journalOskar08

Le moustique

En décembre 1909, un cocktail fut donné chez les Sélys en l’honneur de la parution d’une plaquette regroupant quelques-unes de mes poésies. Ce fut à cette occasion que je rencontrai pour la première fois la pianiste Catherine de Sélys. Je fus directement séduit par l’extraordinaire beauté qui se dégageait de cette femme. Alors que nous faisions connaissance, un moustique me piqua au poignet, ce qui me troubla beaucoup. Il faut vous dire que j’ai toujours eu un sentiment de protection et même d’éblouissement pour tous les moustiques qui se rendent porteurs de mon sang ; comme s’ils devenaient par ce fait, une émanation de moi-même, comme si j’attendais d’eux qu’ils adoptent mes attitudes, ma manière d’être. Ainsi, tandis que j’étais complètement tombé sous le charme de cette Catherine de Sélys, je voyais mon moustique tourner autour d’elle et, intérieurement, je me disais : « Vas-y, pique-la, pique-la ». J’imaginais déjà le creux de son cou comme l’endroit idéal de piqûre. Je ne demandais rien d’autre, pour mon bonheur, que de voir cet animal survoler nos têtes, le ventre gonflé de nos sangs mêlés, comme le fruit soudain de notre rencontre, un fruit qui aurait fait de nous, non pas des coupables, mais d’innocentes victimes unies par la douleur. Mais l’animal ne se décidait pas à la piquer. À un moment même, comme s’il craignait quelque chose, il alla se poser sur un des murs de la pièce. C’est alors que je vis un gros monsieur se précipiter vers lui et l’écraser violemment contre le mur avec ma plaquette de poésie (qu’on avait dû lui donner) et qu’il avait pliée en deux pour mieux frapper. C’était Monsieur de Sélys. Lorsque Catherine me le présenta, j’aperçus le corps de mon pauvre moustique aplati sur le « T » de mon nom inscrit sur la plaquette. Mais je n’eus pas le coeur de rechercher sur le mur une minuscule tache rouge qui avait dû y éclater un instant plus tôt.

Extrait d’un entretien radiophonique avec Oskar Serti peu avant sa mort.

 
journalOskar09

La cigarette

Le soir du 13 septembre 1921, lassé d’attendre entre les quatre murs de son appartement du septième étage, Oskar Serti alla se poster à la loggia pour mieux guetter l’arrivée de Catherine de Sélys dans l’escalier B qui menait chez lui.
Chaque fois qu’il entendait s’ouvrir la porte principale de l’immeuble, Serti frémissait à l’idée de voir enfin apparaître Catherine au bas des marches ; mais systématiquement les bruits de pas disparaissaient dans les escaliers A ou C.
Après une heure d’attente, il donna un petit coup sur la cigarette qu’il venait de griller nerveusement, en se disant que si Catherine n’arrivait pas avant que le petit bloc cylindrique de ses cendres ne touche le sol du rez-de-chaussée, toute illusion serait perdue.
Malheureusement, au cours de leur chute, les cendres se dispersèrent dans les airs et aucun élément ne toucha le sol.
Serti fut alors saisi par l’angoisse que rien ne pourrait jamais prendre corps dans cette cage d’escalier : les bruits de pas, les cendres, tout s’évaporait. Un moment même, poussé par la volonté de voir enfin quelque chose d’important se produire, il voulut enjamber cette balustrade pour aller s’écraser au sol.
Mais comme il aurait dû s’y attendre, cette idée s’évanouit aussi rapidement qu’elle n’était apparue.

 
journalOskar10a

Les trois arbres

Le 5 mars 1912, Catherine de Sélys découvrit son mari caché derrière un gros chêne, un revolver braqué en direction d’un vieux tilleul à l’ombre duquel somnolait Oskar Serti. Ainsi, les avances qu’Oskar lui avait faites la veille n’avaient pas échappé à son mari. Catherine se sentit tellement misérable d’avoir répondu au rendez-vous d’Oskar qu’elle se cacha derrière un grand saule, ne sachant si elle avait le droit d’intervenir ou non.
En baissant les yeux de honte, elle aperçut au pied de son arbre la masse informe d’un jeune oiseau tombé trop tôt du nid. Elle s’en saisit et le lança violemment en direction de son mari. Catherine goûta l’instant suivant avec la satisfaction du devoir accompli : si l’oiseau avait encore un peu de force pour voler, il aurait la vie sauve ; s’il s’écrasait sur son mari, celui-ci pourrait en être surpris et, dans un sursaut d’humanité, laisser Oskar en vie.

 
journalOskar10b

Lorsqu’il sentit une masse informe heurter son épaule, Monsieur de Sélys fut tellement surpris qu’il appuya sur la gâchette de son revolver. Sans ce choc imprévu, il aurait pu rester des heures encore figé derrière son gros chêne, ne sachant s’il devait tirer ou non.
Dès que la balle partit, Monsieur de Sélys ressentit un profond soulagement : le devoir avait été enfin accompli sans que lui-même ne se sentît vraiment responsable d’un coup provoqué par la seule surprise. Il aurait voulu que jamais cet instant ne s’arrêtât ; car si la balle touchait Serti, il porterait la mort d’un homme sur la conscience, et si elle le ratait, son orgueil en souffrirait éternellement.

