LES ANGES MUSICIENS

Dix jours avant d’aller assister au millième concert de sa vie, Oskar Serti se posait toujours la même question : retrouverais-je enfin une fois, une seule fois l’émotion que j’ai connue lors de mon premier concert?

Depuis ce jour béni — il n’avait alors pas encore dix ans — toutes les soirées musicales auxquelles il avait assisté, ne lui avaient semblé qu’une pâle copie de l’originale. Pour sa millième tentative, Serti voulut mettre toutes les chances de son côté. Il se souvint que pour célébrer son entrée dans le monde de la musique, son père lui avait offert, juste avant de s’asseoir dans la salle, deux petits anges musiciens en porcelaine de Saxe. À la fin du concert, son agitation avait été si forte qu’il les avait retrouvés broyés en mille morceaux aux creux de sa main.

Cinquante ans plus tard, il fallait qu’il retrouve ces angelots. Durant dix jours, il parcourut les antiquaires de la ville, et finalement, à peine une demi heure avant le concert, retrouva deux exemplaires identiques dans une boutique poussiéreuse. Vous avez de la chance, lui dit le marchand, ce sont les deux derniers qui existent.

Durant le concert, il les plaça au creux de sa main, mais son émotion était si faible qu’elle n’aurait même pas pu occasionner la moindre égratignure. Le frottement de la porcelaine provoqua pourtant un petit crissement comparable à celui d’une craie cassée sur un tableau. Quand il était jeune, ce bruit lui était totalement insupportable. Et maintenant, cela ne lui faisait plus rien. Mais oui, se dit Serti, mon oreille a changé, ce n’est plus celle de mon enfance, elle a grandi, elle s’est élargie, elle laisse passer inutilement beaucoup trop d’air ; je n’entends plus les mêmes sons. Et pour retrouver la petite ouverture de son jeune âge, il s’enfonça un ange musicien dans chaque oreille. Instantanément, il retrouva l’envoûtement du premier jour. Il était comblé.

En quittant la salle, il voulut retirer les angelots de ses oreilles. En vain. Ils étaient trop bien enfoncés.

Dix jours plus tard, en consultation chez le médecin, il apprit que la seule façon d’extraire les angelots était d’émettre un ultrason — imperceptible pour une oreille adulte — capable de briser la porcelaine en mille morceaux.

Laissez-moi réfléchir, dit Serti, pensant déjà au prochain concert.

 
 

LA JOIE ANTICIPÉE

Un mois avant d’aller au concert, Oskar Serti traça dans son agenda une croix à la date du jour tant attendu.

Chaque matin, dès qu’il ouvrait son agenda, Serti passait de longues minutes à rêver devant sa croix. Plus que 29 jours, plus que 28 jours… Un matin, il rajouta une branche à sa croix. Oh, on dirait une petite étoile. Plus que 16 jours, plus que 15 jours… Plus que deux jours, plus qu’un jour… Mon étoile, tu es à portée de main.

Le soir du concert, dès qu’il passa entra les mains de l’ouvreuse qui paraphait distraitement les billets, Serti fut paralysé par l’infâme gribouillis qu’elle venait de laisser sur son billet. Jamais une telle horreur ne m’ouvrira les portes de la musique. Il voulut lui monter comment tracer une croix valable au stylo.

Les spectateurs s’impatientaient, mais Serti n’en démordait pas. Il insistait tellement pour entreprendre sur-le-champ la formation accélérée de l’ouvreuse, qu’on le pria de quitter les lieux.

Et tandis que la musique commençait à remplir la salle, Oskar Serti rentrait chez lui en regardant les étoiles déchirer le ciel. Plus que dix minutes, se disait-il, plus que cinq minutes… et je retrouve mon cher agenda. 

 
 

LES POCHES DU MANTEAU

La veille du jour où il allait au concert, Oskar Serti préparait avec soin son manteau. Qu’allait-il bien pouvoir mettre dans ses poches ? Il passait en revue les tiroirs de sa maison, relisait des lettres de ruptures, retrouvait des photos d’êtres disparus, reprenait en mains ces mille petits objets qui réveillent la nostalgie de l’enfance.

