’Apocalypse, le dernier texte du Nouveau Testament.

Au xviie siècle, la tenture est raccourcie et mise en pièces pour tenir sur les murs de la cathédrale d’Angers. Très vite, les chanoines se plaignent qu’elle étouffe leurs chants et leurs sermons. En 1782, ils finiront par la mettre en vente à bas prix, mais elle ne trouvera pas preneur. Elle est alors jetée au rebut dans un dépôt. Découpée, parfois en fines lanières, elle sert à panser les chevaux, à boucher des trous, à bâcher les parquets, à protéger de la pluie, de la boue, à nettoyer les sols et à s’essuyer les pieds. Elle ne sera réhabilitée qu’à la fin du xixe siècle. »

À part cette introduction, le guide n’arrêtait pas de vouloir actualiser son discours pour montrer à quel point les scènes représentées dans la tenture doivent avant tout être interprétées comme des commentaires politiques sur des faits historiques. Quand il parlait des anges, il les appelait Obama ou Mandela, et quand il évoquait les ténèbres, il faisait référence à Oussama. C’était ridicule.

La visite achevée, j’ai voulu rester seul dans la salle, mais j’ai à peine eu le temps de m’asseoir devant une scène de la tenture, qu’une mère et son fils ont fait irruption. L’enfant n’arrêtait pas de montrer du doigt des créatures et de demander à sa mère « Et ça, c’est quoi ? » Et elle, plutôt excédée, de lui répondre invariablement « Ben, tu vois bien ! » C’était infernal. Je voyais bien que l’enfant n’était pas bien, qu’il était rongé par une inquiétude que sa mère était totalement incapable d’apaiser. Et pourtant, je restais plutôt insensible à son état. Toutes mes préoccupations étaient dirigées vers la tenture elle-même. J’étais blessé par la faiblesse de tout ce qu’on pouvait en dire. Elle méritait mieux que cela. Elle avait déjà vécu tant d’épreuves. Je me suis demandé si le fait de m’apitoyer davantage sur le sort d’un objet plutôt que sur celui d’un enfant n’était pas en train de me mettre hors du monde. « Mais qu’est-ce qui me lie tant à la vie des objets ? » J’ai voulu pousser mon questionnement jusqu’au bout, et je me suis mis à déchirer ma chemise, puis une jambe de mon pantalon pour voir l’effet profond que cela allait provoquer en moi.

Intrigué par mon manège, l’enfant s’est retourné et, me montrant du doigt, a demandé : « Et ça, c’est quoi ?

— Ben, tu vois bien ! lui a répondu sa mère. »

Je suis rentré à l’hôtel.

J’y ai passé une nuit pleine de promesses. Je me suis réveillé en sursaut vers trois heures du matin sans pouvoir me rendormir. J’ai d’abord commencé à fixer la tache d’humidité ; cela n’a rien donné ; les grincements du parquet non plus. C’est alors que j’ai été capté par les motifs des rideaux. Ils étaient légèrement animés par un courant d’air dû à une fenêtre trop vétuste. Une à une, comme dans le générique d’un film, les créatures de la tenture sont apparues dans les motifs…

Puis elles ont disparu. J’avais à peine eu le temps d’être secoué par un doux frisson d’effroi.

Le lendemain, je rentrai à Paris. En attendant mon train en gare d’Angers, j’ai reçu un appel téléphonique de Fabrice me demandant comment j’allais.

Je lui ai raconté ma visite de la tenture au château d’Angers, et à quel point j’avais été touché par la pauvreté du regard que la plupart des gens portaient sur elle.

« Tu crois que ton regard est plus profond ?

— Je l’espère bien, lui ai-je répondu.

— Eh bien détrompe-toi. Ton regard n’est jamais que ton regard à toi, rien de plus.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu sais pourquoi mes parents m’ont appelé Fabrice ? C’est à cause du Point de vue de Fabrice. Au début de la Chartreuse de Parme, Stendhal place son héros Fabrice del Dongo en pleine bataille de Waterloo. Fabrice a perdu son cheval. Sans lui, il n’est plus rien. Il passe toute la bataille de Waterloo, ce moment historique où se joue l’avenir de l’Europe, à chercher son cheval. C’est le seul regard qu’il parvient à poser sur les événements. C’est son seul point de vue. Chacun des autres soldats, même Napoléon, n’avait que son propre point de vue sur la situation. On ne peut voir les choses qu’avec notre propre regard. C’est notre mesure.

