Le diable abandonné 

Avertissement au lecteur 

Peut-on choisir de parler une autre langue que la sienne ?

Peut-on vraiment compter, rêver ou jurer dans une nouvelle langue ? L’avoir tellement en soi, que lorsqu’on est forcé de dire quelques mots dans sa langue d’origine, on le fait avec un accent étranger.

C’était cela, le sujet de ma maîtrise. Le titre : « L’arrachement à sa culture, du siècle des Lumières à nos jours. »

Pendant des mois, je suis allé chaque matin à la Biblio­thèque nationale. J’y consultais les manus­crits d’écrivains qui avaient aban­don­né leur langue maternelle. À part quelques chercheurs débutants, ma table d’étude était fréquentée par un personnage très discret qui, invariablement, restait plongé dans le même ouvrage. Les pages de son livre étaient pourtant si délavées que l’on ne pouvait plus lire le moindre mot.

Un jour de beau temps, je profitai de notre seule présence à la table pour lui demander de quoi parlait son livre.

« De quelque chose qui, je crois, peut vous intéresser beaucoup, jeune homme. »

Il déplia un carton rabattu dans la couverture de son livre.

—   Oh, on dirait un petit théâtre de marionnettes !

—   Exactement, jeune homme, c’est une maquette du castelet du Théâtre de la Coquille. »

Son visage s’était glissé derrière le castelet de papier. Seule sa bouche apparaissait dans la fenêtre découpée. Instinctivement, et peut-être parce que je savais qu’il ne pouvait pas me voir, j’ai pris mon crayon. J’ai noté son histoire. Pendant trois jours. Trois jours de beau temps où, tandis que la ville entière se promenait dans les parcs, nous restions seuls à la Bibliothèque.

À la fin, le personnage m’a dit :

« Jeune homme, permettez-moi une petite mise au point avant que nous nous séparions : cette histoire, vous l’avez notée sans me demander mon avis. Vous auriez pu simplement l’écouter ; de toute façon vous l’auriez retenue. Mais maintenant, elle est écrite de votre main. Tous les mots qui la composent vous appartiennent. Tous sans exception. Vous avez le reste de votre vie pour en mesurer les conséquences… »

 

 

 

 

 

Premier tableau : La Meuse Obscure

 

Le Théâtre de la Coquille était un théâtre de marionnettes qui a vu le jour pendant la première guerre mondiale à Sérinan, un petit village ardennais en bord de Meuse.

Ce théâtre est né sur les cendres d’un autre, implanté dans le village depuis des générations et des générations.

Voilà comment cela s’est passé : au cours du terrible hiver 1915, il faisait tellement froid à Sérinan, que pour réchauffer les spectateurs transis par le gel, le montreur décida de brûler le castelet, puis les décors, puis toutes ses marionnettes, qui étaient taillées dans du chêne.

Pendant les semaines qui suivirent, il reconstitua tant bien que mal son castelet, et, avec des restes de farine avariée, il recréa toutes ses marionnettes en mie de pain.

En 1916, les combats furent si rudes dans la région qu’il n’était plus possible d’approvisionner le village. Un soir, le montreur trouva ses spectateurs tellement affamés, qu’il leur donna ses marionnettes à manger.

Et pourtant, la semaine suivante, la représentation eut quand même lieu.

Elle se fit seulement avec les tringles, sans aucune marionnette suspendue au crochet. Mais le montreur maniait ses tringles avec tant de vie que les villageois continuaient de venir l’écouter.

Fin 1917, le gouvernement craignit des mouvements de rébellion dans les Ardennes et décréta l’interdiction de toute réunion publique dans la région. Pour ne pas se faire repérer, le montreur cessa de faire parler ses tringles à haute voix et écrivit les dialogues sur des draps.

À la fin de la guerre, les villageois s’étaient tellement habitués à lire les histoires et à regarder les tringles en imaginant les personnages, que l’on ne modifia plus rien à ce théâtre silencieux. Sauf peut-être les tringles qui, au fil du temps, prirent de l’importance.

Puis, avec l’âge, le marionnettiste demanda de plus en plus régulièrement à son fils de reprendre le Théâtre de la Coquille.

Mais le fils ne voulait pas vivre comme son père, comme un fantôme caché derrière des draps à agiter des tringles muettes. Il voulait être lui-même, vivre au grand jour. Il ne savait pas encore ce qu’il avait à dire, mais il savait que quand il l’aurait trouvé, il le dirait tout haut et bien en face.

Un matin, la mort dans l’âme, sans se dire un mot pour ne pas se disputer, le père et le fils démontèrent le théâtre et le rangèrent dans une camionnette pour aller le proposer à Charleville au Musée Mosan de la Marionnette, le seul à pouvoir l’accepter. Sur la route, pendant que le fils conduisait, le père s’endormit. Il fut juste réveillé par une secousse due à une bosse sur un pont. Dans le rétroviseur, il vit qu’une tringle venait de tomber de l’arrière de la camionnette, mais il ne dit rien. Il ferma les yeux et se rendormit en imaginant le voyage que cette tringle allait entamer. Et son rêve le ramena une dernière fois dans son théâtre.

