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Le parquet

Le matin du 6 avril 1915, Oskar Serti reçut une lettre du Ministère de la Guerre, le priant de bien vouloir rejoindre le front.
La nuit même, il se réveilla en transpiration, tenaillé par l’angoisse de sentir le monde s’écrouler sous ses pieds. D’un bond, il quitta son lit et tourna en rond dans sa chambre pour essayer de reprendre ses esprits. Peu à peu, il parvint à se calmer ; il atteignit même un état de félicité qu’il n’avait plus connu depuis sa prime enfance. Il retrouva cette douce chaleur qui l’étreignait lorsqu’il entendait son père venir d’un pas réconfortant dans sa chambre pour lui donner le baiser du soir.
Perdu dans ses pensées, Serti s’aperçut soudain que depuis un moment, il ne tournait plus vraiment en rond, mais qu’il s’était mis à suivre dans sa chambre une trajectoire bien particulière. Celle-ci l’amenait à éviter de poser le pied sur certaines lames du parquet, pour s’attarder au contraire sur d’autres.
Serti comprit alors qu’instinctivement, il venait de retrouver avec une parfaite fidélité le grincement du plancher qui accompagnait les pas de son père quand celui-ci entrait dans sa chambre d’enfant. Après s’être bercé du bruit des planches durant plus d’une dizaine de tours, Serti commença à se sentir suffisamment apaisé pour espérer reprendre le sommeil. Mais il préféra poursuivre sa ronde jusqu’au petit jour ; hanté par la crainte qu’en regagnant son lit, il fasse grincer le parquet comme lorsque son père, après l’avoir embrassé sur le front, le laissait seul dans la nuit noire.

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La caisse en bois

Le 6 novembre 1956, Oskar Serti s’enfuit de Budapest enfermé dans une caisse en bois. Mais l’odeur dégagée par la sève qui suintait des planches encore fraîches lui rappela tant les forêts de son enfance qu’il fut saisi d’un inconsolable mal du pays. Lorsque, passé la frontière, ses amis voulurent le libérer, ils le virent tellement attaché à sa boîte qu’ils prirent des couteaux pour décoller la semelle de ses chaussures qui s’étaient engluées dans la résine.

 

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Le crucifix

Quand, bien des années plus tard, Oskar Serti retrouva la forêt de son enfance, il reconnut dans l’arbre vénérable qui se trouvait devant lui, l’arbuste au pied duquel il s’était recueilli le soir de ses onze ans. Il se souvint parfaitement du crucifix qui y était accroché et devant lequel il s’était agenouillé en faisant le serment de devenir un jour écrivain.
Malgré sa déception de ne plus y retrouver de crucifix, Serti s’allongea au pied de l’arbre en pensant avec plaisir au roman qu’il venait enfin de publier, et qui, même s’il ne récoltait pas le succès espéré, avait le mérite d’exister.
Serti inspirait de tout son contentement une grande bouffée d’air pur lorsqu’il sentit une petite branche récalcitrante lui pincer le haut du crâne, l’obligeant à rentrer la tête dans les épaules. Mais comme en ce moment d’intense satisfaction, il ne pouvait accepter de se faire rabaisser par quoi que ce fût, il passa la main dans le dos et sectionna la branche d’un coup sec. Il s’aperçut alors avec stupéfaction qu’il tenait entre ses doigts le bras droit du Christ : au cours de son passage à l’âge adulte, l’arbre avait dû englober le crucifix, ne laissant plus passer qu’une main tendue vers l’extérieur.
Serti emporta le bras avec lui, y fixa une plume au niveau de la fracture et décida de l’utiliser pour écrire son prochain roman. Un roman qui laisserait enfin éclater l’étendue de son talent aux yeux de tous ceux qui lui conseillaient pourtant un peu plus d’humilité.