— Je ne suis pas d’accord avec toi. Tu me parles d’expérience. Tu me parles d’une expérience sur un champ de bataille. Moi, je te parle de quelque chose qui va bien au-delà de l’expérience. Quand ma grand’mère m’a montré pour la première fois les photos de la tenture, je n’avais aucune expérience de rien ; surtout pas des Anges ni des Dragons à sept têtes. Et toujours maintenant, je n’en ai aucune expérience. Mais je sais que si je veux aller à leur rencontre, je dois avoir le regard le plus large possible. Un regard qui me dépasse de très loin.

— Si tu veux, c’est ton point de vue. Mais moi je trouve qu’une mère qui dit “Tu vois bien !” à son fils, elle ne lui dit pas qu’il voit mal. C’est tout aussi profond que ton regard à toi. »

Fin de la conversation.

Dans le train, j’ai lu l’Apocalypse de l’apôtre Jean. Le texte m’est apparu profondément, infiniment, terriblement obscur, mais en même temps, il n’avait rien à voir avec cette histoire qui, par deux fois, avait rôdé autour de moi la nuit. Elle était d’un autre ordre. Mais je ne pouvais pas en dire plus.

En rentrant dans mon appartement, j’ai tout de suite changé de vêtements (j’en avais assez qu’on me regarde de travers), puis j’ai téléphoné à mon frère. Je voulais m’excuser de l’avoir laissé tomber ainsi, au moment où nous commencions à peine à nous attaquer à la maison.

Pendant un mois, j’ai traîné dans les rues de Paris avec le sentiment de me débattre dans une vie totalement vide. J’étais incapable de faire autre chose. La nuit, je ne dormais pas. Puis un mercredi matin, en ouvrant le Pariscope, j’ai vu que le soir même, à la Maison du Japon, un benshi proposait un commentaire inédit des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, un film muet de 1921 dans lequel joue Rudolph Valentino. Je suis allé voir sur Wikipédia ce que voulait dire benshi.

« Au temps du cinéma muet au Japon, les benshi commentaient les films et jouaient les dialogues des acteurs pour un public largement analphabète (et donc incapable de lire les intertitres). Sans trop se soucier de suivre le scénario original, les textes étaient souvent improvisés par les benshi. À partir d’un même film, le benshi pouvait, au gré des séances, raconter une histoire très différente selon son humeur. Certains d’entre eux étaient très populaires et parfois plus connus que les réalisateurs ou acteurs des films qu’ils commentaient. L’âge d’or des benshi se situe vers 1920, lorsque la dimension artistique du cinéma muet s’affirma. Il existe encore quelques rares benshi en activité de nos jours. »

Quelques heures plus tard, j’étais dans la salle de cinéma de la Maison du Japon. Avant de lancer la projection des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, le benshi montra comment il faisait pour bien s’imprégner du film qu’il avait à commenter. Son numéro était parfaitement rôdé. Devant l’assistance, il sortit de leurs boîtes les bobines des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse et avec une incroyable dextérité s’enroula complètement dedans. Puis il se mit à onduler comme une momie en face d’un miroir déformant. Après s’être déplacé de long en large par de rapides torsions des pieds, il leva un bras, également embobiné dans le film, et, en un éclair, replaça le tout dans les boîtes. Il nous dit que cette opération avait non seulement le mérite de faire connaître physiquement le film au benshi, mais aussi que les mille petites griffes que son intervention occasionnait sur la pellicule généraient, au moment de la projection, des sortes de dessins abstraits à partir desquels il avait toute liberté d’imaginer des dialogues de son cru. « Si je devais uniquement me baser sur les images tournées par le réalisateur, je n’aurais rien à dire, elles parlent d’elles-mêmes. »

Le projectionniste récupéra les bobines et lança le film. Dès l’apparition des protagonistes à l’écran, la voix du benshi résonna.