 
journalOskar10c

Mordillant nerveusement une plume à l’ombre d’un vieux tilleul, Oskar Serti attendait depuis si longtemps l’arrivée de Catherine de Sélys qu’il se demanda si elle allait venir ou non. Soudain, il sentit un sifflement aigu lui frôler les lèvres et couper sa plume, cette chère plume qu’il avait détachée la veille de la robe de Catherine en gage de leur liaison future. En voyant la plume emportée par le vent filer droit sur un grand saule, Serti s’en remit superstitieusement à elle : si elle était retenue par l’arbre, Catherine viendrait ; mais si elle passait l’obstacle sans encombre, il n’aurait plus qu’à l’oublier.

 
journalOskar11a

Les pièges à ours

Le 10 avril 1912, alors qu’il s’extasiait devant les oursons du zoo de Bâle, Oskar Serti vit qu’à ses côtés la belle Catherine de Sélys semblait réprouver la naïveté de son enthousiasme. Le lendemain, espérant durcir son image auprès de Catherine, il lui envoya une lettre où il l’invitait à venir chez lui pour découvrir sa collection de pièges à ours. Serti n’avait jamais collectionné les pièges à ours ; mais si cela suffisait à faire venir Catherine chez lui, il pourrait en réaliser un très rapidement : il n’avait qu’à laisser pendre une pierre pointue au-dessus d’un peu de miel (« … pour lécher le miel l’ours écarte d’un coup de tête la pierre qui lui revient aussitôt en le blessant ; obsédé par le miel, l’ours répète le mouvement jusqu’à ce que la pierre lui perfore le crâne »).
Le 15 avril, Serti vit Catherine répondre enfin à son invitation. De la fenêtre du salon, il la regarda s’arrêter à sa porte, saisir la poignée de la clochette, hésiter un long moment, puis retirer la main et partir sans oser sonner.
Les jours suivants, Serti eut la profonde douleur de voir la même scène se reproduire…

 
journalOskar11b

Le 18 avril, Oskar Serti attendait avec impatience la venue de Catherine. Mais alors qu’il l’apercevait enfin au loin, il entendit la petite Marie entrer dans la pièce pour faire le ménage. Il aurait voulu se retourner pour la saluer, mais rien au monde n’aurait pu lui faire détourner les yeux de Catherine et l’empêcher d’assister au moment tant attendu où peut-être elle se déciderait à tirer la corde de la sonnette. Vissé à sa fenêtre, Oskar ne pouvait pourtant s’empêcher de sentir la présence de Marie dans son dos. Il la devinait prenant les poussières à pas feutrés pour ne pas le déranger, et fut soudainement pris d’une certaine affection envers elle. Marie et Catherine se mêlèrent alors en lui dans un indescriptible va-et-vient émotionnel, et il sentit son coeur balancer entre ce léger attachement de près et son insoutenable passion de loin.

 
journalOskar11c

Le 18 avril 1912, après un mois d’absence, la petite Marie revint chez Oskar Serti pour y faire le ménage. Elle s’attaqua d’abord au salon, là où Oskar conservait les objets qui méritaient le plus d’attention. Elle passa soigneusement le chiffon sur les bibelots du bureau, puis s’approcha du grand dessin au fusain qui représentait l’insupportable Catherine de Sélys. Serti avait amoureusement dessiné ce portrait six mois plus tôt, et Marie savait bien qu’il accordait une importance toute particulière à ce qu’il fût parfaitement entretenu. Mais lorsqu’elle fut en face du portrait, elle découvrit avec stupéfaction qu’Oskar Serti — certainement sous le coup d’une profonde désillusion — avait profité de la couche de poussière qui s’était déposée sur le verre de protection pour y dessiner rageusement, à l’aide de son doigt, de gros yeux, des dents de Dracula et autres formes obscènes en surimpression de l’image de Catherine.
Devant ces deux portraits passionnés, Marie décida de garder le plus ressemblant et, sans regret, défit la vitre pour épousseter consciencieusement toute cette poussière de fusain qu’Oskar avait déposée sur le papier six mois plus tôt.

 
journalOskar11d

Le 15 avril 1912, à l’insu de son mari, Catherine de Sélys se rendit enfin chez Oskar Serti. Mais au moment où elle saisit la poignée de la sonnette pour annoncer sa venue, elle se sentit paralysée par les conséquences que pourrait avoir son geste : elle découvrit en effet que tout au long de la corde de la sonnette, de minces fils avaient été accrochés par de petites araignées tapies dans les trous du mur. Ainsi, au moindre mouvement de la corde, elles étaient averties de la présence d’un visiteur et pouvaient sortir de leur nid pour fondre sur leur proie.
Catherine n’osa pas tirer la corde, mais ayant toujours la poignée de la sonnette en main, elle ressentit avec émotion les fragiles tensions exercées par chacun des fils. C’était comme si elle pouvait sonder avec précision la vie secrète de ces araignées à l’intérieur de leur nid.
Après réflexion, Catherine se rendit compte qu’il n’était pas possible d’être sensible à ce point au monde animal ; les tensions ressenties si intimement ne pouvaient être provoquées que parce qu’un homme vivait à l’autre bout de la corde, à l’intérieur même de la maison.
Les jours suivants, Catherine décida de revenir sur le pas de la porte d’Oskar, avec pour seule ambition d’y ressentir encore les frémissements d’un monde où elle n’osait pas encore s’aventurer.

