journalOskar46

Le concerto

Le 6 avril 1935, à la Salle Pleyel, Catherine de Sélys interpréta avec passion le Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel. C’était la première fois qu’elle jouait cette oeuvre, et les applaudissements nourris qui clôturèrent sa prestation la touchèrent au plus profond d’elle-même.
Mais au moment où elle voulut se lever pour aller saluer son cher public, elle vit que sa robe portait des traces de doigts humides à l’endroit précis où elle avait déposé sa main droite durant tout le concerto. Catherine n’en comprenait pas l’origine, car même lorsqu’elle éprouvait d’intenses émotions, elle ne transpirait jamais des mains ; de plus, sa main droite était restée inerte — comme morte — tout au long du Concerto. En y regardant de plus près, Catherine découvrit avec stupéfaction que sa robe portait les mêmes taches de doigts dont était couvert son tablier d’infirmière, lorsqu’en avril 1916, elle allait donner les derniers soins aux victimes de Verdun et que les mourants s’agrippaient désespérément à elle.
Chancelante, Catherine se leva et s’avança sur le devant de la scène ; mais lorsqu’elle vit tous ces bras tendus vers elle, la suppliant de leur donner un rappel comme si leur vie en dépendait, elle se sentit brutalement ramenée sur le front et perdit connaissance.
Des admirateurs se précipitèrent vers elle et l’allongèrent sur les fauteuils qu’ils occupaient dans la salle. Catherine demeurait sans réaction. Seule sa main droite manifestait un tremblement inquiétant. Soudain, au paroxysme de son agitation, cette main se déplaça sur le corps toujours inconscient de Catherine et la couvrit de caresses de plus en plus indécentes. Un homme, heurté par tant d’obscénité, voulut empêcher le bras de bouger, mais celui-ci le catapulta de l’autre côté de la pièce ; ce n’était plus le bras d’une faible femme, mais celui de tout un bataillon ; un bras qui accomplissait enfin l’impossible désir que la mort avait voulu interrompre. L’assistance, outrée par ces insupportables caresses, s’acharna alors sur le bras rebelle et parvint à le neutraliser.
Lorsque Catherine reprit ses esprits, elle se rendit compte que ses adorateurs avaient martyrisé son bras jusqu’à sa paralysie irrémédiable. Elle comprit aussitôt que si elle voulait continuer à vivre sa passion, elle serait condamnée à jouer éternellement le seul Concerto adapté à sa nouvelle condition.

journalOskar47

Le Vésuve

Le 26 décembre 1931, la pianiste Catherine de Sélys se produisait au Conservatoire de Musique de Naples, lorsqu’une coulée de lave — due à une soudaine éruption du Vésuve — engloutit la salle tout entière. Miraculeusement épargnée grâce à la position élevée de la scène, Catherine fut la seule survivante.
Un an plus tard, revenant sur les lieux du sinistre pour participer à un concert de charité destiné aux familles des victimes, Catherine insista pour que l’on organise un deuxième récital, exclusivement réservé aux victimes elles-mêmes, qui, surprises par la lave, n’avaient pas eu l’occasion d’assister à la fin de sa prestation.
Catherine fut tellement convaincante que les organisateurs entreprirent de mouler dans la lave chacun des spectateurs tels qu’ils se tenaient au moment du drame.
Lorsque Catherine retrouva, fidèlement reconstituée, la salle qu’elle avait quittée en catastrophe un an auparavant, elle contempla avec émotion ceux qui furent son public. C’était la première fois qu’elle pouvait observer si intensément l’attitude de ses auditeurs au beau milieu d’un de ses concerts. Certains semblaient avoir été complètement captivés par son interprétation ; mais l’expression un peu hautaine, d’une prétention convenue, qui se dégageait d’eux lassa rapidement Catherine. Par contre, ceux que sa musique n’avait pas bouleversés et qui pour tuer le temps regardaient autour d’eux, avaient pu voir arriver la catastrophe ; et tout, dans leur bouche tordue, leurs bras tendus, leurs yeux exorbités, correspondait à l’attitude qu’elle avait toujours espéré provoquer chez un auditeur.
A partir de ce jour, Catherine se lança dans d’interminables concerts où, grâce à la nonchalance de son jeu, elle atteignit une telle qualité d’ennui chez les spectateurs qu’au moindre incident imprévu, ceux-ci parvenaient à libérer leur âme de passions insoupçonnées.

