Le benshi d’Angers. Soixante pages et des poussières
15,7 x 21,2 cm
leporello avec cahiers cousus à l’intérieur
pochette en plastique transparent
60 pages avec illustrations couleur
2012
50 €

 
 

Le benshi d’Angers60 pages et des poussières

En retrouvant un livre d’image dans le grenier de son enfance, le narrateur se prend pour un benshi.

Au temps du cinéma muet au Japon, les benshi commentaient les films et jouaient les dialogues des acteurs pour un public largement analphabète (et donc incapable de lire les intertitres). Sans trop se soucier de suivre le scénario original, les textes étaient souvent improvisés par les benshi. À partir d'un même film, le benshi pouvait, au gré des séances et selon son humeur, raconter une histoire très différente. Certains d'entre eux étaient très populaires et souvent plus connus que les réalisateurs ou acteurs des films qu'ils commentaient. Il existe encore quelques rares benshi en activité de nos jours. »

C’est un fil bien résistant que vous avez là. Un fil qui serait bien capable de vous retenir au-dessus du vide. Mais je ne crois pas qu’il contienne la moindre histoire. Regardez comme il tremble. Il n’y a pas un gramme de vent et il tremble. Il est tout entier dans son tremblement.
— Mais qu’est-ce que cela veut dire?
— Que vous vous êtes retrouvés dans son tremblement. Rien de plus.