 
journalOskar11e

Depuis qu’il la voyait quitter le domicile conjugal pour aller rôder autour de la maison d’Oskar Serti, Monsieur de Sélys ne savait plus comment détourner sa femme des griffes de ce mielleux écrivain mondain. Mais lorsqu’il tomba sur une lettre de Serti adressée à Catherine, son désespoir fut à son comble ; il se sentit dans l’obligation de pousser Catherine à prendre une décision.
Le 18 avril 1912, profitant de l’absence de sa femme, Monsieur de Sélys alla chercher dans leur chambre à coucher toutes les lettres que lui-même avait écrites lorsqu’ils étaient fiancés. Patiemment, il les disposa au pied du lit en une sorte de château de cartes, prenant bien soin de placer la lettre de Serti dans les premières fondations.
Si, lorsqu’elle découvrirait cet agencement à son retour, Catherine se précipitait avidement sur la lettre de Serti, elle ferait s’écrouler d’un seul coup le fragile édifice ; mais si elle voulait arriver à ses fins sans brusquer les choses, elle serait obligée de passer en revue une époque dont elle avait certainement oublié le charme.

 
journalOskar12a

L’île

Extraits de la biographie de Victor Lurkin

« Au lendemain de sa douloureuse rupture avec Catherine de Sélys, Oskar Serti se réfugia sur l’île Millau. Durant son séjour, Oskar fut hanté par le désir de comprendre ce qui venait de lui arriver. Il passait ses journées à faire le tour de l’île, s’arrêtant systématiquement de longues minutes toujours aux mêmes points de vue. À aucun moment, il ne s’aperçut que des paparazzis le prenaient en photo. Heureusement, vu la mauvaise qualité des photos en question, aucun journal n’en voulut. Dix ans plus tard, je pus les racheter à bas prix. Ces photos avaient beaucoup de valeur à mes yeux, car même si je n’ai jamais vécu de rupture digne de celle d’Oskar, je voulais retrouver sur l’île ces fameux points de vue d’où il avait tant chercher à comprendre. »

 
journalOskar12b

« Sur une photo, la joue droite d’Oskar, tournée vers le grand large, semble porter une cicatrice récente. Mais pourquoi diable Oskar, affublé d’une telle plaie, s’est-il arrêté ici, à l’endroit de l’île le plus exposé aux sels marins, lorsque l’on connaît leur capacité sans égale à raviver les blessures ? M’étant au préalable éraflé le visage — beaucoup plus légèrement qu’Oskar, je l’avoue —, je me retrouvai à sa place. Au bout d’un instant, grâce à la forte présence saline, je sentis mon insignifiante coupure grandir en moi avec une puissance vertigineuse. Des vagues de douleur inondèrent bientôt tous les points sensibles de mon visage jusqu’à modifier la perception que je pouvais en avoir. Après cinq minutes, je crus bien qu’une nouvelle tête s’était substituée à la mienne et m’étonnais de ce que je puisse avoir si mal. »

 
journalOskar12c

« Ici, Oskar apparaît comme revêtu d’une veste de smoking si froissée qu’il aurait pu la porter sans arrêt depuis plusieurs jours. Autour de lui, on dirait que la pluie tombe dru. Mais comment Oskar aurait-il pu supporter l’ingratitude d’un tel climat dans une tenue aussi peu appropriée ?
Lorsque, par un jour de bruine, je me mis à sa place, il ne fallut pas dix minutes pour que je sois trempé jusqu’aux os. Mes vêtements, imbibés d’eau, me collaient à la peau et leur étreinte sur mon corps fut telle, qu’un instant j’eus comme le réconfort de me sentir enlacé par quelqu’un d’autre. »

 
journalOskar12d

« Sur une photo le présentant à cette place, Oskar – qui semble parler tout seul – porte une veste maculée de taches blanchâtres. On pourrait déceler leur origine au-dessus de la tête d’Oskar, où semblent se rassembler des goélands trop familiers. Mais comment Oskar aurait-il pu supporter le comportement de tels animaux ?
Un jour, je rencontrai quelques mouettes à ce même endroit. Après un quart d’heure, et à ma grande surprise, leurs cris ininterrompus changèrent de tonalité et me firent entendre comme un mot. D’abord inconnu, celui-ci se précisa puis se répéta jusqu’à l’obsession : “Salîîîgaud, salîîîgaud”.
Une irrésistible envie me poussait à leur répondre, mais connaissant les mauvaises manières de mes interlocutrices, je ne me risquai pas à lever la tête. J’essayai alors, malgré leurs appels obstinés, de les oublier en m’imaginant qu’il ne s’agissait pas d’un jugement, mais de simples cris. »