« Où vas-tu ?

— Je rentre chez moi.

— Dans ta maison ?

— Oui, dans ma maison.

— Ta maison n’existe plus.

— Comment le sais-tu ?

— J’y ai mis le feu.

— Pourquoi as-tu mis le feu à ma maison ?

— Pour qu’il ne te reste plus rien.

— Il me restera les cendres.

— Que feras-tu avec les cendres de ta maison ?

— Un dessin. Un dessin de ma maison.

— Mais tu ne pourras pas habiter dans ton dessin.

— Non, j’habiterai dans ma haine, ma haine pour toi.

— Mais tu ne pourras plus sortir de ta haine pour moi. Elle te deviendra comme une nouvelle maison. Tu y resteras prisonnier jusqu’à ta mort.

— Non, je pourrai sortir quand je voudrai.

— Comment feras-tu ?

— Je n’aurai qu’à regarder mon dessin. »

C’était un moment magique, comme si le benshi avait réussi à réveiller l’inconscient qui se cachait au fond des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.

Après la projection, je suis resté dans mon coin en attendant que le benshi se libère de ses nombreux admirateurs. Dès que j’ai pu être seul à seul avec lui, je lui ai demandé — grâce à ses conférences dans le monde entier, il parlait un anglais parfait — s’il voulait bien se pencher sur mon cas. J’avais sous le bras un magnifique livre contenant de grandes reproductions de chacune des scènes de la tenture de l’Apocalypse. « Cher monsieur, lui dis-je, pourriez vous me commenter ces images ? Pas à la seconde, bien entendu, et je vous paierai pour cela. Mais cela vous plairait-il de tenter l’expérience ? »

Je lui ai raconté ma visite au château d’Angers, je lui ai dit combien je trouvais tous les commentaires entendus ou lus à propos de la tenture de l’Apocalypse tellement pauvres, tellement réducteurs ; alors que, j’en étais sûr, elle était chargée d’une histoire infinie, une histoire qui parfois, en pleine nuit, m’apparaissait dans des objets, mais disparaissait aussitôt, comme si elle ne voulait pas se donner vraiment à moi. « Aidez-moi à saisir cette histoire, je vous en prie.

— Oh là là ! s’est exclamé le benshi. C’est assez confus tout cela. Attendez, j’essaie de comprendre. Vous me dites que depuis votre plus tendre enfance vous avez un rapport privilégié avec cette tenture de l’Apocalypse ; qu’elle vous fait faire des cauchemars la nuit et que, grâce à ces cauchemars, vous la voyez plus profondément que les autres ; mais qu’en même temps, comme vous la voyez dans le noir de la nuit, vous ne voyez pas vraiment ce que vous voyez mieux que les autres. C’est bien cela ?

— Oui… enfin… non ; je ne sais pas très bien. C’est difficile à dire. J’ai l’impression que les autres ne voient la tenture que comme un objet inerte qui n’a d’intérêt que parce qu’il nous permet de projeter dessus nos peurs les plus intimes. Moi, je crois que la tenture est chargée d’une peur, d’un effroi qui ne nous appartient pas, qui nous dépasse. La nuit, je sens que cet effroi habite aussi les taches d’humidité, les motifs des rideaux, les marches d’escaliers. Et ça me fait du bien. Je ne me sens plus tout seul avec mes propres peurs. Je voudrais mieux connaître l’effroi qui se cache dans les objets. Mais je crois que c’est un vrai métier d’y arriver. Un métier que vous avez. Quand je vois comment vous parvenez à découvrir les histoires qui se cachent dans les pellicules des vieux films, je suis sûr que, rien qu’avec ces reproductions de la tenture, vous pourrez en saisir toute la profondeur.

