journalOskar22

L’enlèvement

En janvier 1921, à la suite d’un enlèvement toujours inexpliqué, Oskar Serti fut enfermé et attaché dans une cave durant plus d’une semaine.
Les premiers jours de sa séquestration, en l’absence de tout contact avec ses ravisseurs, il passa son temps à essayer de dénouer le bandeau qui l’empêchait d’identifier l’endroit où il était retenu.
Lorsqu’au bout du troisième jour, il parvint enfin à s’en débarrasser, Oskar Serti eut la chance de découvrir — après un temps d’adaptation à l’obscurité ambiante — que l’aspect général de sa prison se révélait pratiquement conforme à celle qu’il s’était représentée mentalement durant son aveuglement forcé. La seule différence fut que, les yeux ouverts, il ne sentait plus cette présence imaginaire qu’il avait continuellement supposée à ses côtés les jours précédents.
Au sixième jour, la solitude l’accabla tellement qu’il décida de remettre son bandeau.

 
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La police militaire

Le 5 mars 1942, Catherine de Sélys participa à un récital de piano clandestin à la Société Philharmonique de Lyon. Le contexte particulièrement pesant de l’Occupation l’avait privée de concert depuis des mois, et la perspective de se replonger dans la musique la comblait de joie.
Au cours de la soirée, Catherine se sentit fondre corps et âme dans l’oeuvre qu’elle interprétait. À plusieurs reprises même, elle fut envahie par l’angoisse de perdre tout contact avec la réalité et, pour se raccrocher au monde, elle éprouva la nécessité d’improviser quelques notes qui feraient éclater un instant sa bulle. Par bonheur, ses variations durent sembler si naturelles qu’après le concert, personne ne les lui fit remarquer. Le lendemain, Catherine fut convoquée dans les bureaux de la police militaire. Un officier mélomane lui joua quelques mesures au piano et, d’un air inquisiteur, lui demanda ce qu’elle en pensait.
Catherine fut incapable de prononcer le moindre mot. Comment cet officier pouvait-il connaître ces notes, ces maudites notes qui firent basculer son enfance un soir de 1914, lorsque des soldats pénétrèrent dans l’appartement familial et violentèrent sa mère. Catherine entendait encore sa pauvre mère, qui, coincée contre le piano, essayait de se débattre et frappait désespérément le clavier de ses mains enserrées. Imaginant avec effroi ce qui l’attendait si elle restait une seconde de plus dans ce bureau, elle tenta de s’enfuir. Mais alors que l’officier venait de la plaquer brutalement sur son bureau, elle y découvrit un exemplaire du programme de son récital sur lequel les fameuses notes avaient été rapidement inscrites au crayon. Ainsi, cet air monstrueux correspondait en réalité aux quelques mesures qu’elle avait spontanément laisser échapper la veille, et que l’officier — sans doute présent au concert — avait dû prendre pour un quelconque message secret.
Tandis qu’on la conduisait dans un cachot où elle était déterminée à ne pas dire un mot, Catherine comprit enfin que si elle était devenue un jour musicienne, c’était dans le seul espoir de s’imprégner de mélodies capables de couvrir cet air qui la hantait secrètement depuis un certain soir de 1914.