 
journalOskar12e

« À cet endroit, l’ombre portée d’Oskar est tellement marquée qu’il devait se trouver en plein soleil. Pourtant, ses yeux semblent grands ouverts. Comment, dans ces conditions, aurait-il pu ne pas être dangereusement aveuglé par ce trop-plein de lumière ?
Un après-midi, je m’étais arrêté ici-même lorsqu’un reflet du soleil dans la mer m’éblouit si violemment que l’instant d’après, devenu insensible aux couleurs, je fus plongé dans un blanc si intense qu’aucune image ne parvint plus à s’y accrocher. Je rouvris les paupières, et le même reflet me saisit à nouveau. Après vingt minutes d’étude de ce phénomène, seul le souvenir de mes précédents passages m’aida à retrouver mon chemin. »

 
journalOskar12f

« Peut-être est-ce dû à la mauvaise qualité de la photo, mais à cet endroit, Oskar semble pâle comme la mort. Au vu du rocher particulièrement élevé d’où il se tient, la chose serait d’ailleurs parfaitement compréhensible. Mais pourquoi Oskar se serait-il mis dans une situation aussi périlleuse ?
Lorsque je voulus m’approcher de cet emplacement, une peur incontrôlable m’empêcha d’atteindre mon objectif du premier coup et me contraignit à une bonne heure de tentatives avortées avant de surmonter mon vertige et de réussir enfin à m’installer sur le même éperon qu’Oskar. Malheureusement, la joie d’avoir pu le rejoindre fut telle qu’elle jugula ma peur et m’empêcha de retrouver les émotions qu’il y éprouva. »

 
journalOskar12g

« Je me souviens être venu ici un matin de légère brise. Alors qu’en promenade, je me débats généralement pour maîtriser le va-et-vient des différents niveaux de pensées qui s’entrecroisent au rythme de mes pas, ce jour-là, le vent qui sifflait continuellement dans mes oreilles m’enleva toute concentration et fit s’échapper mes idées une à une. À la fin, je ne savais même plus pourquoi j’étais là. Sur le chemin du retour, le calme revenu, je me rappelai d’Oskar photographié à cette place. Ses cheveux ébouriffés par un vent soufflant en rafale laissaient apparaître des sourcils tellement froncés qu’il donnait l’impression — malgré la bourrasque — d’être parvenu à retenir un minimum de matière à réflexion et de s’y accrocher avec une volonté farouche. »

 
journalOskar12hb

« Tel qu’il apparaît à cette place, Oskar semble avoir retroussé les jambes de son pantalon. C’est vrai que d’ici, à marée basse, on a un peu de temps pour rejoindre à pied la terre ferme. Cependant, la mer est tellement haute à l’arrière-plan de la photo qu’elle donne à Oskar au moins trois heures d’attente.
Un jour, espérant emprunter ici le même mode de passage, je fus également surpris par le niveau de la mer. Pour tuer le temps, je me mis à compter tout bas. Mais après une quarantaine de minutes, j’atteignis un nombre tellement astronomique, que le simple fait de concevoir celui qui tomberait au moment de passer m’effraya. Je décidai alors, pour une meilleure maîtrise de la situation, de choisir moi-même un nombre, exagérément élevé, puis de décompter.
Malheureusement, au cours de cette opération, je fus tellement concentré sur mon sujet que lorsque j’arrivai enfin à zéro, ma chance venait de passer. »

 
journalOskar13

La fontaine

Le 5 mai 1921, Oskar Serti jeta une pièce d’un franc dans le bassin de la fontaine du Jardin du Luxembourg en faisant le voeu qu’il puisse revoir un jour Catherine de Sélys. Lorsqu’elle toucha le fond, sa pièce brilla d’un tel éclat qu’il se mit à espérer l’impossible. Puis petit à petit, l’eau se brouilla et fit disparaître la pièce dans un nuage de vase. Oskar avait beau se plier en deux sur la balustrade, il ne voyait plus que la surface de l’eau où — suivant le mouvement des vaguelettes — le reflet de son corps se heurtait à celui des rochers.
Soudain, il vit émerger du bassin la tête d’une tortue qui semblait elle aussi être en recherche de la pièce. Oskar comprit que la pauvre bête était attirée par tout ce qui brillait. Dès que quelqu’un lançait une pièce dans la fontaine, elle voulait s’en approcher, mais le mouvement de ses pattes remuait le fond trouble de l’eau et l’empêchait de retrouver son objectif.
Serti regarda intensément la tortue comme pour lui dire combien il partageait son infortune ; mais elle replongea la tête sans même le remarquer, et il prit alors conscience qu’avec le poids des désillusions, son regard avait dû perdre tout son éclat.