Rien ne lui faisait plus plaisir, les soirs de concert, que d’abandonner au vestiaire son manteau plein à craquer d’objets intimes, tandis que lui — délesté un bref moment du poids de sa vie — se laissait emporter par la musique.

Un soir pourtant, juste avant de le déposer au vestiaire, Oskar Serti se sentit profondément honteux devant son manteau. Oh, mon manteau, comme tu as l’air miteux, tu n’as plus aucune tenue, on dirait un sac de pomme de terre. Il faut que je te soulage un peu. Il le prit sous le bras, entra dans la salle, l’installa sur son fauteuil, lui vida les poches et, juste avant que le concert ne débute, s’en alla.

Et tandis que la musique gonflait son manteau de bonheur, Serti resta près du vestiaire, les bras chargés de son passé.

Il profita de chaque petit moment de distraction de la responsable pour glisser dans les poches des manteaux qui pendaient innocemment tous ces objets qui l’encombraient tant.

 
 

LES POINTS DE REPERES

Quinze jours avant d’assister à n’importe quel concert, Oskar Serti éprouvait déjà le plaisir de se retrouver bientôt dans un lieu où il se sentait parfaitement bien. Là-bas, il n’avait plus besoin de penser à quoi que ce soi. Tout ce qu’il devait faire lui venait naturellement. C’était comme s’il était porté par le bâtiment. Qu’il entende le moindre petit papier déchiré, et il savait que les ouvreuses venaient de se mettre à l’ouvrage. Qu’il sente un léger courant d’air venant de l’étage, il savait que les portes de sa loge venaient de s’ouvrir et qu’il pouvait monter. Qu’il perçoive une infime baisse de lumière et il savait qu’il devait regagner son fauteuil. Il avait totalement assimilé l’esprit du lieu.

Un jour pourtant, au moment de pousser la porte d’entrée, il se sentit pris d’un vertige. Et si je n’était devenu qu’un objet  parmi d’autres dans ce bâtiment, incapable de penser par moi-même ; incapable peut-être de ressentir par moi-même ; peut-être que je n’applaudis pas un concert parce que je l’aime bien, mais uniquement parce que le lieu me l’impose.

Il resta figé sur place. Toutes ces questions l’empêchaient d’entrer dans le hall. L’heure du concert approchait dangereusement. Il eut pourtant la grande surprise de voir, au travers de la porte vitrée, que personne ne bougeait à l’intérieur.

Il ne savait pas que tout le monde l’attendait. Au fil du temps, sa faculté d’anticiper moindre déplacement, le moindre événement qui allait se produire avait fait de lui un point de repère obligé pour chacun des spectateurs.

 
 

LE CONTEMPORAIN

Des semaines avant d’assister à une création de musique contemporaine, Oskar Serti sentait naître en lui l’envie d’appartenir à son temps. Tout devenait alors bon pour entretenir ce désir. Chaque jour, il achetait des journaux de toutes tendances confondues, s’intéressait aux débats de société, aux faits divers. Et surtout, dans n’importe quelle circonstance, il n’hésitait pas à donner son point de vue sur les grands thèmes du moment.

Ainsi, lorsqu’il pénétrait dans la salle de concert, Serti pouvait être rassuré : il ne passerait pas à côté de son époque.

Et pourtant, dès les premières mesures, le fait d’entendre des notes qui n’avaient jamais existé auparavant le plongeait dans l’inconnu le plus complet ; il ne se sentait appartenir à plus rien du tout: ni à un lieu, ni à une époque.

Puis, à la fin de l’exécution, le chef d’orchestre levait une dernière fois la baguette pour rassembler ses musiciens dans un ultime silence chargé de tout ce qui avait précédé.

Serti retenait lui aussi son souffle. Il sentait un frisson immense lui parcourir le corps. En cet instant suspendu, si infime que rien n’aurait jamais pu l’entacher, Serti se disait : Mais bien sûr, c’est une évidence, je n’appartiens qu’à ce temps là.

Puis le chef baissait lentement la main, laissant aux journalistes présents dans la salle le soin de dire si ce moment musical allait marquer l’Histoire ou non.