 

Les visions

En 1932, Oskar Serti connut une grave déficience visuelle qui lui ôta progressivement la perception des couleurs. Après avoir rencontré de nombreux spécialistes unanimement impuissants à contrarier le caractère irréversible de son mal, il se remit, résigné, entre les mains du singulier docteur Alfred Wierzel, qui lui proposa, non pas de le guérir, mais d’étudier une solution artificielle qui lui permettrait d’éprouver à nouveau des sensations colorées.
Partant de la formidable capacité qu’ont les douleurs aiguës de provoquer différents éclairs colorés à l’intérieur du corps, et des points particulièrement sensibles qu’offre la plante des pieds, Wierzel imagina pour Oskar Serti une paire de chaussures munies de semelles savamment cloutées vers l’intérieur qui, par leur contact incisif avec la peau, pouvaient engendrer, suivant leur position, une variation de douleurs capables de produire n’importe quelle couleur souhaitée.
Oskar Serti, qui aurait accepté l’expérience avec beaucoup de conviction, réalisa à cette même époque une série de petits films relatifs aux lieux chéris de son enfance. De jeunes chercheurs hongrois, ayant miraculeusement retrouvé ces films en 1987, ont analysé chacun des mouvements étonnamment brusques qui secouent les prises de vues de l’écrivain pour tenter de définir la nature précise des différentes douleurs susceptibles d’en être la cause. Lorsqu’en 1990, ils réussirent enfin à en déduire les couleurs correspondantes, ils décidèrent de les fixer sur la pellicule afin de présenter les films d’Oskar Serti tels qu’il dut les vivre en les tournant.

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La Samaritaine

Le 6 février 1958, au rayon bricolage de La Samaritaine, Oskar Serti fut interpellé par le service de surveillance du grand magasin, alors qu’il venait d’éventrer discrètement une boîte cartonnée contenant un oeilleton panoramique pour porte d’appartement.
Loin de nier les faits, Serti justifia longuement son geste :
Quelques mois auparavant, un observateur perfide lui avait demandé lors d’un cocktail pourquoi son attitude lui paraissait si empruntée dès qu’il saluait quelqu’un d’important. Presque par boutade, il lui avait répondu qu’il en attribuait la responsabilité à la porte du bureau d’un prestigieux grand-père dont chacune des visites qu’il lui avait rendues enfant l’avait profondément impressionné.
Le passage de cette porte l’avait tant marqué que cela avait conditionné à jamais son comportement lors de toute autre rencontre chargée d’une même émotion. Ainsi, c’était l’étroitesse des battants de la porte qui avait provoqué l’adoption de cette étonnante démarche de biais lorsqu’il se présentait ; c’était la position particulièrement haute de la sonnette qui l’avait amené à tendre la main au niveau des épaules ; et le crissement des gonds mal huilés qui l’avait poussé à prendre une voix suraiguë pour dire bonjour. Un point cependant lui restait encore obscur : pourquoi son oeil se voilait-il à chacune de ces occasions ?
Serti avoua aux enquêteurs de La Samaritaine en avoir seulement découvert l’origine devant cette boîte qu’il venait de déchirer :
Elle lui rappela qu’enfant, lorsqu’il entrait dans le bureau grand-paternel, il s’amusait à voir — en refermant la porte derrière lui — l’escalier de service se déformer à travers les 180 degrés du minuscule oeilleton de garde qui, étrangement, était toujours couvert d’une buée empêchant toute vision nette des choses.
Serti compris alors pourquoi cette porte comptait tant dans sa vie : la buée sur l’oeilleton provenait certainement du souffle impatient de son grand-père qui, les minutes précédant sa venue, devait guetter derrière la porte l’arrivée de son petit-fils, pour regagner subrepticement sa table de travail dès qu’il l’apercevait dans la cage d’escalier.
Oskar Serti raconta son histoire avec une telle conviction que les inspecteurs décidèrent de ne pas l’inquiéter.
Mais lorsque les jours suivants, ils le virent ouvrir d’autres boîtes dans des rayons tellement divers, ils ne purent établir de lien direct avec sa fameuse porte et se demandèrent si cet homme ne se livrait pas à un jeu dont le seul but était de goûter au plaisir de se sentir observé par leurs caméras de surveillance.