Après de tels événements, le fils était entré dans l’âge d’homme. Il venait d’apurer toutes les dettes qu’un fils peut avoir avec un père mort. Il pouvait enfin commencer à se regarder en face, sans se cacher comme son père l’avait fait, derrière des draps, des mots et des personnages sans queue ni tête.

Le fils était conscient des difficultés qui l’attendaient. Il n’était pas dupe : il savait qu’il venait de passer un pacte avec le diable, il savait que le diable n’allait pas rester sans rien faire avec la corde de son père. Mais cela ne lui faisait pas peur ; au contraire, il attendait du diable qu’il le pousse dans ses derniers retranchements, qu’il fasse remonter à la surface toutes les parts de lui-même, même les plus sombres. Il voulait connaître toute la vérité.

Tout d’un coup, le fils sentit ses intestins se nouer, se tordre, s’étirer en provoquant des douleurs qu’il n’avait jamais connues. C’était sûr, le diable jouait avec la corde. La douleur monta à la tête. Dix mille pensées, toutes plus noires les unes que les autres, s’entrechoquaient dans le crâne du fils ; son cerveau se tortillait comme un serpent enragé prêt à se mordre lui-même. Sa raison n’était plus qu’une frêle barque ballottée dans l’immensité de lui-même.

Mais il ne sombra pas.

« Vas-y, continue ! cria-t-il au diable. »

Alors le diable changea de plan. Après la douleur, le bonheur ! Il fit apparaître des mirages de beauté. Et le fils y succomba. Pas parce qu’il était faible, mais parce qu’il voulait aller jusqu’au bout de tout ce qui se présenterait à lui. Il sentait bien que la vérité devait se trouver au bout des choses, même si ces choses n’étaient que des mirages ; et il accepta la vie facile qui s’offrit à lui, il s’y fondit avec une facilité déconcertante. Et au bout du compte, malgré toutes les illusions qu’il traversa, il crut découvrir l’âme sœur. ÉLISE. Une âme sœur, une vraie, qui parlait des choses avec tant de justesse et de sincérité. Le fils sentit que tout ce qu’il n’avait jamais pu dire à son père, parce que, de toute façon, il n’aurait pas compris, il pourrait les lui dire à elle. Et il voulut lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur, tous ses désirs, tous ses espoirs, bref, qui il était.

Mais les mots lui manquaient.

Chaque fois qu’il voulait parler, les mots manquaient. Et, la mort dans l’âme, il préféra s’éloigner de l’âme sœur. Il se jura de ne la revoir que quand il aurait trouvé les mots.

Le soir, seul dans sa chambre, il reprenait son calme. Et ces mots qu’il n’avait pas réussi à dire, qui lui avaient tant manqué, il les retrouvait en lisant ses livres préférés. Patiemment, il prenait son cahier et recopiait des phrases entières pour qu’elles lui servent de modèle. Il finit par se rendre compte que ces phrases avaient toutes la même longueur. Toutes exactement la même longueur.

Cette longueur lui disait quelque chose, il la connaissait bien, c’était…, oh oui, c’était :

S’il voulait connaître un jour la pleine mesure des mots, il fallait qu’il retrouve cette corde. Il fallait qu’il retrouve le diable et qu’il s’arrange avec lui.

Le fils se rendit à Charleville, au Musée Mosan de la Marionnette. C’était l’heure des visites :

« Et maintenant, commentait la guide, nous nous trouvons devant le Théâtre de la Coquille. Le Théâtre de la Coquille était un théâtre de marionnettes qui a vu le jour pendant la première guerre mondiale à Sérinan, un petit village ardennais en bord de Meuse.

En 1917, le gouvernement craignit que des mouvements de rébellion ne voient le jour dans les Ardennes et décréta l’interdiction de toute réunion publique dans la région. Pour ne pas se faire repérer, le montreur cessa de parler à haute voix et écrivit les dialogues sur des draps.

Voici ses premières recherches de lettrages.

C’est à peu près le seul intérêt que l’on peut trouver à ce théâtre. Mais, si vous le voulez bien, passons à autre chose, au clou de notre collection, … ».

Le fils resta seul devant le castelet, il attendait un signe.

— Alors, tu la veux ?

— Ben oui, j’aimerais bien, mais je ne voudrais pas que tu te sentes dépossédé.

— Pas de problème, mon éternel ami, je peux te la prêter jusqu’à la fin de ta vie. Avec elle tu auras toujours les mots pour dire tout ce que tu veux. Les plus beaux mots qui peuvent se dire. Aucune âme ne résistera au charme de tes paroles. Mais si je te prête la corde, j’aurais besoin d’une petite garantie. Tu me comprends.

— Vas-y, qu’est-ce que tu attends de moi ?

— Trois fois rien. Voilà : tu as la corde pour toute ta vie, mais à l’heure de ta mort, je viens la rechercher ; et tu me la rends avec ton dernier souffle. Ton dernier souffle et tes dernières paroles, c’est à moi que tu les donneras, à moi et à personne d’autre.