journalOskar48a

Les sacs des dames

Le 12 mai 1936, après plusieurs années d’inactivité, la pianiste Catherine de Sélys connut un tel besoin de sentir vibrer à nouveau une salle à ses côtés, qu’elle décida d’entreprendre une tournée qui la mènerait aux quatre coins de l’Europe. Mais elle eut tellement peur de décevoir un public autrefois si enthousiaste, qu’au soir de la première représentation, elle fut incapable d’enfoncer la moindre touche. Le silence de la salle lui parut insurmontable. La nervosité faisait tinter ses boucles d’oreille ; dès que sa main — désespérément impuissante — se levait en tremblant, ses bracelets s’entrechoquaient dans un léger cliquetis ; et ses jambes, qui se tortillaient sous sa robe, provoquaient à chaque mouvement un bruissement du tissu.
Les spectateurs n’avaient jamais entendu une telle chose. Comment une pianiste, sans l’aide de son instrument, par la simple grâce de sa robe et de ses bijoux, pouvait-elle produire des sons si emprunts de détresse et de solitude ?
Lorsque Catherine se leva sur le devant de la scène pour demander publiquement pardon de son échec, la salle ne lui laissa pas le temps de prononcer un mot et l’applaudit chaleureusement. Catherine se sentit touchée d’une telle marque de soutien et trouva enfin le courage de jouer.
Malheureusement, le silence qui suivit sa prestation fut tel, qu’elle put entendre les chaussures des messieurs grincer de déception, et les sacs des dames se refermer de mépris.

 
journalOskar48b

Au printemps 1936, Oskar Serti sillonnait comme une âme en peine les routes d’Europe au volant de sa toute nouvelle Bugatti, lorsque sa radio de bord diffusa un récital de la pianiste Catherine de Sélys. Serti n’avait jamais entendu quelqu’un jouer avec tant d’intensité ; c’était comme si Catherine de Sélys se trouvait à ses côtés et ne jouait que pour lui.
Soudain, sa voiture passa sous un pont, et la musique fut un instant recouverte de grésillements parasites. Mais loin de le troubler, ces grésillements lui donnèrent l’impression que les micros chargés de la retransmission radiophonique venaient de tomber sur les genoux de Catherine et ne laissaient plus entendre que les froufrous de sa robe.
Ainsi, chaque fois qu’il passait sous un pont, Serti se rapprochait un peu plus de Catherine de Sélys ; il se plaisait à imaginer la robe, les bijoux qu’elle portait et qui envahissaient sa voiture de leurs délicieux crépitements.
Alors que le récital touchait à sa fin, Serti aperçut, gesticulant au loin, un homme dont le véhicule — une vieille Renault — semblait en panne. Mais lorsqu’il découvrit que cette voiture avait été rangée exactement sous l’arche d’un pont, et qu’elle devait s’y trouver depuis un certain temps, Serti fut envahi d’un irrépressible sentiment de jalousie, et passa à toute allure devant le malheureux conducteur.

 
journalOskar49

Le billet

Lorsqu’il apprit que Catherine de Sélys allait donner un récital de piano à la salle Pleyel durant tout le mois de juin 1921, Oskar Serti réserva immédiatement un balcon pour chacune des soirées.
Le 29 juin, à quelques minutes du terme de l’avant-dernière représentation, Oskar Serti sentit le jeu de Catherine atteindre un tel niveau de sensibilité qu’il se mit presqu’en équilibre sur le rebord de la balustrade pour être plus proche encore du clavier. C’est alors qu’il vit tomber de la poche intérieure de son veston, le billet prévu pour le concert du lendemain ; sa dernière chance de revoir Catherine venait de s’envoler. Son billet tomba d’abord en vrille, puis — sans doute porté par la chaleur que dégageaient les projecteurs — s’éleva dans les airs. Serti aurait voulu se concentrer sur les ultimes accords de Catherine, mais il s’accrochait désespérément à la vue de son billet comme si la clé de l’éternité musicale de Catherine disparaissait devant lui. Un courant d’air — certainement provoqué par une porte ouverte dans les coulisses — l’emporta vers la scène. Il s’immobilisa au-dessus de la tête de Catherine, puis retomba sur le clavier.
Catherine de Sélys fut tellement surprise de voir un petit papier bleu apparaître sur ses touches, qu’une fraction de seconde, elle manqua d’attention et commit la première fausse note en public de sa jeune carrière. Même si les applaudissements nourris qui clôturèrent sa prestation ne semblaient pas lui tenir rigueur de ce faux pas, elle en fut si meurtrie qu’elle pensa devoir annuler la représentation du lendemain.