 
 

L’INTRUS

Rien n’enchantait plus Oskar Serti que de s’abandonner complètement dans la musique. Bien sûr, les soirs de concert, il avait toujours un peu peur que son état de béatitude ne le fasse se répandre littéralement sur son fauteuil. Pour garder un minimum de tenue, il apportait un soin tout particulier à la façon de s’habiller. Ainsi, quinze jours avant un concert, il passait chez le tailleur, cherchait le nœud papillon, le costume, les chaussures qui allaient maintenir au mieux l’apparence extérieure de son corps.

Un soir où il savait que le programme risquait de le plonger dans une complète extase, Oskar Serti s’était habillé avec la précaution la plus extrême. Et pourtant, en écoutant son morceau préféré, son pied attira son attention. Il battait la mesure d’une façon que Serti ne lui connaissait pas. Il regarda sa main, elle aussi réagissait bizarrement. Serti se sentit dépassé par ce qui se passait en lui. Comme si la musique s’adressait à chacun de ses membres en particulier, et que chacun de ses membres réagissait à sa propre manière. Peut-être avait il serré trop fort ses boutons de manchettes, lacets de chaussures, nœud papillon ; et les différentes parties de son corps en avaient profité pour prendre leur autonomie. Il dénoua le tout, et put enfin se retrouver. Mais l’émotion qu’il venait de vivre l’avait tant perturbé qu’il ne parvint malheureusement plus à reprendre contact avec la musique.

À côté de lui, dans sa petite robe d’été, sa voisine semblait flotter dans la musique ; son corps et son âme ne paraissaient faire qu’un.

Discrètement, Oskar Serti se pencha pour renouer sa chaussure. Discrètement, il passa son lacet autour de la cheville de sa voisine, la sachant bien trop abandonnée pour se rendre compte que quelqu’un tentait de se glisser dans son ravissement.

 
 

L’APPEL DE LA MUSIQUE

Quelques heures avant de se rendre au concert, Oskar Serti tournait déjà en rond dans la ville. Il sentait monter en lui l’appel profond de la musique. Il se disait : La musique est si forte qu’elle éclaire de l’intérieur tous ceux qui vont à sa rencontre. Je suis certain, au premier coup d’œil, de pouvoir reconnaître dans la foule quiconque est sur le chemin du concert de ce soir.

Se prenant au mot, peu importe le quartier dans lequel il se trouvait, il se mettait à suivre une personne dont il était sûr qu’elle allait au concert.

Parfois, à l’heure où il aurait dû être assis dans la salle, il se retrouvait au fin fond d’un café enfumé ou dans un sombre parc.

Je ne suis pas un vrai amateur, pensait Oskar Serti. Et il regardait avec jalousie celui ou celle qu’il venait de suivre. Certains vivent la musique si intérieurement qu’ils n’ont même plus besoin d’aller à sa rencontre. Elle les accompagne n’importe où ; même dans les lieux les plus obscurs.

Assis sur un tabouret branlant ou sur un banc glacé, il faisait alors semblant de battre la mesure avec son pied pour que personne ne puisse imaginer sa détresse de ne pas être au concert à ce moment là.

 
 

L’ORACLE

Depuis des années, Oskar Serti cherchait à avoir une entrevue avec la pianiste Catherine de Sélys. Mais il la plaçait tellement haut dans son cœur, qu’il n’aurait pu lui avouer sa flamme que dans un lieu chargé d’une certaine solennité.

Un soir de concert, prenant son courage à deux mains, il se précipita sur elle dans la salle impériale. Au moment de l’accoster, comme s’il prenait soudain conscience de l’énormité de son audace, il eut un brusque mouvement de recul qui le fit heurter un socle supportant le buste de marbre de Béla Bartók.

La statue se mit à vaciller dangereusement. Serti la regarda sans tenter le moindre geste. Il s’en remit totalement à la fatalité. Si la statue tombe, se disait-il, tous mes espoirs d’entrer en contact avec Catherine seront brisés. Dans le cas contraire, je parviendrai à installer une relation durable avec elle.

La statue continuait de chanceler. Tantôt, emportée par une lourde mèche de cheveux, elle penchait vers la droite ; tantôt, contrebalancée par une force inverse — on dit que les grands créateurs ont l’hémisphère gauche du cerveau très développé — elle s’inclinait de l’autre côté.

Puis le grondement sourd du balancement se calma et la statue retrouva son équilibre.