— Je suis flatté que vous me prêtiez de telles compétences, mais malheureusement, je suis bien incapable de vous aider. Je ne sais travailler qu’avec la pellicule des films. C’est mon métier comme vous dites. Ceci étant, quand je vous entends parler de taches d’humidité, de motifs dans les rideaux, de grincements de marche d’escalier, je pense peut-être pouvoir vous donner quelques pistes. »

Il m’expliqua qu’au cours de ses nombreuses tournées dans le monde, il avait rencontré quelques personnes qui, comme lui, avaient construit une relation très forte avec des objets bien spécifiques. Il me parla d’un menuisier au Canada qui rangeait les planches destinées à la construction des maisons non pas suivant leur taille, mais en fonction de leur grincement. « Enregistrez votre marche d’escalier, il vous en dira peut-être quelque chose d’intéressant. » Il m’apprit qu’à Bali, un conteur racontait des histoires en manipulant de longues ficelles qu’il tissait ensuite pour en faire de petits carrés de tissu. « En ce qui concerne les taches d’humidité, vous n’aurez que l’embarras du choix ; depuis la nuit des temps on lit l’avenir dans des taches de toutes sortes. »

J’étais prêt à partir partout où le benshi me conseillerait d’aller. Il n’y avait peut-être pas grand-chose à espérer d’une telle entreprise, mais le simple fait de voir du pays serait déjà plus passionnant que de tourner en rond dans les rues de Paris.

Il fallait d’abord que je fasse un saut jusqu’à Liège pour y enregistrer ma marche d’escalier et photographier la tache de moisissure. Pendant mon absence, mon frère n’avait pas traîné ; la cave et les greniers étaient pratiquement vidés ; un brocanteur avait emporté tout ce qui n’était pas susceptible d’intéresser l’antiquaire. « Ah bon. Et il a emporté la pile de livres qui étaient posés sur la chaise de la mansarde ?

— Oui, sans doute, il n’y avait que des vieilleries sans intérêt. Peut-être que Marie en a repris un ou deux pour jouer au jardin. Tu n’as qu’à lui demander, elle est toujours là. »

Marie, c’est la fille de mon frère, ma filleule. Elle avait huit ans à ce moment-là. J’ai ouvert la porte du jardin.

« Coucou Marie, ça ne te dit rien une petite brochure avec des images anciennes d’anges et de dragons ?

— …

— Ah mais si, la voilà ! »

À côté de ma vieille boîte de tampons encreurs qu’elle avait retrouvée Dieu sait où, traînait la brochure. Je me suis précipité dessus avec l’appréhension de me sentir à nouveau submergé par les souvenirs. Je l’ai feuilletée. « Oh ! » C’était magnifique. Sur chacune des images, Marie avait tamponné des formes de monstres absolument terrifiantes. Comme si elle avait saisi, bien mieux que moi, cette douce terreur, cette sauvagerie que j’avais seulement entraperçue. Je voulais absolument qu’elle me parle de ces monstres.

« Et ça, c’est quoi ? lui demandai-je en pointant du doigt une de ses créatures.

— Ben, tu vois bien…

— Et ça, c’est quoi ?

— Ben tu vois bien… »

Impossible de lui arracher une autre réponse. Je crois qu’elle s’imaginait avoir fait une bêtise en tamponnant dans un livre auquel je tenais. Et même si je lui certifiais le contraire, elle ne voulait prendre aucun risque.

Je suis rentré à l’intérieur de la maison et, quand j’ai posé le pied sur la marche de l’escalier… je n’ai rien entendu. Avec le temps, ou peut-être parce que plus personne ne l’utilisait depuis longtemps, elle avait perdu sa voix.

J’ai ouvert la porte de la pièce où je dormais du temps de ma grand’mère… la tache d’humidité était totalement asséchée, à peine perceptible.

La maison s’était repliée sur elle-même. Je n’ai même pas pris la peine de dire au revoir à mon frère ; je suis parti pour Angers.

À l’hôtel Delaunay, j’ai réussi à avoir la même chambre que lors de mon précédent séjour. Malgré mes scrupules — j’avais toujours en tête les mauvais traitements subis par la tenture de l’Apocalypse — j’ai découpé une fine bande de motifs dans le bas d’un des rideaux. J’ai recousu la partie amputée en espérant bien que mon geste passe inaperçu. Le lendemain, je quittai l’hôtel, mon prélèvement soigneusement dissimulé dans mes bagages.

Destination : Bali.

Le benshi ne s’était pas souvenu du nom de la personne à rencontrer. En revanche, il savait parfaitement où, dans la montagne, était situé le petit temple au pied duquel cet homme aux ficelles racontait ses histoires et tissait ses bouts d’étoffe.