 
journalOskar14

La météorite

Le 14 février 1931, lorsqu’il entendit au-dessus de lui le bruit sourd de la fameuse météorite qui devait s’abattre sur sa maison, Oskar Serti pressentit qu’il allait en être la victime. Résigné, sa dernière pensée fut pour Catherine de Sélys, qu’il avait pourtant lâchement abandonnée cinq ans auparavant.
Le soudain rappel, en ce moment fatal, de l’exécrable comportement qu’il avait eu vis-à-vis de la pauvre Catherine, réveilla en lui un tel sentiment de dégoût qu’un violent soubresaut de répulsion envers lui-même le parcourut et l’écarta miraculeusement du danger.

 
journalOskar15

Les correspondances téléphoniques

En mars 1921, au lendemain de sa douloureuse rupture avec Oskar Serti, la pianiste Catherine de Sélys se retira définitivement dans sa villa sétoise, où grâce au chaleureux entourage dont elle disposait là-bas, sa blessure se cicatrisa peu à peu. Si Catherine ne retrouva jamais la force de revoir Oskar, elle ne put s’empêcher de lui téléphoner régulièrement. Durant ces conversations, comme pour contenir l’extrême émotion de s’entendre à nouveau, Catherine de Sélys et Oskar Serti prirent séparément l’habitude, sans jamais se le dire, de griffonner de petits dessins, lui sur les pages de son agenda, elle dans les vides laissés par les revues déposées à côté du téléphone.
Lorsqu’il en découvrit l’existence au hasard de ses fréquentes visites chez l’un et l’autre, Victor Lurkin, fidèle ami et biographe d’Oskar Serti, fut saisi du plus profond intérêt pour ces dessins simultanés qu’il rêvait de mettre en parallèle. En I959, la mort d’Oskar Serti l’ayant désigné légataire universel de son oeuvre, Lurkin pu enfin réaliser son projet. Il rassembla les fameux agendas d’Oskar, révéla à Catherine de Sélys quelle correspondance téléphonique l’avait secrètement liée à son ancien amant, et avec son accord, rechercha au grenier de la villa, dans le tas de revues miraculeusement conservées, celles qui allaient consacrer ces témoignages involontaires d’une liaison peu commune.

 
journalOskar16a

Le téléphone

Depuis le soir où il l’avait vue incarner Bérénice à la scène, Oskar Serti s’était pris d’une folle passion pour l’actrice Véronique Coulanges. Durant plus d’un mois, jour après jour, il ne cessa de lui adresser lettre sur lettre, sans malheureusement recevoir le moindre signe de sa part.
Puis un matin, alors qu’il venait de perdre tout espoir de rencontre, Serti reçut un coup de téléphone empressé de Véronique l’invitant à prendre le thé chez elle.
Moins d’une heure plus tard, les jambes tremblantes d’émotion, Serti s’agrippait fébrilement à la main courante du long couloir qui menait à l’appartement de Véronique. Alors qu’il ne pouvait plus s’abriter derrière l’image édulcorée d’une lointaine Bérénice, Serti se sentit soudain paralysé à l’idée de se retrouver devant un être de chair et d’os dont il ignorait tout. Petit à petit cependant, alors que sa main glissait lentement sur la rampe dont les courbes épousaient en douceur les multiples angles du mur, Oskar Serti retrouva un semblant d’assurance ; il sentit même naître en lui le désir de prendre Véronique dans ses bras et de la couvrir de caresses.
Malheureusement, lorsqu’il fut devant la porte de son appartement, Serti vit son éphémère courage l’abandonner, et ne trouva pas la force de sonner.
En désespoir de cause, il se réfugia dans le grand escalier qui menait aux étages supérieurs, laissant glisser sa main sur la rampe dont les nombreuses courbures lui donnaient l’illusion de pouvoir apaiser son impossible désir.

 
journalOskar16b

Afin de préserver sa vie privée, l’actrice Véronique Coulanges s’était fait un devoir de ne jamais répondre aux lettres enflammées de ses admirateurs. Ainsi, lorsque le jeune écrivain Oskar Serti voulut prendre son coeur d’assaut, elle tint bon durant plus d’un mois. Puis un matin, relisant les lettres qu’il n’avait cessé de lui écrire, elle succomba à leur charme. Poussée par une force obscure, elle ne put vivre un instant de plus sans connaître cet homme. Elle s’empara du téléphone et invita Oskar à venir le plus vite possible prendre le thé chez elle. S’apercevant qu’elle était toujours en robe de nuit, Véronique se précipita vers la salle de bain pour revêtir une tenue plus appropriée à la situation. Malheureusement, elle se prit les pieds dans le fil du téléphone, perdit l’équilibre, tomba la tête la première sur le sol, et se retrouva inanimée.
Près d’une heure plus tard, Véronique revint enfin à elle. Profondément troublée, le corps perlé de transpiration, elle se souvint aussitôt que lors de son évanouissement, elle avait rêvé d’Oskar Serti. Celui-ci n’avait cessé de l’enlacer et de la caresser comme jamais personne ne l’avait fait jusque-là.
Au moment de se relever, elle voulut se dépêtrer du fil du téléphone ; mais lorsqu’elle vit à quel point celui-ci avait enserré jambes, bras et cou, elle comprit l’origine de son rêve indécent.
C’est alors qu’avec un mélange surprenant d’angoisse et d’impatience, elle entendit les pas d’un homme s’arrêter à la porte de son appartement. Mais après un moment d’hésitation, comme s’il cherchait quelqu’un d’autre, l’homme poursuivit son chemin dans le grand escalier qui menait aux étages supérieurs.
Abattue par le pressentiment qu’Oskar ne viendrait plus, Véronique mesura tout le poids de sa solitude et décida de rester un instant encore prisonnière de son fil.