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L’hôpital militaire

En mai 1917, Oskar Serti fut emmené à l’hôpital militaire. Chaque matin, une infirmière entrait dans sa chambre alors qu’il était encore à moitié endormi ; elle s’approchait de la commode et ouvrait le tiroir où se trouvait sa trousse de toilette. Elle laissait le tiroir ouvert une minute, le temps qu’Oskar s’imprègne de l’odeur du savon, puis le refermait d’un coup sec, puis le rouvrait et le refermait très rapidement douze fois ; puis elle ouvrait le tiroir où il cachait ses barres de chocolat, le laissait ouvert deux minutes, le refermait brutalement, puis l’agitait pour obtenir huit claquements ; puis passait au tiroir où il rangeait son tabac…
Grâce à cette complicité avec l’infirmière, Serti pouvait s’imaginer se réveiller dans sa propre salle de bain, s’entendre descendre les douze marches qui conduisaient à sa cuisine, y humer un grand bol de chocolat, puis remonter bruyamment les huit marches de l’entresol avant de retrouver son bureau et d’y allumer sa pipe…
Mais un matin, Serti en demanda trop ; il ne voulait plus quitter le souvenir de sa maison. Après la cuisine il voulu retourner à la salle de bain, puis dans la véranda, puis à nouveau dans le bureau, puis une troisième fois dans le grenier. L’infirmière ne s’y retrouvait plus dans les tiroirs ; Serti la sentit excédée. En se précipitant dans le claquement d’un escalier, elle se pinça méchamment le doigt. Elle se raidit, retint sa respiration, puis ouvrit un tiroir qu’elle n’avait encore jamais ouvert ; un tiroir qui ne rappelait rien du tout à Serti. Elle le laissa grand ouvert, puis quitta la chambre sans dire un mot.
Oskar Serti ne savait pas ce qu’il y avait dans ce tiroir. Mais l’odeur inconnue qui s’en dégageait s’introduisit sournoisement dans sa maison et lui déroba un à un tous ses souvenirs.

 
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Oskar Serti quitta ses camarades de tranchées pour l’hôpital militaire avec le sentiment douloureux de les laisser dans ce qu’il appelait les fentes honteuses du monde.
Dès son admission, une infirmière voulut lui laver les pieds. Une telle couche de crasse s’était accumulée entre ses orteils qu’elle faisait presque partie de son organisme. Malgré les protestations de Serti, l’infirmière mit directement sa menace à exécution et lui plongea les pieds dans une bassine d’eau chaude. Une odeur d’argile venant droit des tranchées se répandit aussitôt dans la chambre ; comme lorsqu’après le passage d’un violent orage sur une ville asséchée, des effluves chargés des profondeurs de la terre surgissent entre les pavés.
L’infirmière récura énergiquement l’interstice entre chaque orteil en félicitant Oskar de sa dignité retrouvée.
Mais au moment où elle quitta la pièce, Serti lui fit un habile croc-en-jambe et le contenu de la bassine se répandit sur le plancher. Depuis lors, chaque fois qu’on lavait sa chambre, Serti sentait naître un relent de honte entre les lames du parquet.

 
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S’il voulait garder une chance de retrouver l’usage de la jambe gauche, Oskar Serti devait s’astreindre à la plier plus d’un millier de fois par jour.
Chaque après-midi, il attendait impatiemment la venue de l’infirmière pour s’accrocher à son épaule et commencer ses exercices de rééducation.
Serti s’en voulait d’être à ce point attaché à cette infirmière, car peut-être — malgré ses sourires — ne s’employait-elle à le remettre sur pied que pour mieux le renvoyer au casse-pipes.
Alors, pour fuir cette terrible perspective, il s’imagina qu’à chaque flexion, il faisait une enjambée sur la route qui le ramènerait au pays. Comme par enchantement, des paysages oubliés défilèrent dans sa tête et lui donnèrent un avant-goût du retour.
En moins d’un mois, Serti retrouva presqu’entièrement l’usage de sa jambe.
Et pourtant, le jour où il voulut marcher sans aide, il n’eut pas la force de quitter sa chambre. L’espoir du retour au pays, la crainte du renvoi au front, tout cela n’était qu’illusion. Il restait attaché à son infirmière comme à la branche fixe d’un compas dont la seule vertu avait été de lui apprendre à tourner en rond dans sa chambre.