Dans l’avion, je ne parvenais pas à détacher mon regard du passager assis juste à côté de moi : un Indonésien sans doute de retour au pays. Depuis le décollage, il avait le nez plongé dans son journal. Il n’avait pas tourné une page, pas bougé la tête ; comme s’il était tombé en arrêt devant une phrase, un mot, peut-être même une lettre. C’était un journal français distribué par la compagnie. Un moment, deux bonnes heures après le décollage, je n’y tenais plus et je lui ai demandé ce qui l’attirait tant dans cet article. Il m’a regardé, le visage terrorisé, sans prononcer le moindre mot. Il ne parlait pas français. J’ai compris qu’il devait avoir tellement peur de prendre l’avion qu’il contenait son angoisse en se réfugiant dans un journal, comme pour mieux s’abstraire de la situation.

Les digues se sont à nouveau rompues. « Mon père ! » J’ai repensé intensément, terriblement à mon père, comme je ne l’avais plus fait depuis des années. L’homme à côté de moi ne lui ressemblait pas du tout ; mais cette terreur résignée et ce journal…

… Il y a plus de quarante ans, lors notre installation dans la maison du quai Mativa, nous avions accroché dans la cuisine un tableau noir sur lequel nous écrivions à la craie la liste des courses ou des tâches ménagères à accomplir. Puis un jour, quelques années plus tard, mon frère, pour revoir un cours de géométrie avec des amis, a emporté le tableau dans sa chambre. Le soir, mon père a tout de suite remarqué son absence dans la cuisine. « Qu’est-ce que c’est que ce vide sur le mur ! » C’est vrai qu’à l’emplacement du tableau, un rectangle aux couleurs d’origine de la pièce éclatait comme un trou à vif au beau milieu des murs jaunis par le temps. « Je ne veux pas voir ce vide. Comblez-le comme vous voulez, avec une page du journal, avec n’importe quoi, mais je ne veux plus voir ce trou. » Nous l’avions pris au mot et punaisé aussitôt à la place du tableau une page du journal du jour prise au hasard. Mon père semblait satisfait.

Quelques mois plus tard, il mourait.

Pendant des années, quiconque venait à la cuisine pour la première fois lisait systématiquement l’article principal de la page du journal et disait : « Mon Dieu, comme c’est intéressant ! » Je répondais toujours : « Oui, oui, mon père tenait beaucoup à cet article. » Je n’avais pourtant jamais cherché à le lire, le journal ayant été affecté à un tout autre rôle.

En route pour Bali, à côté de mon voisin réfugié dans son journal, je me suis senti proche comme jamais de mon père. Il n’en avait rien dit, mais c’est évident qu’à l’époque du tableau, il savait qu’il allait bientôt mourir. Comme mon voisin, il devait être terrorisé à l’idée de tomber dans le vide. L’un et l’autre se sont accrochés aux pages d’un journal comme à un parachute. L’un et l’autre ont su trouver dans la présence d’un objet quotidien la force dont ils avaient besoin pour se maintenir en vie.

Lors de l’escale à Kuala Lumpur, j’ai tout de suite appelé mon frère. « Ah, tu dormais… Quoi, il est quatre heures du matin chez toi ? Excuse-moi je croyais qu’il était minuit… Non je ne suis pas à Paris, je suis à Kuala Lumpur… Voilà, je voudrais juste savoir : est-ce que tu as déjà commencé à vider la cuisine du quai Mativa ?

— Non, répondit mon frère d’une voix qui commençait enfin à se réveiller. Mais puisque je t’ai au téléphone, il faut que je te dise : je suis en train de changer d’avis. Je crois que je n’ai plus envie que l’on vende la maison. Je crois que je voudrais m’y installer.

— Bien, bien. Mais alors, tu n’as pas touché à la cuisine ?

— Non je te dis. Pourquoi ?

— Euh…rien. Enfin… C’est pour te demander de ne pas jeter la page de journal qu’on avait punaisée au mur.