Quand il se retourna, Serti vit Catherine tomber à la renverse. Ne craignez rien, murmura-t-elle à Serti qui s’était précipité sur elle, ce n’est qu’un vertige. Le moindre mouvement exécuté par Bartók a toujours eu beaucoup trop d’effet sur moi.

 
 

LE DISTRAIT

Lorsqu’il était emporté par la musique d’un concert, Oskar Serti se sentait partir tellement loin que son regard pouvait se poser sur l’infini. Parfois, il restait de longues minutes plongé dans un grain de poussière en suspension dans l’espace.

Au terme de la soirée, quand ses amis lui demandaient ce qu’il avait pensé de la musique, Serti ne pouvait rien dire ; il était allé beaucoup trop loin.

La prochaine fois, se disait Serti, rien, pas même l’infini, ne m’écartera de la musique.

Ainsi, aux premiers frémissements d’un morceau susceptible de l’entraîner un peu trop loin, il se forçait à arrêter son regard sur un musicien qu’il fixait intensément. Malgré ces efforts, il se retrouvait très vite perdu au fin fond de la pupille du musicien, dans un espace sans fin où les émotions sont si fortes que l’on en oublie même la musique.

Par chance, le musicien choisi pour cible, troublé par la sensation d’un regard profondément lointain braqué sur lui, finissait toujours, à un moment ou un autre, par commettre une légère petite faute qui ramenait Oskar dans le monde de la musique.

Au terme de la soirée, quand ses amis lui demandaient ce qu’il avait pensé de l’interprétation, Serti, sans la moindre indulgence envers le pauvre musicien, pouvait enfin prouver ses qualités d’écoute.

 
 

LES SONS INTERIEURS

A l’aube de la cinquantaine, l'écrivain Oskar Serti connut une grave déficience auditive qui lui ôta progressivement la perception des sons. Après avoir rencontré de nombreux spécialistes unanimement impuissants à contrarier le caractère irréversible de son mal, il se remit, résigné, entre les mains du singulier Docteur Alfred Wierzel, qui lui proposa, non pas de le guérir, mais d'étudier une solution artificielle qui lui permettrait d'éprouver à nouveau des sensations auditives.

Partant de la formidable capacité qu'ont les douleurs aiguës de provoquer en nous la sensation de multiples cris intérieurs, et des points particulièrement sensibles qu'offre la plante des pieds, Wierzel imagina pour Oskar Serti une paire de chaussures munies de semelles savamment cloutées vers l’intérieur qui, par leur contact incisif avec la peau, pouvaient engendrer, suivant leur position, une variation de douleurs capables de produire n'importe quel son souhaitée.

Oskar Serti, qui aurait accepté l'expérience avec beaucoup de conviction, réalisa à cette même époque une série de petits films relatifs aux kiosques à musique qu’il aimait fréquenter dans son enfance.

Récemment, de jeunes chercheurs hongrois, ayant miraculeusement retrouvé ces films muets, ont analysé chacun des mouvements étonnamment brusques qui secouent les prises de vues de Serti pour tenter de définir la nature précise des différentes douleurs susceptibles d'en être la cause. Lorsqu’ils réussirent enfin à en déduire les sons correspondants, ils décidèrent de sonoriser ces films afin de les présenter tels qu'Oskar Serti dut les vivre en les tournant.

 
 

L’IGNORANCE

À vingt ans, Oskar Serti affichait de telles prétentions quant à ses connaissances musicales qu’il s’interdisait de reconnaître en public son ignorance d’une quelconque création contemporaine.

Ainsi, même si l’on évoquait en sa présence des œuvres qu’il ne connaissait pas, Oskar Serti était passé maître dans l’art de s’intégrer dans la conversation et de parler avec conviction de ce qu’il n’avait jamais entendu. Emporté par son imaginaire, il s’inventait inconsciemment des airs qu’il supposait être contenus dans ces compositions et, sans vergogne, attribuait à de célèbres musiciens ce qui n’était que pure production de son esprit.

Bien plus tard, lorsqu’il prit finalement la peine d’écouter quelques-unes de ces compositions, il eut la très vive impression d’y retrouver note pour note les morceaux que sa fougueuse ignorance avait jadis engendrés. Par un cruel retour des choses, il se sentit alors dépossédé de compositions qu’il considérait comme faisant également partie de sa création.