 
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Chloé

Chloé et moi avions pris l’habitude de venir à l’étang les premiers beaux jours d’été. Après la baignade, nous nous étendions sur les berges pour nous faire sécher au soleil. Chloé se plongeait dans son livre ; je passais mon temps à regarder les grains de beauté qui émaillaient son dos. C’était grâce à eux que j’avais appris à compter (addition des plus gros, soustraction des plus fins, division du tout par les plus noirs). Mais je ne savais encore ni lire ni écrire.
Chloé, elle, savait tout. C’était l’aînée.
Son livre était piqué de petites taches rousses assez semblables à celles de son dos. Dès qu’elle tournait une page, j’y repérais les taches. Quand la ressemblance avec les siennes était vraiment trop frappante, je demandais à Chloé le sens des mots qui se trouvaient autour. Elle m’apprit à les lire. Je retins l’histoire de son livre par coeur en la greffant mentalement sur ses grains de beauté.
Puis un jour — sans doute m’avait-elle assez donné — je ne la revis plus.
Je revins à l’étang avec d’autres filles. Mais ce n’était plus pareil. Elles avaient mon âge et ne lisaient pas. Je n’attendais rien d’elles. Je restais des après-midis entières à m’ennuyer en leur compagnie. J’avais beau regarder leur dos, je n’y trouvais que des histoires sans intérêt. Ma seule distraction était de voir le soleil faire peu à peu rougir leur peau. À la fin de la journée, je passais mon temps à jeter dans l’eau les petits morceaux de peau morte qui se détachaient de leur dos. Mais la blancheur de la nouvelle peau que je mettais à jour, son absence totale de pigmentation me paraissait monstrueusement vide. Il fallait que j’y greffe quelque chose. Il fallait que j’apprenne à écrire.

Extrait d’un entretien radiophonique avec Oskar Serti peu avant sa mort.

 
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Les clous

Oskar Serti avait toujours éprouvé les plus grandes difficultés à se lever le matin. Il se sentait tellement engourdi par les vapeurs de la nuit que, pour se remettre en tête l’usage de son corps, il devait s’étirer de tout son long, jusqu’à entendre craquer la moindre articulation. Phalange par phalange, vertèbre par vertèbre, il remontait alors lentement à la surface du jour.
Mais avec le poids des ans, Serti perdit pratiquement tout courage d’entamer de nouvelles journées. À peine debout, une force incontrôlable le ramenait systématiquement sous les couvertures. Il restait alors de longues heures enfermé dans des souvenirs que ses rêves venaient de conjuger au présent, et ne quittait plus son lit que pour clouer au mur une photo de Catherine de Sélys à vingt ans, un scarabée trouvé dans les bois de l’enfance ou un article de l’Aurore ayant loué son premier roman…
Puis un matin, alors qu’il tentait de s’étirer dans sa chambre encombrée de mille et un souvenirs, Serti heurta l’un d’eux et se prit dans les mille et un clous dont les murs étaient hérissés. Ils s’enfoncèrent dans son dos comme autrefois les ongles de Catherine , lui pincèrent les doigts comme les touches de sa première machine à écrire et le piquèrent aux mollets comme les ronces de la forêt…
Malgré la douleur, Serti ne voulut plus quitter les murs de sa chambre. Et lorsque, clou par clou, année par année, il se remit tout le corps en mémoire, il connut enfin, pour la première fois de sa vie, le sentiment d’être parfaitement réveillé. Mais il retourna prudemment au lit, comme l’aurait fait n’importe qui se réveillant soudain dans la peau d’un vieillard de mille et un ans.