— Si ça peut te faire plaisir… »

Arrivé à Denpasar, capitale et aéroport de Bali, je rejoignais un groupe de touristes nord-américains. Après un voyage en car jusqu’au village de Trunyan et une nuit d’hôtel au bord du lac, notre guide nous a emmenés dans un sentier en pleine forêt qui, après cinq heures de marche, débouchait sur le petit temple du mont Batur. Mon homme était là, tel que le benshi me l’avait décrit. Il vivait d’aumône, assis en tailleur à l’entrée du temple. Pour quelques sous, il regardait chacun de ses interlocuteurs droit dans les yeux, puis tirait de son sac une très longue ficelle qu’il passait entre ses doigts pour créer des figures qui se formaient et se déformaient au fil d’une histoire qu’il racontait d’une voix monocorde. Le guide traduisait les histoires au fur et à mesure. C’étaient des histoires très ésotériques mettant en scène des dragons, des forêts profondes et des pouvoirs surnaturels. Après chaque histoire, il tissait sa ficelle en un petit bout d’étoffe qu’il nous donnait en disant de bien la conserver, qu’elle nous protégerait des mauvaises histoires dont la vie a le secret. Durant le déjeuner, sur des nattes étendues à côté du temple, le guide-traducteur a accepté de m’assister dans l’entrevue que je voulais avoir avec le vieux conteur aux ficelles. J’ai tendu mon prélèvement de rideau de l’hôtel Delaunay et ai expliqué qu’une nuit de cauchemar, j’avais vu des personnages apparaître dans les motifs du tissu. Je voulais être bien sûr que ces créatures n’étaient pas uniquement issues de ma tête mais que le rideau lui-même y était pour quelque chose. « Vous qui avez l’habitude d’aller chercher des histoires dans des ficelles, vous pourrez certainement m’être de bon conseil. » L’homme a défait un à un les fils qui composaient mon tissu, les a noués les uns à la suite des autres, les a passés entre ses doigts puis m’a regardé très longuement. « C’est un fil bien résistant que vous avez là, m’a-t-il dit. Un fil qui serait bien capable de vous retenir au-dessus du vide. Mais je ne crois pas qu’il contienne la moindre histoire. Regardez comme il tremble. Il n’y a pas le moindre gramme de vent et il tremble. Il est tout entier dans son tremblement.

— Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

— Que vous vous êtes retrouvés dans son tremblement. Rien de plus. »

Tout en continuant à me regarder dans les yeux, il a retissé les fils de mon morceau de rideau en un petit carré de tissu qui n’avait plus rien à voir avec sa forme originale. « Maintenant, il est vraiment à vous. »

Je me sentais à la croisée des chemins. Soit j’étais saisi de vertige à l’idée d’avoir fait dix mille kilomètres et dépensé une grande partie de mes économies pour m’entendre dire des choses qui me dépassaient complètement et me demanderaient certainement le restant de ma vie pour commencer à entrevoir le sens caché. Soit je rentrais directement à Paris et je cherchais à oublier tout ce que la maison du quai Mativa avait réveillé en moi. Quoi qu’il en fût, mon périple n’était pas encore terminé ; je faisais partie d’un voyage organisé et nous avions encore trois jours et deux nuits à passer chez l’habitant dans la montagne.

Quand nous sommes enfin revenus à Trunyan, le village était en ébullition. Il avait été déserté de ses touristes et les habitants nous montraient du doigt d’un air inquiet. Nous avions été coupés du monde pendant trois jours et ne comprenions pas du tout ce qui se passait. Le maire du village, à travers un porte-voix, expliqua au guide que la grippe aviaire venait d’être détectée dans cette partie de l’île et que les individus à risque étaient ceux qui avaient eu des contacts étroits avec les paysans qui vivaient à même le sol parmi leurs gallinacés. Bref tout le monde nous considérait comme des porteurs en puissance du virus. Nous avons été mis en quarantaine dans une minuscule école. Les conditions de vie étaient très pénibles ; on ne nous donnait aucune information, nous dormions les uns sur les autres dans une atmosphère étouffante. Après trois jours, j’ai proposé à mes compagnons d’infortune (nous étions dix) de nous lancer dans des histoires comme l’avaient fait les jeunes gens et les jeunes filles du Décaméron pour oublier la peste noire qui sévissait à Florence au milieu du xvie siècle. « Comme règle du jeu, ai-je expliqué, on peut se dire que nos histoires seront uniquement basées sur les graffitis qui recouvrent les bancs de la classe. Chacun d’entre nous choisit un banc et tient compte de tous ses graffitis pour imaginer un récit. Si deux personnes choisissent le même banc, ce n’est pas grave… »