Pour que le public puisse enfin reconnaître son statut d’artiste à sa juste valeur, Serti décida de faire éditer les partitions de ces œuvres sous son propre nom.

 
 

LE VÉSUVE

Le 26 décembre 1931, la pianiste Catherine de Sélys se produisait au Conservatoire de Musique de Naples, lorsqu’une coulée de lave - due à une soudaine éruption du Vésuve - engloutit la salle tout entière. Miraculeusement épargnée grâce à la position élevée de la scène, Catherine fut la seule survivante.

Un an plus tard, revenant sur les lieux du sinistre pour participer à un concert de charité destiné aux familles des victimes, Catherine insista pour que l’on organise un deuxième récital, exclusivement réservé aux victimes elles-mêmes, qui, surprises par la lave, n’avaient pas eu l’occasion d’assister à la fin de sa prestation.

Catherine fut tellement convaincante que les organisateurs entreprirent de mouler dans la lave chacun des spectateurs tels qu’ils se tenaient au moment du drame.

Lorsque Catherine retrouva, fidèlement reconstituée, la salle qu’elle avait quittée en catastrophe un an auparavant, elle contempla avec émotion ceux qui furent son public. C’était la première fois qu’elle pouvait observer si intensément l’attitude de ses auditeurs au beau milieu d’un de ses concerts. Certains semblaient avoir été complètement captivés par son interprétation; mais l’expression un peu hautaine, d’une prétention convenue, qui se dégageait d’eux lassa rapidement Catherine. Par contre, ceux que sa musique n’avait pas bouleversés et qui pour tuer le temps regardaient autour d’eux, avaient pu voir arriver la catastrophe; et tout, dans leur bouche tordue, leurs bras tendus, leurs yeux exorbités, correspondait à l’attitude qu’elle avait toujours espéré provoquer chez un auditeur.

A partir de ce jour, Catherine se lança dans d’interminables concerts où, grâce à la nonchalance de son jeu, elle atteignit une telle qualité d’ennui chez les spectateurs qu’au moindre incident imprévu, ceux-ci parvenaient à libérer leur âme de passions insoupçonnées.

 
 

LE TICKET

Lorsqu’il apprit que Catherine de Sélys allait donner un récital de piano à la salle Pleyel durant tout le mois de juin 1921, Oskar Serti réserva immédiatement un balcon pour chacune des soirées.

Le 29 juin, à quelques minutes du terme de l’avant-dernière représentation, Oskar Serti sentit le jeu de Catherine atteindre un tel niveau de sensibilité qu’il se mit presqu’en équilibre sur le rebord de la balustrade pour être plus proche encore du clavier. C’est alors qu’il vit tomber de la poche intérieure de son veston, le billet prévu pour le concert du lendemain; sa dernière chance de revoir Catherine venait de s’envoler. Son billet tomba d’abord en vrille, puis - sans doute porté par la chaleur que dégageaient les projecteurs - s’éleva dans les airs. Serti aurait voulu se concentrer sur les ultimes accords de Catherine, mais il s’accrochait désespérément à la vue de son billet comme si la clé de l’éternité musicale de Catherine disparaissait devant lui. Un courant d’air - certainement provoqué par une porte ouverte dans les coulisses - l’emporta vers la scène. Il s’immobilisa au-dessus de la tête de Catherine, puis retomba sur le clavier.

Catherine de Sélys fut tellement surprise de voir un petit papier bleu apparaître sur ses touches, qu’une fraction de seconde, elle manqua d’attention et commit la première fausse note en public de sa jeune carrière. Même si les applaudissements nourris qui clôturèrent sa prestation ne semblaient pas lui tenir rigueur de ce faux pas, elle en fut si meurtrie qu’elle pensa devoir annuler la représentation du lendemain.

 
 

LA PLATITUDE

En mars 1922, une exposition du peintre Pierre Lipart fut inaugurée au Musée de la Sécession en présence de Catherine de Sélys.

