riviere01

 

 

 

la rivière bien nommée

 

— Acceptons l’Aventure de l’Actuel,
dit le nouveau, emporté par le courant.
— Balivernes, Broutilles & Billevesées,
répond l’ancien, du fond du lit.
— Chut, Caractères Contradictoires, dit la rivière,
(j’entends au loin un grondement qui ressemble à mon nom.)
— la Durée Donne la Dignité, reprend l’ancien,
l’Époque Évide les Élévations.
— Fadaises, Foutaises & Fariboles,
Grand-Guignol Grisonnant, répond le nouveau.
l’Histoire Habite les Heures.
— l’Idéal Invente l’Invariable, dit l’ancien.
— Je Jouis de ma Journée, dit le nouveau.
— Kss kss, Kantien Kamikaze, dit l’ancien.
— Laissez ce Langage Laborieux, dit la rivière,
(il couvre mon nom, je l’entends au loin.)
Mon Nom, Mon Nom, Mon Nom, pleure la rivière,
(qui me rendra mon véritable nom ?)
OOOh mes compagnons, aidez-moi.
la Pureté se Présente Partout,
Pourtant Pose Problème.
Quelquefois, la Quête de Quintessence
Questionne Qualitativement le Quotidien,
Rarement, la Recherche Radicale
Respecte le Refrain de la Réalité.
— 3, 2, 1, 0, retrouvons nos fondamentaux, chante l’ancien.
— 0, 1, 2, 3, bousculons nos émois
fredonne le nouveau sur un air du temps,
et qu’en 2013, tout nous plaise…

 

 

 

 

 

Les faits parlent d’eux-mêmes. Les objets aussi parlent d’eux-mêmes. Et moi ? Est-ce que je parle de moi-même ? Mes amis disent que oui, qu’il me suffit d’ouvrir la bouche pour commencer à parler de moi-même. Mais quand je me tais, quand je me regarde dans l’eau qui passe, qu’est-ce qu’elles me disent mes rides ? Rien. Elles ne s’intéressent pas à moi. Elles jouent avec les formes, toujours nouvelles, des ondulations de la rivière.

Il y a deux ans, j’étais accoudé à la balustrade du pont Mirabeau. C’est juste à côté de chez moi. J’aime bien m’y retrouver. D’ailleurs, j’aime bien me retrouver n’importe où à Paris. La moindre ruelle a son histoire. Le moindre pavé a sa place dans un roman, une chanson, une poésie.

Sous le pont Mirabeau coule la Seine…

Je me laissais bercer par ces vers d’Apollinaire, quand soudain, les mêmes vers me sont revenus à l’oreille avec une force inouïe. C’était le guide d’un bateau-mouche qui hurlait le poème dans son mégaphone. À son bord, des adolescents en voyage scolaire. Ils se moquaient du guide en déformant les vers et les hurlant encore plus fort. Alors, j’ai eu une pensée terrible : « Comme la Seine serait plus sereine sans eux ! »

« Mais qu’est-ce que j’ai dit. Non ! Je ne le pense pas. Ils sont jeunes, ils cherchent peut-être des formes nouvelles, je dois leur faire confiance. »

J’ai attendu le bateau-mouche suivant et, pour me faire pardonner, j’ai fait de grands signes amicaux aux ados qui s’y trouvaient. Mais pas un n’a daigné me répondre. Pas un ne m’a remarqué. Comme si j’étais transparent. « lls ne me voient pas parce que je ne fais pas partie de leur monde. Je n’appartiens pas à mon époque ; je vis dans le passé. »

J’en ai parlé à Fabrice, mon ami des questions fondamentales.

« Comment est-ce que je pourrais être de mon temps ? Comment fait-on pour appartenir à son époque ?

— Mais tu n’y arriveras jamais. Pour être de son époque, il faut savoir s’ennuyer ; il ne faut pas avoir peur du vide. Toi tu remplis tout avec des histoires. Avant même d’aller quelque part, tu as déjà la tête pleine d’images, de citations, de références. Tu ne laisses aucune chance au présent de s’accomplir. »

Il avait frappé en plein dans le mille. Ça m’a fait un choc. Est-ce que, à mon âge, on peut encore apprendre à s’ennuyer. Et puis d’abord, en quoi l’ennui pourrait-il m’offrir de nouveaux horizons. Comme on ne se refait pas, j’ai cherché dans ma bibliothèque un point de repère, un modèle à suivre. Qui donc avait pu trouver, dans le vide de son ennui, une espérance ouverte sur le monde ?