 
journalOskar50

L’oracle

Depuis des années, Oskar Serti cherchait à avoir une entrevue avec la pianiste Catherine de Sélys. Mais il la plaçait tellement haut dans son coeur, qu’il n’aurait pu lui avouer sa flamme que dans un lieu chargé d’une certaine solennité.
Un soir de concert, prenant son courage à deux mains, il se précipita sur elle dans la salle impériale. Au moment de l’accoster, comme s’il prenait soudain conscience de l’énormité de son audace, il eut un brusque mouvement de recul qui le fit heurter un socle supportant le buste de marbre de Béla Bartók.
La statue se mit à vaciller dangereusement. Serti la regarda sans tenter le moindre geste. Il s’en remit totalement à la fatalité. Si la statue tombe, se disait-il, tous mes espoirs d’entrer en contact avec Catherine seront brisés. Dans le cas contraire, je parviendrai à installer une relation durable avec elle.
La statue continuait de chanceler. Tantôt, emportée par une lourde mèche de cheveux, elle penchait vers la droite ; tantôt, contrebalancée par une force inverse — on dit que les grands créateurs ont l’hémisphère gauche du cerveau très développé — elle s’inclinait de l’autre côté.
Puis le grondement sourd du balancement se calma et la statue retrouva son équilibre.
Quand il se retourna, Serti vit Catherine tomber à la renverse. Ne craignez rien, murmura-t-elle à Serti qui s’était précipité sur elle, ce n’est qu’un vertige. Le moindre mouvement exécuté par Bartók a toujours eu beaucoup trop d’effet sur moi.

 
journalOskar51

La joie anticipée

Un mois avant d’aller au concert, Oskar Serti traça dans son agenda une croix à la date du jour tant attendu.
Chaque matin, dès qu’il ouvrait son agenda, Serti passait de longues minutes à rêver devant sa croix. Plus que 29 jours, plus que 28 jours… Un matin, il rajouta une branche à sa croix. Oh, on dirait une petite étoile. Plus que 16 jours, plus que 15 jours… Plus que deux jours, plus qu’un jour… Mon étoile, tu es à portée de main.
Le soir du concert, dès qu’il passa entra les mains de l’ouvreuse qui paraphait distraitement les billets, Serti fut paralysé par l’infâme gribouillis qu’elle venait de laisser sur son billet. Jamais une telle horreur ne m’ouvrira les portes de la musique. Il voulut lui montrer comment tracer une croix valable au stylo.
Les spectateurs s’impatientaient, mais Serti n’en démordait pas. Il insistait tellement pour entreprendre sur-le-champ la formation accélérée de l’ouvreuse, qu’on le pria de quitter les lieux.
Et tandis que la musique commençait à remplir la salle, Oskar Serti rentrait chez lui en regardant les étoiles déchirer le ciel. Plus que dix minutes, se disait-il, plus que cinq minutes… et je retrouve mon cher agenda.