La main seule et l’expérience de la fin

À propos du Benshi d’Angers de Patrick Corillon

Pour raconter la fin d’un monde, et la mort des parents en est une, comme son recommencement, on peut choisir d’être à l’écoute d’une prophétie et recourir dans le même mouvement au minuscule en saisissant les indices temporels auxquels les objets nous renvoient. L’incarnation matérielle d’une félicité révolue logée dans les irrégularités d’un pavé1 parisien pour Proust dans Le Temps retrouvé, le cri d’un monstre échappé de l’Apocalypse dans la marche grinçante d’une vétuste maison liégoise pour un enfant. Pour celui qui raconte, tout commence donc par un souvenir d’enfance dont l’élément moteur est la découverte de la tenture de l’Apocalypse d’Angers dans une brochure intitulée : La tenture de l’Apocalypse, une œuvre à l’épreuve du temps. Le lieu de la mémoire va se situer dans le non-lieu d’un récit évan- gélique : l’Apocalypse, et le conteur va pouvoir glisser de l’expérience au récit de son expérience. Tant est si bien que si on présuppose que toute histoire intime rend le personnage impossible, cette histoire, c’est à un conteur qu’on la doit en même temps qu’à son protagoniste principal, l’un confessant l’autre.
Les visions de l’apôtre Jean parce qu’elles font résonner ensemble toutes les expériences temporelles ont peut-être ce pouvoir de traverser les murs, les marches, les livres, les tentures. Ainsi en est–il de celui qui raconte, à partir d’un silence de l’expérience, il réalise une image parlante, autrement dit une vision qui se superpose au récit de la vision de Jean, et que les objets miment.
Le récit part à la recherche des traces passées et présentes où, dans la nuit confuse des objets, quel- que chose fait signe. Muette parce que non écrite, la tenture est cependant lisible comme image tissée par la main. Dans un rêve du 11 au 12 octobre 1939, qu’il relate dans une lettre écrite en français à Gretel Adorno, Walter Benjamin, rapporte qu’il découvre, transformés en simples motifs imagés et stylisés sur une étoffe, des mots écrits par lui. Ce « texte » est bientôt soumis à une expertise graphologique. À l’écoute de l’interprétation, il aurait répondu : « Il s’agissait de changer en fichu une poésie ». Benjamin poursuit le récit en ces termes : « J’avais à peine pro- noncé ces mots qu’il se passa quelque chose d’intri- gant. Je m’aperçus qu’il y avait parmi les femmes une, très belle, qui était couchée dans un lit. En entendant mon explication, elle eut un mouvement bref comme un éclair. Elle écarta un tout petit bout de la couverture qui l’abritait dans son lit. C’était en moins d’une seconde qu’elle avait accompli ce geste. Et ce ne fut pas pour me faire voir son corps, mais le dessin de son drap de lit qui devait offrir une imagerie analogue à celle que j’avais dû « écrire », (…), Je sus très bien que la dame fit ce mouvement. Mais ce qui m’en avait informé, était une sorte de vision supplémentaire. Car quant aux yeux de mon corps, ils étaient ailleurs et je ne distinguais nullement ce que pouvait offrir le drap de lit qui s’était fugitivement ouvert pour moi.»
L’image est passée en un éclair et s’est évanouie au moment de la connaissance que Benjamin en a, identique en cela à la fois à son idée de la lisibilité du tissage de l’image dont on peut voir les fils, et à son développement sur le concept d’histoire. Analogie que lui même pointe pour dire combien ce rêve a pu le rendre heureux, lui qui a le goût de résoudre des questions spéculatives en recourant à son propre imaginaire. L’histoire n’est jamais écrite, le passé se présente sous sa forme figurative et le sens historique n’apparaît que pour ceux qui ont la charge d’écrire l’histoire. Pour le conteur, ce qu’il retient du passé n’en est que l’image, et sa mise en récit en est transformée.
Le conteur est alors moins hanté par l’éternité du bonheur, tel que le traque le narrateur de Proust, que par l’entrée dans la chair même du monde : la vie intérieure des objets, à laquelle il accède par le truchement d’une image.
Cette image trouve sa preuve matérielle dans cet objet étoffe, cet objet livre, cet objet tâche d’humidité sur un mur qui ouvre sur d’autres vies, d’autres temporalités pour l’enfant et le conteur.
En même temps qu’une rencontre du mort et du vif, les objets interviennent en lieu et place des mots manquants, pour que les morts qui ne parlent plus s’animent.
Tandis que nous est racontée une histoire de mai- son qu’on vide, de parents qui meurent, des objets parleront pour eux. Pour le conteur, il s’agira de les faire entendre en s’en faisant le témoin par la parole et par le geste, dans cette errance qui l’amène de ville en pays, d’amis en rencontres fortuites.
Dans ce sillage, sa parole s’accompagne d’une main qui anime des objets fixes, volants, explosifs, coloriés, découpés, afin qu’ils lui racontent le monde. Or ces objets incarnent tous à leur manière une figure du temps. Le conteur les nomme : pendule, rideau qui tremble, pages de journal, tapisserie moyennageuse, mur humide, ficelle, film muet, leur faisant rejouer indéfiniment la scène de l’expérience vécue.
Par le pouvoir des objets auxquels il donne la parole, il joue des mots autant qu’il est joué par les objets lorsque qu’il est en scène.
On peut l’entendre ainsi : les objets à force de nous réfléchir en nous côtoyant, poursuivent nos vies à voix basse. Est-ce la raison pour laquelle depuis qu’une tenture lui souffle les mots de son histoire, le conteur fait l’expérience d’une fin interminable où coexiste la perspective d’une ère nouvelle avec le présent absolu des objets dans une sorte de « never-ending story » ? Puisque le voilà maintenu dans les rets d’un récit à la première personne, il ne peut y mettre un terme tant qu’il écoute les objets.
Marcel Jousse, anthropologue du geste, explique que nous ne connaissons les choses que dans la mesure où elles se jouent, et se gestualisent en nous. Le conteur cherche à dire sa vision de la vision de la tenture de l’Apocalypse selon la physicalité du geste afin de parvenir à la connaître.
Il opère la réconciliation de l’image avec la parole en jouant et en étant joué par les objets. Dès cet ins- tant, montrer et comprendre se rencontrent dans une compréhension imagée commune, du geste et du dire. Et par la mise en scène un objet en appel un autre et tissent le récit. Il dit : « Nous avons pris les choses en main. Par une forme d’excès, nous avons décidé de tout raser dans le jardin, de tout liquider dans la maison avant de la mettre en vente. Un antiquaire avait été chargé d’estimer les meubles et les objets qui en valaient la peine, mais auparavant, ne fût-ce que pour lui permettre de pénétrer dans les pièces, il fallait décongestionner la maison. »
Le conteur suit cette ligne courbe qui va de la prise en main de la pulsation vivante du souvenir, sans autre intermédiaire qu’une main qui le désigne et d’objets qui le prouve, vers un œil qui le regarde. Et ce dessin de l’image du souvenir rend possible la communi- cation d’une expérience s’adressant à tous. Un aller- retour scène et public qui répond de la construction du récit où chacun recrée l’histoire du savoir sur des images à partir d’images. De sorte que soit rendu à la tenture de l’Apocalypse son enchantement incontrôlable, son énigme irrésolue comme vision et comme représentation de la vision.
Sans doute est-ce là encore la rêverie d’un dormeur qui se verrait dormant, sorte de sommeil pour insomniaque, portée par la mise en scène du récit.
Beckett donne de cette expérience une version silencieuse dans Nacht und Traüme. Rêve assis d’un homme qui se rêve également assis et endormi, à ceci près que des mains anonymes probablement celle d’une femme, la pénombre cachant le reste du corps, viennent avec des gestes précis de consolation prendre soin du rêveur. Mains inconnues, et mains du rêveur finissent par s’unir en se posant l’une sur l’autre. Fin de la séquence.
Cette pièce de Beckett écrite pour la télévision, fait tableau. Inspirée d’un dessin de mains jointes de Dürer qui pendait au mur de sa chambre d’enfant, elle se déploie comme une image en même temps que selon une série de rigoureuses didascalies.
Beckett imagine d’entrer dans la tête d’un rêveur à la faveur d’un dédoublement entre le rêveur rêvant et le rêveur dans son rêve. Cette révélation du rêve sur une scène où le rêve se joue tandis que d’autres mouvements sont là pour signifier le dormeur, s’accompagne d’un geste isolé émanant de mains seules. Ce geste sans sujet semble alors n’être justifié que par lui même — geste se répétant d’ailleurs en bou- cle dans un mouvement infini — et s’abstraire de sa fonction consolatrice de la tête fatiguée pour ne plus rien dire d’autre que : je suis le rêve d’un geste, une image.
Beckett isole le geste du sens, pour atteindre une forme de solitude du geste sans but. Dans la main seule, pas de signification prévue, c’est un geste pur qu’accompagne la suspension du sens. Un geste qui ne se donne pas d’abord à comprendre, mais à voir. Le conteur a lui-même le geste qui parle sans faire fonction de geste parlant ou signifiant. Est-ce là le geste artistique quand il est nu ?
Tout se joue en face en face avec un présent com- muniqué, et encore présent pour chacun. Le récit est pour finir une réalité retrouvée et, la performance du conteur, une récitation imaginée transmise par la main seule. La main seule écrit à l’instant son geste récité, son geste parlé, dans l’espace. Voilà ce que l’on peut voir si chacun accepte d’en faire l’expérience, c’est-à-dire de laisser le sens se créer et se faire dans le temps. Peu importe ce qui est dit, les mains pour- suivent seules le récit qui se donne à voir plus qu’à entendre. Le conteur a disparu, pris dans l’image, devenu lui-même un objet habitant la durée.

Raya Lindberg Bruxelles, octobre 2011

Raya Lindberg est critique d’art, auteur et metteur en scène, à Paris et à Bruxelles.