Je suis tombé sur le livre du père de Colette. Après chaque déjeuner, le capitaine Colette (Toulon, 1829 - Saint Sauveur, 1905) avait pris l’habitude de dire à sa femme et sa fille : « Bon, je vais au grenier pour écrire mon roman. Je ne veux être dérangé sous aucun prétexte. »

Le jour de sa mort, Colette et sa mère (Sido), qui n’avaient jamais osé poser la moindre question sur le fameux roman du père, se sont précipitées au grenier pour découvrir l’œuvre en question. Dans un tiroir, elles ont découvert un tas de feuilles dont la première portait la dédicace : « À ma chère fille et à ma tendre épouse ». C’étaient les seuls mots écrits. Toutes les autres pages étaient vides. En réalité, le capitaine Colette montait au grenier pour y faire la sieste, ou ne penser à rien. Colette et sa mère se sont partagées les feuilles. Sur les siennes, Colette a écrit Sido, le roman dédié à sa mère. De son côté, Sido s’en est servi plusieurs étés pour fermer ses pots de confiture. Des années plus tard, au sommet de sa gloire, Colette a rendu un ultime hommage à son père en publiant un livre aux pages vides.

Comme j’étais en pleine crise de confiance, incapable de m’engager dans un projet vraiment personnel (« À quoi bon faire quelque chose, puisque mon monde appartient déjà au passé »), j’ai décidé de me lancer dans une conférence sur le roman du capitaine Colette. J’avais trouvé comme titre : Une page blanche pour prendre, perdre et donner son temps.

Grâce au réseau des Alliances Françaises, j’ai pu présenter mon exposé dans de nombreuses villes européennes. À chaque fois, je me suis arrangé pour rester quelques jours sur place et, à ma grande surprise, j’ai réussi à m’y ennuyer beaucoup.

Jusqu’à ce que Budapest ne change tout.

Je venais d’y donner ma conférence devant un auditoire plutôt clairsemé et j’avais décidé de passer l’après midi à ne rien faire dans le parc de l’Ile Marguerite. J’étais assis sur un banc et je laissais vagabonder mon regard. Au loin, près des berges du Danube, un vieil homme est descendu de son vélo. Il a dressé une grande boîte qu’il transportait sur son porte-bagage, puis l’a ouverte, faisant apparaître un abécédaire aux couleurs vives. Il en a sorti un accordéon et s’est mis à faire de grands signes aux groupes d’enfants qui passaient par là. Mais aucun ne lui a répondu ; c’est à peine s’ils levaient les yeux dans sa direction. Pendant au moins dix minutes, l’homme est resté là à faire signe. Sans succès. Ça m’a fait mal. Je suis allé à sa rencontre.

Pour qu’il joue de l’accordéon, il fallait d’abord que je lui achète un petit sac de bonbons. J’avais le choix entre un sac où étaient inscrites les lettres « ABC » ou « DEF », « GHI », « JKL » et ainsi de suite. Le sac était rempli de lettres en guimauve.

Une fois payé, l’homme (qui devait être d’origine gitane) a ouvert un carton où était écrite une comptine basée sur les lettres que j’avais choisies. Puis il a joué de l’accordéon en chantant la comptine. De temps en temps, du bout des doigts, il faisait vibrer de petites danseuses de papier accrochées à sa boîte. Je ne comprenais rien à la chanson. Elle était en hongrois. La musique était très belle, douce comme une berceuse ; la voix de l’homme très variée, tantôt drôle, tantôt profondément mélancolique. À la fin, je l’ai applaudi et aussitôt, il a sorti de sa boîte un grand livre qu’il m’a mis dans les mains. Dans un anglais très basique, il me disait que j’y trouverais toutes les chansons et leurs danseuses, et aussi de magnifiques motifs décoratifs en forme de lettres. C’était un de ses derniers exemplaires, il voulait bien me le vendre quatre cents dollars. Quatre cents dollars, c’était plus ou moins ce que je venais de gagner pour ma conférence ; je les lui ai donnés.

Mon livre sous le bras, je suis retourné à l’Alliance Française et là, un jeune étudiant a eu la gentillesse de me traduire la chanson que je venais d’écouter.

Pieds nus et pantalon du matin

Roulé jusqu’aux genoux,

Un joueur de flûte traverse la rivière

En imaginant la complainte d’une pierre.

« Ô ma rivière, dit la pierre

Emporte-moi dans ton courant

Je roulerai toujours à tes côtés.

Quand dans la haute mer

Tu te seras perdue

Tu pourras toujours chanter,

Car même quand je ne serai plus

Qu’un minuscule grain de sable

Je pourrai toujours t’écouter. »

Pieds noirs et écharpe du soir

Nouée autour du cou

Le joueur de flûte repasse la rivière

Mais au beau milieu, tombe dans un trou.

