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La pluie

Le 30 septembre 1932, alors qu’elle ne se doutait pas qu’il pleuvait dehors, Josépha Giacometti se trouvait à La Samaritaine, achetant tout le matériel dont son frère avait besoin pour réaliser son portrait. Sur le chemin du retour, harassée par les grands cartons à dessin qui l’encombraient, elle vint se reposer un instant sur un banc du jardin du Luxembourg.
Soudain, elle aperçut en face d’elle un clochard si pitoyable, qu’elle décida, malgré son extrême timidité, de lui montrer qu’au moins quelqu’un dans cette ville s’intéressait à lui. Elle prit fébrilement le carnet de croquis destiné à son frère, et fit semblant de dessiner ce pauvre homme. Malheureusement, la pluie vint interrompre ses bonnes intentions, et elle rentra en catastrophe chez elle.
Le lendemain, rongée par les remords d’avoir lâchement abandonné un laissé-pour-compte à sa terrible solitude, elle décida de revenir sur son banc avec l’espoir d’y revoir son protégé et d’y poursuivre son simulacre.

 
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Le 30 septembre 1932, après avoir essuyé un violent orage, Oskar Serti profita d’une accalmie pour s’asseoir sur un banc du Jardin du Luxembourg et se sécher un peu. Soudain, il aperçut en face de lui une jeune fille, les yeux timidement fixés dans sa direction, un carnet de dessin à la main. Estimant qu’il devait s’agir d’une étudiante des Beaux-Arts, il accepta par sympathie de se faire croquer dans des vêtements pourtant si défraîchis par la pluie et la boue qu’il devait passer davantage pour un clochard que pour l’écrivain qu’il était.
La jeune fille, rouge d’émotion, eut malheureusement juste le temps d’esquisser quelques traits, que la pluie refit brutalement son apparition.
Durant la nuit qui s’ensuivit, Serti ne cessa de penser à cette pauvre jeune fille qui s’était courageusement lancée devant lui dans ce qui était peut-être son premier portrait sur le vif.
Le lendemain, poussé par l’espoir de revoir son étudiante, et déterminé à tout faire pour l’aider à achever son dessin, Oskar Serti vint reprendre sa place de modèle dans les mêmes vêtements souillés de la veille.

 

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La voisine

Le matin du 10 mai 1924, Oskar Serti dessinait les vêtements qu’il avait mis sécher à sa fenêtre, lorsqu’un brusque coup de vent secoua la chemise qui était devant lui. Une fraction de seconde, il vit apparaître à la fenêtre de l’appartement d’en face les yeux d’une jeune fille braqués dans sa direction. Quand il aperçut que seul son carnet de dessins posé sur les genoux pouvait être visible de l’extérieur, Serti comprit que sa voisine profitait du fait qu’il avait la vue masquée par le linge pour examiner ses croquis sans qu’il puisse deviner sa présence.
Oskar Serti fut profondément touché de voir enfin une personne se pencher avec tant de passion et de discrétion sur son travail. Ainsi, dès la semaine suivante, il se cacha à nouveau le visage derrière le linge et présenta fébrilement ses dessins : après un quart d’heure, un coup de vent fit apparaître un court instant le regard pénétré de sa voisine entre deux chemises.
Mais bientôt, l’envie de montrer ses carnets de dessins fut si forte qu’il n’eut plus la patience d’attendre les prochaines lessives et qu’il décida de sacrifier ses vêtements en les laissant continuellement pendre à leur séchoir.
Avec les années, son linge s’alourdit et se figea jusqu’à ce que le vent ne parvienne plus à le faire bouger. Serti perdit ainsi peu à peu l’occasion de vérifier si sa voisine était toujours à sa fenêtre ; mais le besoin de montrer ses dessins était devenu si puissant qu’il ne se préoccupait même plus de se savoir regardé.

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Le matin du 10 mai 1924, Madeleine Ivernol eut un choc lorsqu’elle découvrit parmi le linge que son nouveau voisin venait de pendre à sa fenêtre, une chemise d’aviateur parfaitement identique à celle que portait son cher fiancé quand il fut abattu en plein vol. Au spectacle des bras ballants de cette chemise agitée par le vent, Madeleine frémit en repensant au corps défait de son bien-aimé durant sa chute ; jamais elle n’avait éprouvé cette impression de pouvoir saisir avec tant de vérité les derniers instants d’une vie si brève.
Après quelques semaines, elle constata avec émotion que son voisin — qui semblait être dessinateur— avait eu la grande délicatesse de laisser continuellement pendre sa chemise à l’extérieur ; comme s’il avait compris tout ce que cela représentait pour elle.
Mais avec le temps et le passage des pigeons, la chemise se raidit, se décolora, se retrouva dans un tel état que peu à peu Madeleine Ivernol la contempla uniquement comme un fidèle miroir de sa propre décrépitude.