 
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Lorsque le soir tombait dans sa chambre et que les meubles, seulement éclairés par la lune, se détachaient en ombres chinoises sur les murs, Oskar Serti sentait monter en lui des craintes que rien pourtant ne justifiait. Il mettait son état sur le compte d’anciennes peurs d’enfant et, pour mieux les évacuer, allongeait son bras, cabrait le pouce, tendait l’index et le majeur en avant, repliait l’annulaire et l’auriculaire, puis se mettait à tirer sur toute forme suspecte en imitant le bruit des balles.
Régulièrement, le sommeil gagnait Oskar avant qu’il n’ait rendu les armes.
L’infirmière de nuit ne manquait jamais une occasion de venir voir sa main crispée déposée sur le bord du lit. Elle savait bien qu’une simple caresse de sa part aurait pu détendre Oskar et le libérer de ses vieux démons ; mais elle se refusait à la moindre intervention. Cette main armée lui semblait chargée de tant de croyances qu’elle se sentait protégée par elle lors de sa ronde dans la pénombre de l’hôpital.

 
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Les buvards

Verdun, le 21 février 1916.

Ma Catherine,

Ça y est, maintenant je sais ce que c’est. On s’est fait tirer dessus toute la nuit. Les balles passaient incroyablement bas.
Pour me protéger, j’ai dû me coucher sur le corps d’un jeune breton qui venait de tomber. Je ne le connaissais même pas, c’était un nouveau.
J’étais tellement collé à lui qu’au moment où il a passé l’arme à gauche, j’ai senti son dernier souffle.
J’ai toujours son haleine en moi, cette odeur de tabac. C’est incroyable, son haleine m’écoeurait plus que l’horreur de sa mort.
Au petit matin, ceux d’en face sont arrivés. Ils venaient achever les survivants. J’ai fait le mort. J’étais complètement imprégné du sang de l’autre ; je crois que c’est ça qui m’a sauvé.
Je t’en prie, envoie-moi des cigarettes, je lui dois bien ça.

Ton Oskar

 
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Paris, le 15 mars 1916.

Mon Oskar,

Ta lettre m’a profondément troublée. Je ne sais si tu me dis la vérité ou si tu me forces à t’avouer quelque chose.
Et bien je vais tout te dire : il y a un peu plus d’un mois, en allant à la caserne te poster un colis, j’ai croisé ce jeune breton qui allait rejoindre ton bataillon.
Il me faisait penser à toi la veille de ton départ. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je lui ai demandé de me suivre jusqu’à la maison pour y passer ses dernières heures de liberté.
Mais il ne s’est rien passé. Nous nous sommes seulement étendus l’un à côté de l’autre. Je lui ai demandé d’accepter un jeu : que je puisse l’appeler par ton nom et qu’il me réponde comme s’il était toi. Il a joué ton rôle en échange de quelques cigarettes.
Je te jure que je ne me souviens même plus de son haleine.
Reviens-moi vite,

Ta Catherine

Le contenu de ces lettres — dont les originaux n’ont malheureusement jamais été retrouvés — a pu être reconstitué grâce à un examen approfondi des deux buvards respectivement utilisés par Oskar Serti et Catherine de Sélys les 21 février et 15 mars 1916.

 
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L’arbre à clous

Lorsque, bien des années plus tard, il revint à Verdun, Oskar Serti retrouva dans la forêt le fameux arbre à clous sur lequel — suivant une superstition profondément ancrée — les gens de la région venaient exorciser leur mal en enfonçant un clou qu’ils avaient auparavant posé à l’endroit de leur douleur.
Dans un élan de solidarité, Serti voulut partager le poids de cette souffrance populaire et s’allongea au pied de l’arbre pour y faire la sieste.
À son réveil, ses cheveux étaient tellement emmêlés dans les clous qu’il dut se les arracher pour retrouver la liberté. Mais à sa grande surprise, il ne ressentit pas le moindre mal, comme si le fait d’avoir précédemment mis son cuir chevelu en contact avec les clous avait éloigné la douleur.
Il s’en alla pourtant rongé par le sentiment d’avoir involontairement détourné à son propre avantage le pouvoir de clous plantés par d’autres ; et ne put s’empêcher, les jours suivants, de venir s’excuser auprès des gens de la région dont une ancienne douleur semblait s’être subitement réveillée.