« Ô ma pierre, dit le joueur à genoux

Ainsi donc tu es partie

Rejoindre la grande mer

Où le monde entier se dissout. »

Le titre du recueil était : Les chansons de la Rivière Bien Nommée. Je voulais en savoir plus. L’étudiant, tout aussi curieux que moi, m’a accompagné sur l’Ile Marguerite pour me servir d’interprète. L’accordéoniste était toujours là.

« Oh, je ne peux pas vraiment vous aider messieurs, nous a dit le vieil homme. Je sais seulement que la Rivière Bien Nommée est une très ancienne légende originaire du nord de l’Inde. Comme ma communauté. C’est pour cela qu’on la chante.

— De quoi parle-t-elle cette légende ?

— Impossible de vous répondre, à part quelques chansons, tout le monde l’a oubliée.

— Et le livre, d’où vient-il.

— Ce n’est pas vraiment un livre ; c’est plutôt un catalogue de motifs de papiers peints. Avant, on allait dans les villages, on chantait les chansons en montrant les motifs. Chaque chanson a son motif. Quand une famille avait vraiment bien aimé une chanson, on commandait le papier peint qui correspondait et on allait tapisser chez eux. Parfois on tapissait toute la maison. Un motif différent dans chaque pièce. Mais la mode du papier peint a disparu. Maintenant, on peut juste espérer le vendre comme livre et faire chanter les enfants. »

Il a refermé son accordéon, sa boîte, puis s’en est allé.

J’étais dans un état d’excitation indescriptible. Cet homme qui vivotait misérablement portait en lui une légende peut-être millénaire. La Rivière Bien Nommée. Quelle était donc son origine ? Je me suis mis en tête de tout faire pour la retrouver et de revenir un jour la raconter à mon accordéoniste. Avec ses yeux fatigués, il me faisait penser à un feu qui semble éteint, mais qui couve encore. Je sentais que je pouvais ranimer cet homme en le regreffant à sa légende. Je voyais enfin comment agir sur mon époque. Mon rôle à moi, c’est de souffler sur les braises, souffler sur les braises du passé pour réchauffer le présent.

De retour à mon hôtel, j’ai cherché sur internet tout ce qui pouvait se rapporter à la légende de la Rivière Bien Nommée.

Il y avait une entrée sur Wikipédia.

La Rivière Bien Nommée, épopée de la mythologie hindoue mi-psalmodiée, mi-chantée par une communauté de conteurs itinérants : les Tatkalika. Du poème épique originel, seuls subsistent les premiers vers, manuscrits sur une feuille de palmier datant du iie siècle avant notre ère.

Au commencement était le Verbe.

Le Verbe était un cercle parfait.

Le Verbe était partout et nulle part.

Lorsqu’il prit conscience de lui-même

Le verbe ignora le nulle part

Et ne se reconnut que dans le partout.

Il perdit ainsi une part de lui-même

Et de cercle, il se réduisit à la forme d’un œuf.

A l’intérieur de l’œuf poussa le verbe être.

Le verbe être était protégé par le verbe avoir.

La coquille de l’avoir était très fragile.

Elle se craquela avant terme.

La naissance du monde survint prématurément.

Le verbe être n’était pas terminé.

Il se répandit en une rivière sauvage.

La coquille brisée de l’avoir s’émietta

En un paysage qui borda la rivière.

La rivière voulait rester dans le paysage.

Mais elle coulait toujours plus loin.

Seul, le reflet du paysage

Accompagnait la rivière partout où elle allait.

Mais où vas tu donc ? demande le paysage

Nulle part, répond la rivière.

Il est communément admis qu’au cours des siècles, l’histoire de la Rivière Bien Nommée a fini par se dissoudre totalement dans d’autres légendes mieux enracinées. Quelques passages chantés ont certainement perduré, même si l’on peut penser que, tradition orale oblige, ils ont subi de profondes modifications avec le temps.

J’ai cliqué sur le nom Tatkalika.

Tatkalika, communauté de conteurs originaires de la vallée de la Mi, dans le nord de l’Inde. L’arrivée sur le trône de l’empereur Ashoka au IIIe siècle avant notre ère provoqua leur expulsion du pays et leur dispersion en Asie et en Europe de l’Est.

Partout où ils ont cherché à s’implanter, ils n’ont connu que brimades. Pourtant, leur façon de raconter et de chanter en s’aidant d’objets souvent proches de livres colorés a profondément marqué les populations locales.

À côté de l’article, se trouve une photo représentant une sorte d’éventail en bois peint. La photo est légendée comme suit :

Catalogue de couleur utilisé au xvie siècle en Iran par les Tatkalika qui, pour survivre, proposaient leurs services comme peintre en bâtiment. Par groupe de deux ou de trois, les Tatkalika débarquaient dans les villages et racontaient des histoires en s’aidant des couleurs de leur catalogue. Les auditeurs retenaient les couleurs qu’ils désiraient pour leur maison en se souvenant de moments précis de l’histoire qu’ils venaient d’entendre.