Un gros monsieur m’a coupé brutalement. « Cher monsieur, m’a-t-il dit, vous commencez vraiment à nous exaspérer. Vous ne voyez pas que vous ennuyez tout le monde avec vos histoires. Depuis que vous êtes ici, vous trouvez tout intéressant : la peinture écaillée des murs, les dessins dans le carrelage, les formes que prennent nos sacs de couchage quand il n’y a personne dedans, et maintenant ces graffitis sur les bancs. Vous ne voyez pas que nous sommes tous très mal et que nous voulons seulement savoir ce qui va nous arriver. »

J’ai réussi à crier plus fort que lui. « Vous voulez savoir ce qui va vous arriver ? Mais il ne peut rien vous arriver. Il ne vous arrivera jamais rien ; vous mourrez comme vous avez vécu. Le nez dans ce qui va vous arriver. Ecoutez-moi bien (à ce moment-là, je ne savais pas si j’improvisais totalement ou si je me fondais sur quelque chose que j’avais lu quelque part) : contrairement à ce que vous pensez, je suis le seul à pouvoir vous aider. Vous savez qui on envoie comme sauveteurs dans les décombres des maisons détruites par les tremblements de terre ? Des rats, des chiens, et aussi des gens comme moi. Oui, des gens comme moi. Parce que depuis que nous sommes petits, nous nous racontons des histoires. Et même quand nous vivons dans une belle maison, nous imaginons aussi la forme qu’elle aurait si elle était détruite. Ce n’est pas un monde inconnu pour nous ; nous en connaissons toutes les possibilités. »

Fin de la conversation.

Deux jours plus tard, nous subissions une batterie d’examens. Aucun cas de grippe n’étant avéré, nous étions autorisés à rentrer chez nous.

Je suis passé directement par Liège. Mon frère avait conservé la page de journal. Avec les années, le texte avait été pratiquement brûlé par la lumière du jour. J’ai cependant réussi à déchiffrer l’article que tout le monde lisait en disant : « Mon Dieu, comme c’est intéressant ! »

Il y était question d’un enfant qui, après une semaine, avait retrouvé sa famille encore vivante dans les décombres d’un tremblement de terre. Quand les journalistes lui avaient demandé comment il avait pu s’y retrouver dans les éboulis,

il avait répondu que depuis toujours, il s’endormait en imaginant toutes les formes que pourrait prendre sa maison après une série de catastrophes : une inondation, un volcan en éruption, un tremblement de terre, un voyage dans l’espace.

C’était donc cela. Sans même m’en rendre compte, l’article était venu jusqu’à moi. Était-il allé jusqu’à mon père ? L’avait-il aidé à imaginer l’inimaginable, à sentir le souffle de vie du vide qui nous attend tous ? J’ai cru que sa main se posait sur mon épaule. « Allons, me disait-il, ne t’enfuis pas encore dans tes histoires. Je ne t’attendrai pas éternellement. »

Ce n’était pas la voix de mon père, c’était celle de mon frère qui, après avoir déblayé les caves, venait voir où j’en étais de mon rangement dans les greniers. « Je ne sais pas jusqu’où tu es parti dans ta tête ; en tout cas, tu n’as pas beaucoup avancé… »

Je suis soudain revenu à moi.

Comme mon père le faisait autrefois pour me sortir de mes voyages intérieurs, mon frère venait de poser sa main sur mon épaule. Moi, j’avais la mienne toujours cramponnée à la poignée de la porte de la mansarde. Cela faisait bientôt une heure — une heure et des poussières — que j’avais gardé les yeux fixés sur une toute petite brochure coincée dans une pile de livres : « La tenture de l’Apocalypse, une œuvre éternelle à l’épreuve du temps ».

FIN