La semaine suivante, les actualités cinématographiques ne manquèrent pas de célébrer l’événement en inondant leurs reportages de prises de vues de Catherine de Sélys. Aussitôt, d’éminents responsables culturels s’indignèrent de voir que dans leur présentation de l’exposition, aucun de ces reportages n’avait reproduit une seule œuvre de Lipart, comme si le goût du sensationnel l’avait emporté sur l’amour de l’art.

Oskar Serti, fervent admirateur de Catherine de Sélys réagit brutalement à ces critiques. Profitant d’une rubrique qu’il tenait dans l’Aurore, Serti fit remarquer que Catherine transcendait instantanément tout ce qui la faisait vibrer, et qu’il ne voyait aucune différence entre son merveilleux visage imprégné d’une peinture de Lipart ou une peinture de Lipart elle-même. Emporté par sa ferveur, Serti alla même jusqu’à se prétendre capable, à partir de n’importe quel film de Catherine de Sélys pris au cours du vernissage, de retrouver avec précision quelle œuvre de Lipart éclairait son visage.

Oskar Serti reçut alors un billet de Catherine le suppliant de ne pas donner suite à son généreux pari. Votre article m’a profondément touchée, lui écrivit-elle, mais au risque de vous décevoir, je dois vous avouer n’avoir jamais, au cours de ce vernissage, jeté un regard sur une œuvre de ce Lipart. Ne persistez pas à vous faire une trop haute opinion de moi-même.

Serti ne fut pas trop surpris de l’aveu de Catherine de Sélys. Une artiste qui avait côtoyé les plus grands créateurs, qui avait donné à leurs œuvres des reflets jusqu’alors insoupçonnés, n’avait, bien entendu, plus besoin de regarder une œuvre en face pour la connaître intimement. Catherine possédait ce don rarissime de la révélation, mais elle ne s’en rendait pas compte; elle pensait passer à côté des choses, alors qu’en réalité les choses se réfléchissaient naturellement en elle comme dans un merveilleux miroir.

Lorsqu’il eut enfin la chance de se retrouver en face d’elle, Serti ne put s’empêcher de lui faire une cour effrénée; mais il lui trouva soudain une expression tellement insignifiante qu’il se demanda si elle ne reflétait pas tout simplement la platitude des propos enflammés qu’il venait de lui tenir.

 
 

SEPT DIALOGUES AUTOUR D’OSKAR SERTI

—   On dit qu’Oskar Serti faisait semblant d’aimer la musique uniquement pour se rendre intéressant auprès de Catherine de Sélys.

—   Mais il était déjà comme cela bien avant de la connaître.

—   Je sais, il l’attendait depuis toujours.

—   On dit qu’Oskar Serti ne décrochait jamais quand Catherine de Sélys l’appelait au téléphone

—   Jamais ?

—   Jamais. Jusqu’à la fin, il a essayé de trouver en quoi la sonnerie de l’appareil était différente quand c’était elle qui appelait.

—   On dit qu’Oskar Serti préférait les enregistrements de Catherine plutôt que ses véritables concerts.

—   Etrange.

—   Non, parfois une rayure dans le disque pouvait la faire jouer toute la nuit.

—   On dit qu’Oskar Serti, à chaque fois qu’il rêvait de Catherine de Sélys, l’entendait jouer un morceau qui n’existe pas.

—   A son réveil, il se souvenait des notes ?

—   Certainement. Mais il n’en a jamais rien dit. Il ne voulait pas que Catherine les joue pour quelqu’un d’autre.

—   On dit qu’Oskar Serti a écrit de magnifiques lettres à Catherine de Sélys.

—   Il aurait du les lui envoyer alors.

—   Il n’en n’était pas content. Mais il lui a adressé de tellement beaux mots pour s’en excuser.

—   On dit qu’Oskar Serti retenait son souffle chaque fois qu’il passait devant une affiche annonçant un concert de Catherine de Sélys.

—   Même devant celles qu’il avait placardées dans sa chambre ?

—   Au début oui, c’est pour cela qu’il a été obligé de les retourner contre les murs.

—   On dit qu’Oskar sSerti ne pouvait pas faire la différence, les yeux fermés, entre le jeu de Catherine de Sélys et celui d’autres pianistes.

—   Il n’avait pas l’oreille musicale ?

—   Si, mais dès qu’il assistait à d’autres récitals que ceux de Catherine, il fermait les yeux en s’imaginant la voir jouer.