En bas de page, un lien avec le site de l’Université de Dehli, faisait référence à un livre écrit en 1978 par un certain professeur Esharani Shamurailatpam, malheureusement mort en 2002. J’ai réussi à en commander un exemplaire sur Amazon.com.

J’ai aussi trouvé un site internet de voyage organisé en Thaïlande mentionnant un bateau-karaoké baptisé La Rivière Bien Nommée et qui faisait escale sur les rives du Mékong.

De retour à Paris, et comme j’aime bien instaurer de nouvelles traditions, j’ai donné rendez-vous à Fabrice sur le pont Mirabeau. Je lui ai parlé de la nouvelle place que je comptais occuper dans mon époque. Il a souri.

« Tu veux devenir souffleur de braises du passé… À la bonne heure, j’en suis fort aise, mais c’est risqué. Si jamais tu n’étais qu’un souffleur de cendres. Tu souffles, tu souffles, tu noircis le monde qui t’entoure, la tête te tourne et au bout du compte, tu étouffes.

—Mais qu’est-ce que je peux faire ? Tu ne veux quand même pas que je retourne vivre dans le passé, comme avant, quand j’étais heureux ?

— Laisse les choses se transformer d’elles-mêmes ; ne les force pas. Tu es tourné vers le passé, c’est comme ça. Tu ne peux rien y faire. C’est comme une tartine de confiture : soit elle tombe vers le sol, soit vers la lumière. Toi, t’es tombé tourné vers le passé, vers les racines. Mais si tu laisses faire la tartine, sans y toucher, tu verras qu’avec le temps, la confiture va traverser la mie. Sans que tu fasses quoi que ce soit, elle va remonter à la surface. Ta tartine restera toujours collée au passé, mais elle pourra tourner les yeux vers le futur.

— Comme tu parles bien… »

Je suis rentré chez moi et j’ai laissé tomber une tartine de confiture. De fait, elle est tombée suivant les prévisions. On ne peut pas changer sa nature.

Mon livre est arrivé quinze jours plus tard. Très vite, j’ai compris que dans son ouvrage, le professeur Shamurailatpam ne cherche pas de nouveaux éléments de la Rivière Bien Nommée. Il la considère même comme une légende morte, dont il ne nous reste plus que le nom, car le lien que gardent certaines chansons actuelles avec le poème originel est si ténu qu’il ne pourrait jamais nous permettre de remonter à la source. En fait, son étude s’étend essentiellement sur les incessantes persécutions subies par les Tatkalika au cours de leur long exil.

Je n’étais pas d’accord avec le parti pris de Esharani Shamurailatpam. Une chanson, quelle qu’elle soit, ne perd jamais complètement le fil de ses origines. Même si je me sentais totalement isolé dans mon entreprise, je comptais bien retrouver des traces tangibles de la légende de la Rivière Bien Nommée.

Mon intention était de m’imprégner de la vallée de la Mi, berceau des Tatkalika, puis de passer à l’Université de Delhi voir ce qu’était devenu le service du professeur ; et enfin, de me rendre sur les bords du Mékong.

À ma descente d’avion à Delhi, j’ai loué une voiture, et après un interminable trajet sur de petites routes défoncées, j’ai enfin vu apparaître la vallée de la Mi. Quelle sensation étrange. Je ne ressentais rien du tout. Ni joie, ni désenchantement. Je n’aurais pu mettre un nom sur aucun arbre, aucune fleur, aucun oiseau. J’étais incapable de rentrer dans le paysage. Il n’était pas à ma mesure. Je ne parvenais à voir qu’une immense étendue vert-de-gris dans laquelle tout se perdait, les feuilles des arbres, les buissons, l’eau de la rivière, les nuages. Impossible de fixer le moindre détail. J’étais pourtant bien décidé à entrer en contact avec la rivière. J’ai arraché quelques herbes pour me faire un petit nid, et là, je me suis rendu compte que dès que je prenais une plante ou une fleur, elle virait presqu’instantanément de couleur. C’était magnifique. Chaque espèce passait du vert à l’orange, puis au rouge, pour finir dans un noir si profond qu’il semblait retenir toutes les couleurs en lui. Quand mon nid est devenu suffisamment confortable, je me suis étendu et j’ai essayé de fixer la rivière. Mais c’était impossible. Le miroitement de l’eau était si vif qu’il me faisait tourner la tête. J’ai fermé les yeux et, malgré moi, je me suis endormi. Dans mon rêve, une chanson est apparue.