 
journalOskar17a

Le refuge

Le 8 octobre 1912, Oskar Serti et Véronique Coulanges tentèrent, sans la moindre assistance, la périlleuse ascension du Mont-Blanc par le col de la Brenva. Malheureusement, à deux cents mètres à peine du but, Serti glissa d’un éperon rocheux et se brisa une jambe. Véronique Coulanges parvint à le transporter jusqu’au refuge Vallot, puis courageusement, partit chercher de l’aide dans la vallée.
Seul dans un lit de fortune où il abandonna toute notion du temps, Serti attendit le retour de Véronique, accablé par la fièvre et le silence de la montagne.
Un instant, Serti eut la conviction que Véronique était revenue ; qu’elle se trouvait derrière la porte de sa chambre, et que par une merveilleuse attention, elle ne voulait pas le réveiller avant d’avoir préparé du thé. Malheureusement, lorsque Véronique empoigna la théière, elle la trouva tellement chaude qu’elle manqua de la laisser tomber. Mais par crainte de réveiller brutalement Oskar, elle la garda en main, concentrant toutes ses forces pour ne pas laisser échapper un cri de douleur qui aurait pu avoir l’indélicatesse de rappeler à Oskar celui qu’il poussa lors de sa chute.
Lorsque la douleur commença à se dissiper, le thé fut alors trop froid pour être servi, et Véronique en prépara de nouveau dans le plus grand silence.
Seul dans son lit de fortune, Oskar Serti fut tellement ému par tant de prévenance, qu’il accepta sans trop de mal d’attendre un moment encore le retour de Véronique Coulanges à ses côtés.

 
journalOskar17b

Dans un demi sommeil, Serti eut l’impression que Véronique était de retour ; qu’elle se tenait dans une pièce voisine, lui faisant la surprise, dans le plus grand silence, de préparer du thé. Mais juste avant d’ouvrir la porte de la chambre d’Oskar, elle remarqua qu’une fine aiguille plantée dans le talon de sa chaussure griffait le sol en produisant le même son que le déchirement des vêtements d’Oskar lorsqu’il s’écorcha sur son éperon rocheux. Pour ne pas lui rappeler de mauvais souvenirs, elle déposa son plateau pour retirer l’aiguille. Malheureusement, celle-ci s’introduisit si profondément dans son pouce qu’elle n’osa la retirer immédiatement, de peur de pousser un cri de douleur si violent qu’il aurait risqué de traumatiser Oskar.
Lorsque les élancements se calmèrent, elle retira vaillamment l’aiguille sans dire un mot ; mais en reprenant le plateau, elle se rendit compte que le thé était froid, et sans faire de bruit, décida d’en préparer à nouveau.
Seul dans son lit de fortune, Oskar Serti fut tellement touché par tant de délicatesse, qu’il accepta sans trop de mal d’attendre un moment encore le retour de Véronique Coulanges à ses côtés.

 
journalOskar17c

Une fraction de seconde, Oskar Serti eut le sentiment que Véronique avait fait demi-tour ; qu’elle se trouvait de l’autre côté de la porte et lui faisait la surprise de préparer du thé dans le plus grand silence. Mais il faisait un froid si intense, que la réserve d’eau était complètement gelée. Véronique Coulanges prit un morceau de glace pour le placer dans un poêlon malheureusement trop petit pour le recevoir tout entier. Par crainte de rappeler à Oskar le bruit si pénible de la glace qui s’était dérobée sous ses pieds, Véronique n’osa concasser le bloc, et décida de le coller contre son ventre pour le dégeler sans bruit.
Elle réussit à faire chauffer sur le feu l’eau patiemment récoltée, avant d’être victime de crampes abdominales si terribles qu’elle fut paralysée de douleur durant de longues minutes.
Lorsque Véronique put enfin bouger, elle découvrit l’eau du thé complètement évaporée et dut se résoudre, dans le plus grand silence, à en préparer de nouveau.
Seul dans son lit de fortune, Oskar Serti fut tellement bouleversé par tant de sollicitude, qu’il accepta sans trop de mal d’attendre un moment encore le retour de Véronique à ses côtés.