 
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Les cageots

En mai 1937, quelques jours après le drame de Guernica, Oskar Serti se rendit aux Buttes-Chaumont, pour mettre en garde la population contre les dangers du totalitarisme. Ainsi, durant plus d’une semaine, il se lança dans des harangues improvisées, juché sur de vieux cageots à fruits qu’il empruntait chez les maraîchers du coin.

 
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Le 6 juin, Oskar Serti était à peine monté sur un vieux cageot à myrtilles que la pluie se mit à tomber. Il ouvrit instinctivement son parapluie, puis estima qu’il n’était peut-être symboliquement pas très glorieux de se protéger ainsi pour prononcer le type de discours dont il se sentait investi. Pourtant, dès qu’il referma son parapluie, la pluie commença à tomber si drue qu’il le rouvrit à nouveau pour ne pas être trempé jusqu’aux os. Mais lorsqu’il aperçut un nombre important de têtes nues se tenir autour de lui, il n’hésita plus un instant à le ranger définitivement pour entamer son discours.
Malheureusement, à ce moment précis, toutes les personnes qui s’étaient précipitées vers lui s’en allèrent, profondément déçues de voir que celui qui venait de gesticuler sur sa caisse n’était pas le vendeur de parapluie providentiel qu’elles avaient toutes imaginé.

 
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Le 11 juin, Oskar Serti monta sur un vieux cageot à cassis pour trouver l’élévation nécessaire à son réquisitoire.
Jamais encore il ne s’était senti aussi à l’aise pour prononcer un discours ; les mots qu’il prononçait collaient merveilleusement à sa pensée et sortaient de sa bouche avec une facilité qu’il n’avait plus connue depuis des années. Serti retrouva ainsi avec bonheur cette profonde conviction qui, lorsqu’il était enfant, l’avait aidé à surmonter bien des épreuves.
Et pourtant, malgré cette grâce inattendue, personne ne lui prêta attention. Insensibles à ses propos, les promeneurs passaient devant lui sans même détourner les yeux. Seule la présence d’un vieux monsieur qui s’était arrêté pour l’écouter attentivement, permit à Serti de terminer son intervention avec ardeur.
Lorsqu’il descendit de sa caisse, Serti vit son spectateur s’approcher de lui et demander avec curiosité quelle était cette langue bizarre dans laquelle il avait prononcé tout son discours.
Serti se rendit alors compte avec effroi qu’il venait de parler en hongrois, son exhortation passionnée l’ayant replongé, sans qu’il s’en aperçoive, dans sa langue maternelle.

 
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Le 12 juin, Oskar Serti voulut monter sur un vieux cageot à framboises pour entamer son discours. Malheureusement, il avait tellement plu les jours précédents que le sol, détrempé, fit s’enfoncer la caisse, provoquant une spectaculaire perte d’équilibre d’Oskar Serti. Celui-ci, entraîné vers l’arrière, n’évita une chute inéluctable que grâce à un remarquable rétablissement qui l’entraîna pourtant tellement en avant qu’il dû se cramponner au coin de sa caisse pour ne pas piquer du nez. Lorsqu’il voulut enfin retrouver une position plus accordée à ses intentions, le contact de son pied — beaucoup trop boueux — avec la planche, le précipita dans les airs pour le faire rebondir, miraculeusement toujours debout, sur le cageot.
Après avoir retrouvé un peu ses esprits, Oskar Serti tenta enfin de prendre la parole. Mais avant même qu’il n’ait ouvert la bouche, il vit avec stupéfaction les personnes rassemblées autour de lui l’applaudir à tout rompre, lui jeter quelques pièces, puis s’en aller visiblement satisfaites.