Midi, Miroir de Miel, dit le clair

Minuit, Mieux qu’un Miracle, dit l’obscur

Minuit, Mirage des Misanthropes, dit le clair

Midi, Misérable Minauderie, dit l’obscur

Midi, Mirobolante Mission

Minuit, Miteux Microbe, dit le clair

Midi, Mièvre Midinette Migraineuse

Minuit, Mille et Mille Minuit, dit l’obscur

Minuit, Mine de Miasmes, dit le clair

Midi, Minable Ministère, dit l’obscur

Minute, Mignons Militants, dit le paysage

Minimisez vos Mitrailles de Mirlitons et

Misez sur la Mixité du Milieu.

Réunis dans La Réalité Sidérale

Soleil Doré et Silhouettes Fanées

Réagissent Réciproquement et Simultanément.

La Solidarité des Situations Réversibles

Favorise La Résonnance du Fabuleux Silence.

Quand je me suis réveillé, il faisait noir. J’ai marché à tâtons jusqu’à la voiture et j’ai fait route jusqu’à Delhi.

Le lendemain matin, je me rendais à l’Université où j’avais pris un rendez-vous avant mon départ. Un tout jeune étudiant en anthropologie m’a reçu et m’a expliqué que, depuis la mort inopinée du professeur Shamurailatpam, personne au sein de l’université n’avait jugé intéressant de reprendre ses recherches. Tout ce qui se trouvait dans son bureau était maintenant archivé dans une boîte en carton abandonnée au fond d’une armoire. À part le catalogue de couleur sur bois iranien, la boîte ne contenait que le manuscrit de son livre et quelques photocopies d’archives concernant le passage des Tatkalika dans des villes d’Asie et d’Europe.

On ne connaissait aucune famille au professeur ; il avait consacré toute sa vie à la Rivière Bien Nommée.

J’ai passé le restant de mon séjour à la Bibliothèque Nationale de Delhi. Je ne pouvais lire que les ouvrages en anglais mais, à part les premiers vers retrouvés sur les feuilles de palmiers, je n’y ai trouvé aucune trace de la légende de la Rivière.

En fin de semaine, je partais pour les bords du Mékong. Je n’ai pas eu de mal à retrouver la trace du bateau-karaoké La Rivière Bien Nommée, car il était très connu dans la région. Depuis quelques années, les propriétaires du bateau l’avaient échoué sur les rives pour construire à proximité un bâtiment en dur qui pouvait accueillir plus de monde. Le bateau était devenu une sorte de totem.

Les propriétaires m’ont dit qu’aussi loin que remontaient leurs souvenirs, il y avait toujours eu sur le Mékong un bateau appelé La Rivière Bien Nommée où l’on pouvait venir chanter. Mais ils ne savaient pas d’où venait ce nom. C’était devenu une tradition. Puisqu’il était inoccupé, j’ai demandé si je pouvais dormir dans le bateau ; à défaut d’avoir retrouvé la légende, je voulais au moins connaître le plaisir de dormir dans son nom. Ça les a fait sourire. Alors que le soir tombait et que je venais de m’installer dans la cabine, un homme est venu me rendre visite. J’ai cru comprendre qu’il avait des choses à me dire concernant la Rivière Bien Nommée. On s’est assis sur le pont en direction du fleuve, et il a commencé à me parler. Son anglais était terriblement mauvais, je ne comprenais pratiquement rien. En plus, j’étais perturbé par un bruit diffus dans mon dos. Un moment, je me suis retourné, et je me suis rendu compte qu’il y avait quelqu’un d’autre dans le bateau. C’était un coup monté. Pendant qu’un premier homme me distrayait, un complice volait tout ce qu’il pouvait dans ma cabine ; j’ai voulu réagir, mais ils m’ont roué de coups en hurlant. Il y avait tellement de bruit dans le karaoké que personne n’aurait pu nous entendre. Ils m’ont poussé dans la cale. Je suis tombé brutalement sur le dos. Pas face contre terre. Je suis tombé du bon côté. Pas comme ma tartine de confiture. J’étais couvert de sang, mais d’un sang tourné vers le ciel. Ma nature venait de se transformer. Je vivais intensément le moment présent, tout entier dans l’histoire qui m’arrivait. Je n’avais plus rien à moi. J’étais dénué de tout comme tant de Tatkalika persécutés l’ont été avant moi.

Quand j’ai pu me relever, je suis allé demander de l’aide aux propriétaires du karaoké. J’ai réussi à reproduire deux trois mots que les voleurs m’avaient hurlés en me battant. Ça les a fait rire.

« Mais qu’est-ce que cela veut dire ? »

Cela veut dire : « Je vais t’écraser le nez !

Je vais te briser la mâchoire !