 
journalOskar17d

À la tombée de la nuit, Serti s’imagina que Véronique était déjà de retour ; qu’elle se trouvait dans une autre pièce du refuge, et lui faisait la surprise de préparer du thé dans un silence religieux. Mais juste avant d’ouvrir la porte de la chambre d’Oskar, elle se rendit compte avec effroi que le petit motif qui garnissait la théière représentait un éperon rocheux pratiquement identique à celui qui venait de blesser Oskar. Pour ne pas l’éprouver d’avantage, elle décida de gratter la décoration avec le bout de son ongle. Malheureusement, au cours de l’opération, elle se retourna l’ongle si douloureusement qu’elle trempa aussitôt sa main dans le thé bouillant d’Oskar, avec le secret espoir d’insensibiliser le bout de son doigt ou, dans le pire des cas, de mieux répartir la douleur.
Lorsqu’elle retira ses doigts de la théière, elle s’aperçut que le thé avait refroidi. Sans faire de bruit, elle se résolut alors à en préparer de nouveau.
Seul dans son lit de fortune, Oskar Serti fut tellement attendri par tant de dévotion, qu’il accepta sans trop de mal d’attendre un moment encore le retour de Véronique à ses côtés.

 
journalOskar17e

À intervalles réguliers, Serti se figurait que Véronique Coulanges était revenue ; qu’elle se trouvait de l’autre côté de la porte, et dans le plus grand silence, lui faisait la surprise de préparer du thé. Mais lorsqu’elle prit le pot dans l’armoire, elle s’aperçut avec stupeur que le thé était baptisé Vertige de la Montagne. De peur de maintenir Oskar dans sa nouvelle terreur des sommets, elle goûta le thé pour vérifier si son appellation était bien justifiée. Comme une seule tasse ne parvint pas à lui donner une idée précise sur la question, elle fut contrainte de boire toute la théière, sans malheureusement résoudre son problème.
Mais la quantité de théine qu’elle venait d’ingurgiter la mit dans un tel état d’excitation qu’elle dut attendre de longues minutes avant de pouvoir en préparer à nouveau, dans le plus grand silence.
Seul dans son lit de fortune, Oskar Serti fut tellement réconforté par tant d’égards, qu’il accepta sans trop de mal d’attendre un moment encore le retour de Véronique à ses côtés.

 

journalOskar18

Le plafond

Lorsqu’il était titulaire de la Chaire d’Esthétique de l’Université Catholique de Vienne, Oskar Serti voyait dans les examens de fin d’année une occasion inespérée d’avoir un tête-à-tête avec ses étudiantes préférées. Avant le passage de chacune d’entre elles dans son bureau, il épinglait fébrilement sur le battant de la fenêtre, un petit morceau de papier où il avait inscrit à l’encre rouge : « Ne regardez surtout pas au plafond ». Au cours de l’entretien, les jeunes filles ne manquaient jamais de tomber sur son inscription. Profondément troublées par les effets pervers de cette étrange recommandation, aucune, malgré une apparente indifférence, ne parvenait à résister à la tentation. Rongées par une trop éprouvante retenue, elles bravaient toutes un instant l’interdit en jetant éperdument les yeux au plafond, comme brutalement attirées par une force mystérieuse.
Le temps de leur naïf abandon, rien n’empêchait alors Serti de les déshabiller impunément du regard.
Lors de sa dernière année d’enseignement, Oskar Serti voulut garder un souvenir de ces moments privilégiés, et dissimula habilement une caméra entre deux livres de sa bibliothèque.
Plus tard, lorsqu’il visionna ses films clandestins, il fut ébloui par l’extraordinaire expression d’émerveillement qui émanait de ses étudiantes lorsqu’elles regardaient au plafond. Gonflé d’amertume, il prit alors conscience que jamais il n’avait partagé cette intense émotion avec elles, trop esclave, au moment des faits, de ses bas instincts.
Une fraction de seconde, Serti eut l’intention de retourner dans son ancien bureau, pour goûter enfin aux vertus de ce plafond qu’il avait stupidement négligé durant tant d’années ; puis il se rebiffa, soudainement envahi par le soupçon que peut-être ses étudiantes s’étaient jouées de lui ; peut-être avaient-elles simulé à tour de rôle une profonde béatitude, pour le seul plaisir de l’amener lui aussi à lever la tête.

150x150trsp

journalOskar19

Les clés

En avril 1924, Oskar Serti se retrouva soudain dans une rue de Venise en se demandant ce qu’il était bien venu y faire. Il ne put, curieusement, répondre à cette question qu’après avoir remarqué un trousseau de clés tombé à ses pieds de la poche d’une inconnue. Ainsi, il se rappela qu’une heure auparavant, il avait exceptionnellement engagé sa promenade matinale sans que les clés de sa maison — laissées dans sa chambre d’hôtel — ne tintent au fond de son manteau. Après avoir erré un certain temps seul dans la rue, ses pas avaient dû instinctivement emboîter ceux de quelqu’un doté d’un semblable cliquetis de clés. Irrésistiblement attiré par cette personne, il avait dû la suivre à l’oreille, se figurant être lui-même l’auteur de ce bruit métallique si familier. Sans s’en rendre compte, il avait donc marché presqu’une heure au rythme de cette charmante inconnue, jusqu’à ce que celle-ci perde ses clés. Dès qu’il comprit l’origine de sa présence involontaire dans cette rue, Serti s’empara subrepticement des fameuses clés avec l’intention de les garder en poche le temps d’une promenade qu’il entendait mener selon sa propre humeur. A la fin de sa vie, Oskar Serti se souvenait encore avec plaisir du moment précis de sa promenade où il avait discrètement secoué le trousseau pour dépasser son infortunée propriétaire qu’il espérait bien ainsi emmener dans son sillage au cours d’une visite délicieusement solitaire de la ville.