 
journalOskar52

Les points de repères

Quinze jours avant d’assister à n’importe quel concert, Oskar Serti éprouvait déjà le plaisir de se retrouver bientôt dans un lieu où il se sentait parfaitement bien. Là-bas, il n’avait plus besoin de penser à quoi que ce soit. Tout ce qu’il devait faire lui venait naturellement. C’était comme s’il était porté par le bâtiment. Qu’il entende le moindre petit papier déchiré, et il savait que les ouvreuses venaient de se mettre à l’ouvrage. Qu’il sente un léger courant d’air venant de l’étage, il savait que les portes de sa loge venaient de s’ouvrir et qu’il pouvait monter. Qu’il perçoive une infime baisse de lumière et il savait qu’il devait regagner son fauteuil. Il avait totalement assimilé l’esprit du lieu.
Un jour pourtant, au moment de pousser la porte d’entrée, il se sentit pris d’un vertige. Et si je n’étais devenu qu’un objet parmi d’autres dans ce bâtiment, incapable de penser par moi-même, incapable peut-être de ressentir par moi-même ; peut-être que je n’applaudis pas un concert parce que je l’aime bien, mais uniquement parce que le lieu me l’impose.
Il resta figé sur place. Toutes ces questions l’empêchaient d’entrer dans le hall. L’heure du concert approchait dangereusement. Il eut pourtant la grande surprise de voir, au travers de la porte vitrée, que personne ne bougeait à l’intérieur.
Il ne savait pas que tout le monde l’attendait. Au fil du temps, sa faculté d’anticiper le moindre déplacement, le moindre événement qui allait se produire avait fait de lui un point de repère obligé pour chacun des spectateurs.

 
journalOskar53

Le contemporain

Des semaines avant d’assister à une création de musique contemporaine, Oskar Serti sentait naître en lui l’envie d’appartenir à son temps. Tout devenait alors bon pour entretenir ce désir. Chaque jour, il achetait des journaux de toutes tendances confondues, s’intéressait aux débats de société, aux faits divers. Et surtout, dans n’importe quelle circonstance, il n’hésitait pas à donner son point de vue sur les grands thèmes du moment.
Ainsi, lorsqu’il pénétrait dans la salle de concert, Serti pouvait être rassuré : il ne passerait pas à côté de son époque.
Et pourtant, dès les premières mesures, le fait d’entendre des notes qui n’avaient jamais existé auparavant le plongeait dans l’inconnu le plus complet ; il ne se sentait appartenir à plus rien du tout : ni à un lieu, ni à une époque.
Puis, à la fin de l’exécution, le chef d’orchestre levait une dernière fois la baguette pour rassembler ses musiciens dans un ultime silence chargé de tout ce qui avait précédé. Serti retenait lui aussi son souffle. Il sentait un frisson immense lui parcourir le corps. En cet instant suspendu, si infime que rien n’aurait jamais pu l’entacher, Serti se disait : Mais bien sûr, c’est une évidence, je n’appartiens qu’à ce temps-là.
Puis le chef baissait lentement la main, laissant aux journalistes présents dans la salle le soin de dire si ce moment musical allait marquer l’Histoire ou non.

 
journalOskar54

Les anges musiciens

Dix jours avant d’aller assister au millième concert de sa vie, Oskar Serti se posait toujours la même question : retrouverais-je enfin une fois, une seule fois, l’émotion que j’ai connue lors de mon premier concert ?
Depuis ce jour béni — il n’avait alors pas encore dix ans — toutes les soirées musicales auxquelles il avait assisté, ne lui avaient semblé qu’une pâle copie de l’originale. Pour sa millième tentative, Serti voulut mettre toutes les chances de son côté. Il se souvint que pour célébrer son entrée dans le monde de la musique, son père lui avait offert, juste avant de s’asseoir dans la salle, deux petits anges musiciens en porcelaine de Saxe. À la fin du concert, son agitation avait été si forte qu’il les avait retrouvés broyés en mille morceaux au creux de sa main.
Cinquante ans plus tard, il fallait qu’il retrouve ces angelots. Durant dix jours, il parcourut les antiquaires de la ville, et finalement, à peine une demi heure avant le concert, retrouva deux exemplaires identiques dans une boutique poussiéreuse. Vous avez de la chance, lui dit le marchand, ce sont les deux derniers qui existent.
Durant le concert, il les plaça au creux de sa main, mais son émotion était si faible qu’elle n’aurait même pas pu occasionner la moindre égratignure. Le frottement de la porcelaine provoqua pourtant un petit crissement comparable à celui d’une craie cassée sur un tableau. Quand il était jeune, ce bruit lui était totalement insupportable. Et maintenant, cela ne lui faisait plus rien. Mais oui, se dit Serti, mon oreille a changé, ce n’est plus celle de mon enfance, elle a grandi, elle s’est élargie, elle laisse passer inutilement beaucoup trop d’air ; je n’entends plus les mêmes sons. Et pour retrouver la petite ouverture de son jeune âge, il s’enfonça un ange musicien dans chaque oreille. Instantanément, il retrouva l’envoûtement du premier jour. Il était comblé.
En quittant la salle, il voulut retirer les angelots de ses oreilles. En vain. Ils étaient trop bien enfoncés.
Dix jours plus tard, en consultation chez le médecin, il apprit que la seule façon d’extraire les angelots était d’émettre un ultrason — imperceptible pour une oreille adulte — capable de briser la porcelaine en mille morceaux. Laissez-moi réfléchir, dit Serti, pensant déjà au prochain concert.