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle là dedans ? »

Ils m’ont expliqué que cela venait d’une vieille chanson qui était systématiquement entonnée quand il y avait de la bagarre dans leur karaoké. Et ils m’ont écrit la chanson sur une nappe en papier de leur établissement.

Le soleil d’avril a ranimé

Le paysage par l’hiver congelé.

La rivière en se réveillant

Est tombée dans un trou béant.

Je vais t’écraser le nez !

Dit le trou de sa grande bouche noire.

Pardon ? dit la rivière.

Je vais t’écraser le nez !

Je vais te briser la mâchoire !

Peux-tu répéter ? demande la rivière

Je vais t’écraser le nez !

Je vais te briser les dents !

Puis je te mangerai les yeux !

Puis je t’arracherai les cheveux !

Excuse-moi, dit la rivière

Du bout de ses douces lèvres blanches,

Je ne t’entends pas bien,

J’ai de l’eau dans les oreilles.

Mais le trou n’a pas pu répéter,

Car il s’est noyé dans les flots printaniers.

Les voleurs (peut-être de mèche avec les propriétaires) m’avaient tout pris. Je n’avais même plus de billets d’avion pour le retour. Grâce à l’appui de l’ambassade à Bangkok, j’ai pu limiter les dégâts. J’ai même réussi à échanger mon billet à destination de Paris par un vol pour Budapest. Je ne pensais qu’à cela, revoir mon accordéoniste. De mon voyage et mes lectures, je n’avais pourtant pratiquement rien appris, excepté le flot de persécutions qu’avaient enduré ses ancêtres. Car je n’avais aucun doute sur le fait qu’il appartenait bien à la communauté des Tatkalika.

Je crois que j’avais simplement envie de l’entendre encore chanter.

De retour à Budapest, je l’ai retrouvé sans problème sur l’Ile Marguerite. Toujours aussi seul avec ses signes à sens unique en direction des enfants. Il m’a reconnu, m’a souri, m’a chanté deux chansons. Avec les quelques mots que nous pouvions avoir en commun, j’ai compris qu’il m’invitait à rendre visite à son oncle. Il habitait à une trentaine de kilomètres de Budapest. Il fallait juste que je trouve un vélo et que je sois là le lendemain à huit heures du matin. L’étudiant de l’Alliance Française a bien voulu me laisser son vélo pour quelques jours.

Au cours du trajet, j’ai appris que mon accordéoniste — que je pensais beaucoup plus vieux que moi — avait en réalité deux ans de moins. À cause de la grande boîte qu’il transportait sur son porte-bagage, il pédalait très lentement, mais ne faisait pratiquement aucun effort. La boîte équilibrait ses mouvements et lui donnait une force d’inertie assez semblable à celle d’une locomotive bien lancée sur ses rails. Nous avons suivi le Danube jusqu’à un hameau composé de vieilles maisons de pêcheurs en très mauvais état. Son oncle nous a accueilli avec exubérance. Il parlait plutôt bien anglais, et m’a expliqué pourquoi son neveu se rendait chez lui. La vente des bonbons ne rapportant pratiquement plus rien, le stock de catalogues de papiers peints étant presqu’épuisé, son neveu voulait revenir à sa première activité, la vente de patrons de nappes et de serviettes à broder en point de croix. On les utilisait essentiellement pour des fêtes, car il y avait des chansons de circonstances écrites dessus. C’était lui, l’oncle, dans sa toute petite maison, qui s’occupait d’entreposer et de faire manufacturer tous les objets que le large cercle familial essayait d’écouler pour subsister.

Le neveu me montra fièrement un patron de nappe de communion. Il connaissait toujours par cœur la chanson que l’on retrouvait sur le texte à broder.

Il était une petite bouche d’après repas,

Couverte d’Artichaut, de Betterave, de Céleri.

« Va te laver à la rivière, lui dit sa maman. »

La petite bouche trempe ses lèvres dans l’eau.

Accourent Ablettes, Brochets et Crapauds affamés.

« M.lheur, dit la petite bouche, l’e.u m.nge mes p.roles. »

« Avance Bravement Camarade, lui dit la rivière,

Si tu viens à moi, je te laverai de tous tes mots… »

Le soir, nous avons pris un verre au bord du Danube. J’ai parlé du livre que j’avais lu sur les Tatkalika, j’ai évoqué les premiers vers retrouvés sur les feuilles de palmiers, le catalogue iranien de peinture sur bois, la vallée de la Mi. J’avais certainement trop bu, mais il m’a semblé que l’oncle prenait la voix de Fabrice pour me dire : « Cher Monsieur, que voulez-vous que je vous dise ? Que vous en savez beaucoup plus que nous sur notre propre histoire ? C’est certainement vrai. Que nous avons oublié qui nous sommes ? Chaque jour, les autres se chargent de nous le rappeler. Que nous avons oublié d’où nous venons ? Nous venons du nord de l’Inde, comme la légende de la Rivière Bien Nommée. C’est pour cela que nous la chantons. Nous nous sommes toujours souvenus du nom de notre légende. Est-ce qu’il faut en savoir plus pour continuer à vivre ? »