 
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Le 15 juin, installé sur un vieux cageot à noisettes, Oskar Serti se surprit lui-même de l’impact qu’avaient ses violentes diatribes contre le fascisme, sur un public qui semblait suspendu à ses lèvres. Jusque-là, Serti n’avait jamais connu cette intense émotion de sentir une assistance aussi imprégnée par ses propos. Tout au long de son discours, il s’enivrait de ces yeux écarquillés, ces sourcils froncés, ces sourires crispés, ces mines angoissées qui se dressaient devant lui. Il sentit même, un instant, le poids de ses propres mots dépassé par l’expression ardente du public.
Un moment, alors qu’il voulait éponger du revers de la main son front trempé par l’excitation, Serti aperçut sur son poignet une énorme araignée qui s’était vraisemblablement échappée de sa caisse à noisettes. Il poussa aussitôt un cri d’horreur.
Lorsqu’il réalisa le profond désappointement du public vis-à-vis de sa réaction, il comprit que toutes ces personnes n’avaient vu dans son évocation de l’Épouvante, que cette répugnante bête à huit pattes qu’ils avaient jusque-là suivie sur le corps d’un homme dont le sang-froid avait éveillé en eux une admiration sans borne.

 
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Les remises

En juin 1917, Oskar Serti vint achever sa convalescence chez Catherine de Sélys.
Malheureusement son sommeil était régulièrement secoué par les horreurs qu’il avait endurées à Verdun.
Une nuit, un cauchemar plus violent que d’habitude le poussa hors du lit : il venait de rêver d’un courant d’air brûlant — formé du dernier souffle de tous les soldats morts au front — qui le plaquait contre une énorme porte. Sous la pression, la porte avait fini par s’ouvrir. Mais elle donnait dans le vide. Tandis qu’il tombait sans fin, la porte continuait de battre derrière lui.
Serti tenta de reprendre ses esprits. Il fallait qu’il aille faire un tour dehors. Peu importe où, du moment que ce fût en dehors de lui-même.
D’un bond, il se leva pour aller à l’extérieur. Mais son agitation réveilla…

 
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… Catherine de Sélys qui dormait à côté de lui. Elle lui demanda où il allait. Il lui répondit que le vent faisait battre la porte d’une des remises du jardin, que ça l’empêchait de dormir et qu’il allait la refermer. Catherine ne put accepter qu’Oskar — toujours en convalescence — prenne le risque de se refroidir, et surtout invente cette excuse d’une porte mal fermée pour aller retrouver ces satanées remises où il s’enfermait déjà toute la journée.
Plus par curiosité que par compassion, elle insista pour aller s’occuper elle-même de la porte récalcitrante. De guerre lasse, Oskar accepta de la laisser prendre en charge son cauchemar et se remit seul au lit. Il se plut à imaginer Catherine devant les remises qu’il savait parfaitement fermées à clé, et regagnant peu à peu le sommeil, il murmura : « Vas-y Catherine, cherche, cherche, il y a une autre porte qui bat, trouve-la, trouve-la moi… »
Serti s’était étendu de biais sous les couvertures, et tandis que ses pieds retrouvaient la fièvre de son cauchemar, ses bras s’enroulaient autour de l’oreiller encore chaud de Catherine.

 
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Lorsqu’elle entra à l’intérieur de la première remise, Catherine laissa instinctivement un jour de vingt-cinq centimètres dans la porte. C’était exactement la même ouverture qu’enfant, elle exigeait de son père quand celui-ci décrétait le couvre-feu à la porte de sa chambre. Laissée dans une semi-pénombre, elle pouvait alors se livrer au jeu des agonies ; sa préférée étant celle d’Yseult, lancée sur un frêle radeau en haut d’une chute de soixante-quinze mètres. Elle se juchait alors sur la commode, prenait son élan, et se laissait tomber lourdement sur son lit.
Un soir, sa mère vint plus tard que d’habitude ranger dans sa chambre le linge qu’elle venait de repasser. Dans une totale indifférence mutuelle, l’une s’affairait dans les tiroirs de la commode tandis que l’autre préparait son agonie en haut de la rivière. Mais lorsque sa mère, après un bonsoir distrait, referma complètement la porte de sa chambre, Catherine se rendit compte que son père ne pourrait plus l’entendre de son bureau ; qu’il ne pourrait même plus lui demander de faire moins de bruit. Elle comprit soudain qu’elle jouait vraiment dans le vide, et fut prise d’un tel vertige que pour la première fois, elle ressentit ce qu’était réellement une chute de soixante-quinze mètres de haut.