 
journalOskar55

L’intrus

Rien n’enchantait plus Oskar Serti que de s’abandonner complètement dans la musique. Bien sûr, les soirs de concert, il avait toujours un peu peur que son état de béatitude ne le fasse se répandre littéralement sur son fauteuil. Pour garder un minimum de tenue, il apportait un soin tout particulier à la façon de s’habiller. Ainsi, une semaine avant un concert, il passait chez le tailleur, cherchait le noeud papillon, le costume, les chaussures qui allaient maintenir au mieux l’apparence extérieure de son corps.
Un soir où il savait que le programme risquait de le plonger dans une complète extase, Oskar Serti s’était habillé avec la précaution la plus extrême. Et pourtant, en écoutant son morceau préféré, son pied attira son attention. Il battait la mesure d’une façon inconnue. Il regarda sa main, elle aussi réagissait bizarrement. Serti se sentit dépassé par ce qui se passait en lui. Comme si la musique s’adressait à chacun de ses membres en particulier, et que chacun de ses membres réagissait à sa propre manière. Peut-être avait-il serré trop fort ses boutons de manchettes, lacets de chaussures, noeud papillon ; et les différentes parties de son corps en avaient profité pour prendre leur autonomie. Il dénoua le tout et put enfin se retrouver. Mais l’émotion qu’il venait de vivre l’avait tant perturbé qu’il ne parvint malheureusement plus à reprendre contact avec la musique.
À côté de lui, dans sa petite robe d’été, sa voisine semblait flotter dans la musique ; son corps et son âme ne paraissaient faire qu’un.
Discrètement, Oskar Serti se pencha pour renouer sa chaussure. Discrètement, il passa son lacet autour de la cheville de sa voisine, la sachant bien trop abandonnée pour se rendre compte que quelqu’un tentait de se glisser dans son ravissement.

 
journalOskar56

L’appel de la musique

Quelques heures avant de se rendre au concert, Oskar Serti tournait déjà en rond dans la ville. Il sentait monter en lui l’appel profond de la musique. La musique, se disait-il, est si forte qu’elle éclaire de l’intérieur tous ceux qui vont à sa rencontre. Je suis certain, au premier coup d’oeil, de pouvoir reconnaître dans la foule quiconque est sur le chemin du concert de ce soir.
Se prenant au mot, peu importe le quartier dans lequel il se trouvait, il se mettait à suivre une personne dont il était sûr qu’elle allait au concert.
Parfois, à l’heure où il aurait dû être assis dans la salle, il se retrouvait au fin fond d’un café enfumé ou dans un sombre parc.
Je ne suis pas un vrai amateur, pensait Oskar Serti. Et il regardait avec jalousie celui ou celle qu’il venait de suivre. Certains vivent la musique si intérieurement qu’ils n’ont même plus besoin d’aller à sa rencontre. Elle les accompagne n’importe où, même dans les lieux les plus obscurs.
Assis sur un tabouret branlant ou sur un banc glacé, il faisait alors semblant de battre la mesure avec son pied pour que personne ne puisse imaginer sa détresse de ne pas être au concert à ce moment-là.