Un autre verre ne parvenant pas à dissiper le malaise, j’ai été conduit dans l’unique chambre de la maison, tapissée du papier peint d’une chanson que je connaissais bien. L’oncle et le neveu sont allés dormir dans la cuisine. Vers quatre heures de matin, j’ai décidé de m’en aller discrètement. Je voulais laisser un mot d’excuse, mais je n’ai rien réussi à écrire. Alors j’ai abandonné ma feuille blanche sur la table, en espérant qu’ils remarquent mon intention de leur écrire. Puis, je suis rentré à vélo et dans le noir à Budapest.

De retour à Paris, quand j’ai poussé la porte de mon appartement, j’ai tout de suite vu par terre que de longs poils de moisissure avaient poussé sur ma tartine. Des poils et des champignons vert-de-gris. Je les ai regardés longtemps, longtemps, comme si j’avais enfin trouvé un paysage à ma mesure.

Je n’ai pas donné rendez-vous à Fabrice. Je n’avais rien à lui dire.

Dans le fatras du courrier qui s’était accumulé pendant mon voyage, je suis tombé sur une invitation concernant Une page blanche pour prendre, perdre et donner son temps, que je devais donner à Londres la semaine suivante. « Oh ! » Je l’avais complètement oubliée, cette conférence. Je ne me voyais pas l’annuler, mais je ne me voyais pas non plus la reprendre comme avant. J’avais changé. Je ne savais pas encore fondamentalement en quoi, mais je le sentais. Mon voyage m’avait laissé un goût amer. J’avais été touché beaucoup plus que je ne le pensais par les coups reçus sur les bords du Mékong ; si je ne voulais pas rester braqué sur eux, je devais les rendre. Donner des coups pour fait sauter le verrou. Mais à part moi-même, je ne voyais dans mon entourage vraiment personne susceptible de les recevoir. Je n’allais quand même pas me frapper la tête au mur pour me remettre les idées en place. C’est alors que j’ai pensé à l’armoire anglaise de ma mère. C’était elle qui allait prendre. Elle le méritait bien.

Quelques années avant de nous mettre au monde, mon frère et moi, ma mère avait fait un séjour en Angleterre pour oublier un chagrin d’amour. Elle en avait ramené une très belle petite armoire vitrée contenant les livres anglais qu’elle avait lus là-bas. Malheureusement, dans le transport, le mécanisme de la serrure s’était abîmé et il n’était plus possible de tourner la clé pour ouvrir les portes. Dans son testament, notre mère nous demandait de ne jamais forcer l’armoire qui, à ses yeux, avait plus de valeur que les livres à l’intérieur.

J’ai sauté dans un Thalys à destination de Liège, j’ai pris les clés chez mon frère et suis rentré dans la maison du quai Mativa qui était restée inoccupée depuis la mort de ma mère. L’armoire n’avait pas changé. À l’intérieur, il y avait toujours la minuscule gravure représentant Le grand incendie de Londres ; elle était signée Anonyme du xviie siècle. Quand j’étais petit, je pensais que le dessinateur avait perdu son nom dans l’incendie.

J’ai donné quelques petites tapes sur le verre pour tester sa résistance. Les portes se sont ouvertes toutes seules. Je n’ai eu à forcer que l’interdit. La plupart des livres qui s’y trouvaient étaient annotés de la main de ma mère. Elle n’avait pas vingt-cinq ans quand elle a écrit toutes ces réflexions si désespérées. J’aurais voulu la consoler, comme un père console sa fille. Mais en même temps, je ne lui laissais rien passer. Je regardais les mots anglais qu’elle avait soulignés parce qu’elle en ignorait le sens et ça me faisait plaisir de sentir que je connaissais mieux la langue qu’elle. Inversement, quand je ne connaissais pas un mot qui n’avait pas été souligné, je me sentais touché à vif.

Un livre se détachait de tous les autres : Upstream Thoughts de Virginia Woolf. C’est une sorte de journal intime où Virginia Woolf remonte pendant un mois la rivière dans laquelle elle finira par se jeter des années plus tard. Une double page par journée. Au début, elle a tant à dire. Puis, au fur et à mesure de son voyage, ses pensées se vident, et vers la fin, les pages sont pratiquement blanches, excepté, de temps à autre, la transcription du chant d’un oiseau ou d’une bulle qui éclate à la surface de l’eau. Plus Virginia Woolf laisse des espaces vides, plus ma mère en profite pour les combler de son écriture sombre et désenchantée.