 
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En ouvrant avec difficulté la porte de la deuxième remise, Catherine poussa un petit cri dont l’écho donna un timbre si particulier à sa voix qu’il la fit remonter bien des années en arrière ; à une époque où elle vivait seule avec son père, après que sa mère les eût quittés. Elle passait alors des heures à le regarder travailler à son bureau, et surtout à attendre que le téléphone sonne. Elle restait subjuguée de voir avec quelle aisance son père pouvait décrocher le téléphone et prendre la voix de sa mère pour dire : « Attendez, je vais voir s’il est là. » Il allait jusqu’à la porte qu’il ouvrait bruyamment, s’appelait dans l’escalier, puis revenait jusqu’au téléphone. S’il avait envie de parler au correspondant, il reprenait sa voix normale ; sinon la voix féminine disait : « Il n’est pas là, mais il vous rappellera dès son retour. »
Un jour, Catherine entendit avec surprise son père décrocher le téléphone et dire d’une voix qu’elle ne lui connaissait pas : « Attendez, je vais voir s’il est là. » Il alla jusqu’à la porte, mais il ne s’appela même pas ; il semblait perdu. Il resta si longtemps dans l’ouverture de la porte à tenter de se retrouver, que Catherine eut pitié du correspondant et répondit au téléphone. Elle entendit alors la voix lointaine de sa mère qui, après quelques banalités d’usage, lui demanda si son père était là. Catherine répondit que oui, l’appela doucement dans l’escalier, puis revint au téléphone pour imiter sa voix à la perfection.

 
journalOskar28e

Lorsqu’elle se trouva dans la troisième remise, Catherine vit qu’Oskar avait entièrement barbouillé les murs intérieurs de graffitis d’une agressivité et d’une obscénité inouïes ; personne de son entourage n’avait été épargné par ses injures : ni ses camarades de guerre, ni elle-même. Comment le doux Oskar avait-il pu se déchaîner ainsi sur ces êtres qui lui étaient si chers ? Plus troublée que meurtrie, Catherine baissa la tête et découvrit sur une petite table le Journal qui avait accompagné Oskar durant ses années de guerre et qu’il n’avait jamais laissé lire à personne. La première page portait une dédicace qui lui était adressée.
Les pages suivantes ne contenaient aucune note, mais — à sa grande stupéfaction — laissaient voir une multitude de croquis préparatoires aux graffitis qui s’étalaient sur les murs. La moindre insulte avait été esquissée au moins cent fois ; les couleurs utilisées, l’épaisseur des caractères, tout avait été étudié dans les plus infimes détails. Catherine était effondrée de voir dans quel enfer artificiel Oskar se perdait. Résolue à tout entreprendre pour l’en sortir, elle décida de placer le Journal en haut de la porte entr’ouverte, en espérant que le lendemain, il tombe de tout son poids sur la tête d’Oskar et provoque ainsi des injures plus spontanées.
Malheureusement elle ne parvint pas à faire tenir le Journal en équilibre sur le rebord de la porte. Après plusieurs tentatives infructueuses, elle le jeta de dépit par terre, et se surprit à dire tout haut une des phrases inscrites sur le mur. Grâce à la parfaite dynamique des formes et des couleurs des graffitis, Catherine fut entraînée malgré elle dans une spirale qui l’amena à dire de plus en plus fort, jusqu’à les crier, tous les mots de la remise. Les insultes se répondaient les unes aux autres comme une marée sans fin. À force de cracher sur le monde, Catherine se sentit bientôt emportée dans une mer de désolation. Puis elle gagna le grand large, là où les mots que l’on crie n’ont plus d’autre signification que de nous rappeler que l’on tient encore la tête hors de l’eau.