 
journalOskar20

Le petit papier

En 1934, j’étais venu à la Maison de la Poésie assister à une conférence dont j’ai totalement oublié le sujet. La seule chose dont je me souviens, c’est que, juste avant la causerie, alors que j’étais appuyé contre le mur en train de discuter avec quelques amis, je vis entrer dans la pièce la poétesse Marina Morovna. Nous ne nous étions encore jamais parlé, mais, fervent admirateur de son oeuvre, cela faisait bientôt deux ans que je lui écrivais des lettres enflammées sans obtenir la moindre réponse. Je ne sais toujours pas quelle inconscience me poussa à me présenter à elle. Au moment où je lui serrai la main tout en lui donnant mon nom, je vis qu’elle s’empara discrètement d’un petit papier qui se trouvait dans ma main. Elle le glissa dans son sac et me dit d’un air complice : « Décidément, vous êtes délicieusement obstiné, ne soyez plus malheureux, celle-ci je la lirai ».
J’étais vraiment perturbé, car je ne voyais absolument pas d’où pouvait provenir ce billet qui m’était parfaitement inconnu. Ce n’est que lorsque je revins vers mes amis que je compris : avant de me présenter à Marina Morovna, l’émotion de lui parler enfin m’avait trempé de la tête aux pieds et j’avais essuyé mes mains beaucoup trop moites contre le mur pour qu’on ne me voie pas ; et c’est ainsi qu’un morceau de papier peint légèrement décollé s’était encastré dans ma chevalière sans que je m’en rende compte, laissant croire à Marina que je le lui offrais. Au moment où la conférence débuta, il était déjà beaucoup trop tard pour que j’écrive la moindre chose sur la seule de mes lettres que Marina avait daigné lire.

Extrait d’un entretien radiophonique avec Oskar Serti peu avant sa mort.

 
journalOskar20

L’escalier

Oskar Serti avait toujours eu l’impression que le fait de monter un escalier au nombre impair de marches, l’empêchait d’obtenir ce qu’il désirait vraiment.
Le docteur Wierzel, à qui il confia un jour cette stupide superstition, l’encouragea à ne pas réduire ses chances de bonheur à un simple nombre de marches et, par dérision, lui conseilla d’intégrer également les montants de la rampe dans son calcul de probabilité.
Le 13 juin 1920, après une rapide estimation au pied de l’escalier Saint-Jean, Serti constata avec soulagement que contrairement aux marches, les barreaux de la rampe devaient être en nombre pair. Selon sa nouvelle manie, dès qu’il se mit à monter, il vérifia son appréciation en effleurant minutieusement du bout des doigts chacun des montants qu’il comptabilisait à mi-voix.
Lorsqu’en cours de route, il vit une dame descendre l’escalier, il réalisa soudain avec effroi, que la plus élémentaire des règles de courtoisie l’obligerait à céder un instant sa rampe.
Au moment du croisement, en désespoir de cause, Serti frôla discrètement le poignet de cette jeune dame comme s’il s’agissait d’un des précieux montants dont sa main avait pris l’habitude de ne plus se passer. Curieusement, ce geste fortuit produisit en lui une telle sensation de chaleureux bien-être, qu’il acheva de monter l’escalier en négligeant de contrôler la justesse de ses fameux calculs.

 
journalOskar20

Madeleine Ivernol (Rouen, 189? - Paris, 1967), qu’une infinie coquetterie poussait à porter des talons de plus en plus hauts, éprouvait les pires difficultés à descendre un escalier. Elle avait beau s’agripper à la rampe, chaque descente d’escalier lui paraîssait une épreuve insupportable.
Le 13 juin 1920, Madeleine Ivernol entreprit de descendre l’escalier Saint-Jean, lorsqu’elle aperçut un homme le gravir avec une aisance qui la stupéfia : il laissait traîner distraitement sa main sur les montants de la rampe, en chantonnant une espèce de comptine enfantine.
Lorsqu’il la croisa, sa main lui frôla si délicatement le poignet qu’elle sentit un frisson lui parcourir tout le corps.
En continuant à descendre, elle imagina que cet homme s’était peut-être retourné sur elle, et pour ne pas le décevoir, tenta elle aussi d’adopter une attitude parfaitement dégagée.
Courageusement elle décramponna sa main de la rampe, pour la faire glisser comme lui le long des montants.
En touchant les froids barreaux métalliques de la rampe, elle découvrit alors avec tristesse que ce délicieux frisson, qui lui avait donné la chair de poule, n’était pas dû à un sentiment inavoué, mais uniquement à la main glacée de cet homme.