Au milieu du livre, alors que Virginia Woolf marche le long de la rivière, ma mère a écrit les paroles d’une vieille chanson que devaient chanter les mariniers sur les chemins de halage.

Au bout de la corde

Mon bateau.

Au bout de la corde

Mon fardeau.

Tire, tire, tire,

Mon Chagrin.

Tyran d’eau !

Pauvres humains…

File, file, file,

Mon destin.

Vie à l’eau !

Sans lendemain…

Au bout de ma corde

Déjà les corbeaux.

Au bout de ma corde

Je tire le rideau.

À Londres, ma conférence a porté sur les pages blanches de Virginia, la chanson de ma mère et mon voyage aux sources de la Rivière Bien Nommée. Juste après mon exposé, quelqu’un m’a conseillé de me rendre près du Dôme du Millénaire. Là-bas, disait-il, errait un mendiant d’origine indienne qui marmonnait en boucle une chanson qui m’intéresserait beaucoup.

J’y suis allé aussitôt et l’ai trouvé en train de chanter.

La rivière est sortie de son lit.

Pauvre rivière,

Il n’est pas minuit.

La rivière est sortie de son lit.

Elle a emporté tous ses poissons.

Pauvres poissons,

Ils n’ont pas dormi.

La rivière est sortie de son lit.

Elle a emporté tous ses poissons,

Ses algues fraîches et ses mystères.

Pauvres mystères,

Ils sont découverts.

La rivière est venue dans ma chambre.

Elle m’a laissé ses poissons morts,

Ses algues molles et ses regrets.

Pauvre rivière,

Elle n’a plus d’ami.

La rivière est venue dans ma chambre.

Elle a emporté ma vieille guitare.

La Si La Si Do

Pauvre guitare,

Elle n’a plus mes doigts.

La rivière est venue dans ma chambre.

Elle a emporté ma belle guitare,

Mes papiers, tout ce que j’avais.

Pauvre de moi,

Je n’ai plus de toit.

La rivière est retournée dans son lit.

Je suis parti loin de mon pays.

Ma pauvre chanson,

Je n’ai plus que toi

Pour aller dormir sous les ponts.

Je me suis approché pour entamer la conversation. Je lui ai demandé d’où venait sa chanson. Il ne s’en souvenait plus. Il m’a expliqué qu’une nuit, alors qu’il dormait près de l’eau, il s’était fait tabasser par des inconnus. Toutes ses affaires étaient tombées à l’eau. Ses papiers avaient disparus. Il avait reçu des coups si violents à la tête que depuis, sa mémoire était totalement détraquée. Il avait perdu des notions essentielles. Par exemple, il ne savait plus d’où il venait, ni comment il s’appelait. Et d’un autre côté, des éléments totalement enfuis au fond de lui, comme cette chanson, étaient remontés à la surface.

« Et… euh… la Rivière Bien Nommée, cela vous dit quelque chose ?

La question m’est venue presque malgré moi.

— Oui, la légende de la Rivière Bien Nommée m’est totalement revenue.

— Et vous pourriez me la raconter ?

— Bien sûr. »

Nous nous sommes assis au bord de l’eau et il m’a raconté la Rivière Bien Nommée. Jusqu’au bout. Puis il s’est endormi. Profondément. Je suis resté là. Quand il s’est réveillé, il ne se souvenait même plus de moi, ni de tout ce qu’il avait pu me dire.

Je suis rentré à Paris. Le lendemain matin, je suis allé sur le pont Mirabeau et j’y ai récité à haute voix ce que j’avais retenu de la Rivière Bien Nommée. Je me suis senti comme jamais auparavant ; j’étais totalement dans la légende, mais en même temps, parfaitement dans mon temps. Sur les bateaux-mouches, je pouvais voir des enfants m’adresser de petits signes amicaux ; j’aurais pu dire où allaient, d’où venaient les avions qui passaient au-dessus de ma tête ; rien qu’à la courbure de l’arc du pont, je pouvais ressentir la rondeur de la Terre. Comme si ma conscience se trouvait partout à la fois. Mais je n’ai pas été capable de contenir bien longtemps ce sentiment d’être partout. Ça devenait trop grand pour moi. J’étouffais. J’ai arrêté de réciter la Rivière Bien Nommée et j’ai fait quelques pas pour reprendre mes esprits. Je devais avoir l’air un peu perdu. Quelqu’un, qui passait pas là, m’a demandé « Eh, monsieur, où allez-vous donc ? »

— « Nulle part… »