 
journalOskar57

Les poches du manteau

La veille du jour où il allait au concert, Oskar Serti préparait avec soin son manteau. Qu’allait-il bien pouvoir mettre dans ses poches ? Il passait en revue les tiroirs de sa maison, relisait des lettres de ruptures, retrouvait des photos d’êtres disparus, reprenait en mains ces mille petits objets qui réveillent la nostalgie de l’enfance.
Rien ne lui faisait plus plaisir, les soirs de concert, que d’abandonner au vestiaire son manteau plein à craquer d’objets intimes, tandis que lui — délesté un bref moment du poids de sa vie — se laissait emporter par la musique.
Un soir pourtant, juste avant de le déposer au vestiaire, Oskar Serti se sentit profondément honteux devant son manteau. Oh, mon manteau, comme tu as l’air miteux, tu n’as plus aucune tenue, on dirait un sac de pomme de terre. Il faut que je te soulage un peu. Il le prit sous le bras, entra dans la salle, l’installa sur son fauteuil, lui vida les poches et, juste avant que le concert ne débute, s’en alla. Et tandis que la musique gonflait son manteau de bonheur, Serti resta près du vestiaire, les bras chargés de son passé.
Il profita de chaque petit moment de distraction de la responsable pour glisser dans les poches des manteaux qui pendaient innocemment tous ces objets qui l’encombraient tant.

 
journalOskar58

Le distrait

Lorsqu’il était emporté par la musique d’un concert, Oskar Serti se sentait partir tellement loin que son regard pouvait se poser sur l’infini. Parfois, il restait de longues minutes plongé dans un grain de poussière en suspension dans l’espace.
Au terme de la soirée, quand ses amis lui demandaient ce qu’il avait pensé de la musique, Serti ne pouvait rien dire ; il était allé beaucoup trop loin.
La prochaine fois, se disait Serti, rien, pas même l’infini, ne m’écartera de la musique.
Ainsi, aux premiers frémissements d’un morceau susceptible de l’entraîner un peu trop loin, il se forçait à arrêter son regard sur un musicien qu’il fixait intensément. Malgré ces efforts, il se retrouvait très vite perdu au fin fond de la pupille du musicien, dans un espace sans fin où les émotions sont si fortes que l’on en oublie même la musique.
Par chance, le musicien choisi pour cible, troublé par la sensation d’un regard profondément lointain braqué sur lui, finissait toujours, à un moment ou un autre, par commettre une légère petite faute qui ramenait Oskar dans le monde de la musique.
Au terme de la soirée, quand ses amis lui demandaient ce qu’il avait pensé de l’interprétation, Serti, sans la moindre indulgence envers le pauvre musicien, pouvait enfin prouver ses qualités d’écoute.

 
journalOskar59a

Les bruits de couloir

« On dit qu’Oskar Serti faisait semblant d’aimer la musique uniquement pour se rendre intéressant auprès de Catherine de Sélys.
— Mais il était déjà comme cela bien avant de la connaître.
— Je sais, il l’attendait depuis toujours. »

 
journalOskar59b

« On dit qu’Oskar Serti ne décrochait jamais quand Catherine de Sélys l’appelait au téléphone.
— Jamais ?
— Jamais. Jusqu’à la fin, il a essayé de trouvé en quoi la sonnerie de l’appareil était différente quand c’était elle qui appelait. »

 
journalOskar59c

« On dit qu’Oskar Serti préférait les enregistrements de Catherine plutôt que ses véritables concerts.
— Etrange.
— Non, parfois une rayure dans le disque pouvait la faire jouer toute la nuit. »

 
journalOskar59d

« On dit qu’Oskar Serti, à chaque fois qu’il rêvait de Catherine de Sélys, l’entendait jouer un morceau qui n’existe pas.
— A son réveil, il se souvenait des notes ?
— Certainement. Mais il n’en a jamais rien dit. Il ne voulait pas que Catherine les joue pour quelqu’un d’autre. »

 
journalOskar59e

« On dit qu’Oskar Serti a écrit de magnifiques lettres à Catherine de Sélys.
— Il aurait dû les lui envoyer alors.
— Il n’en était pas content. Mais il lui a adressé de tellement beaux mots pour s’en excuser. »

 
journalOskar59f

« On dit qu’Oskar Serti retenait son souffle chaque fois qu’il passait devant une affiche annonçant un concert de Catherine de Sélys.
— Même devant celles qu’il avait placardées dans sa chambre ?
— Au début oui, c’est pour cela qu’il a été obligé de les retourner contre les murs. »

 
journalOskar59g

« On dit qu’Oskar Serti ne pouvait pas faire la différence, les yeux fermés, entre le jeu de Catherine de Sélys et celui d’autres pianistes.
— Il n’avait pas l’oreille musicale ?
— Si, mais dès qu’il assistait à d’autres récitals que ceux de Catherine, il fermait les yeux en s’imaginant la voir jouer. »