— Ça me paraît assez douteux comme arrangement. Qui me dit que tu ne vas pas me faire mourir à la première occasion.

— Malheureusement, ce n’est pas moi qui possède l’horloge, et l’heure de ta mort sonnera quand elle devra sonner. N’aie pas peur, il n’y a pas de lézard dans notre arrangement. Tu as tous les mots que tu veux pour la vie, et tes dernières paroles sont pour moi. Hum, rien qu’à y penser je sens déjà le parfum de ta douce haleine…

— Pas trop de familiarités s’il te plaît. Je n’ai pas encore dit oui. Qui me dit que les mots qui me viendront à l’esprit seront justes et sincères ?

— Pardon ?

— Tu m’as bien entendu. Qui me dit que mes mots seront justes et sincères ?

— Oh la la, toi et tes questions de premier communiant-gnan… Mais je ne sais pas moi, c’est pas trop mon rayon ça. C’est vraiment important ces deux mots-là, comment encore ?

— Oui, je vais être franc avec toi : j’ai rencontré l’âme sœur. C’est Élise, une fille des îles. J’aimerais tant que mes paroles soient à sa hauteur. Je t’en prie, aide-moi. Je veux qu’elle m’estime comme moi je l’estime.

— Oh, tu ne préfères pas le style à l’estime.

— Non, tu ne me verras pas tomber dans tes rimes.

— Bon, bon, je vais faire mon possible pour t’aider, mais je ne te promets rien. Euh euh, ah oui… si jamais tu trouvais le livre délavé, ça ferait peut-être ton affaire.

— Le livre délavé ?

— Oui, si jamais tu parviens à trouver le livre délavé, prends-le avec toi. Et chaque jour, dès que la nuit commencera à tomber, tu y écriras ta vie. Ce sera ton journal. Si tu mens, si tu triches avec ta vie, tes mots n’apparaîtront pas. Mais méfie toi, c’est un jeu dangereux. Car si les mots n’apparaissent pas, ta vie ne t’apparaîtra pas. Tu n’auras pas vécu.

— Mais si je ne vis pas, mes dernières paroles n’auront aucune saveur pour toi ?

— Détrompe-toi mon ami, les dernières paroles de quelqu’un qui n’a pas vu sa vie passer ; la profondeur du vide qui apparaît dans le dernier regard de quelqu’un qui s’est menti toute sa vie, il n’y a rien de meilleur. Bon, allons, cessons de rêver ; si tu veux absolument ce livre délavé, il est temps de te mettre en route.

— Mais où est-il ce livre ?

— Mais je n’en sais rien moi ; dans la nature je crois, la nature profonde.

— Mais, mais quelle route est-ce que je dois prendre?

— N’importe laquelle, celle qui te semble la meilleure. Car la corde de ton père a bien d’autres vertus que tu ne peux imaginer. Écoute-moi bien : mets la corde à la place du lacet de ta chaussure gauche et va sur la route. Si elle se dénoue, c’est que tu t’es trompé de chemin.

— Je suis prêt.

— Parfait, éternel ami. Voici mes dernières recommandations :

Tu marcheras là où tes pensées t’emporteront.

Mais si, en cours de route, tu veux passer la nuit dans une maison abandonnée, méfie-toi ! Car même dans ton sommeil, la curiosité te poussera à la visiter, et tu auras toutes les chances de tomber sur un homme en noir tapi dans le grenier. Méfie-toi, car la plupart des maisons abandonnées que tu trouveras sur ta route seront en réalité des maisons de famille que tu auras voulu oublier. L’homme en noir se débrouillera toujours pour te mener dans une petite chambre et te jouer le rôle d’un ancêtre mort debout, les yeux grands ouverts. Sois vigilant, car si tu t’approches de lui pour l’embrasser, tu te réveilleras en sursaut, les lèvres posées sur le miroir de la chambre. Il fera tellement froid que tes lèvres resteront collées à ce miroir; tu auras juste la liberté de lever légèrement les yeux pour voir le reflet de la route s’éloigner

dans ton dos.

Avant de partir sur la route, le fils aurait bien voulu guetter un dernier signe du diable, mais le musée fermait ses portes et les visiteurs étaient priés de regagner la sortie.

Le fils se retrouva dans les rues sombres de Charleville. Il ne savait où aller ; aucune direction ne l’attirait. Alors, il se mit à tourner en rond en regardant ses pieds ; mais où qu’il aille, son lacet ne se dénouait pas. Il entra dans un café, un café des bas-fonds. Il se disait qu’il y rencontrerait peut-être un vieux marin qui lui parlerait de ses voyages et lui donnerait envie d’aller quelque part.

Le café était bondé, et l’ambiance surchauffée. Un vieil homme vint vers lui en titubant, et lui renversa un verre sur l’épaule. Sans s’excuser, il fixa le fils droit dans les yeux. D’un seul coup, tout le monde se tut et regarda dans leur direction. — Ça y est, se dit le fils, c’est mon vieux marin, il va me raconter son histoire. Mais le vieux ne bougeait pas. Soudain, il dit froidement : — Donne-moi ton argent, fils ! Et tout le café partit dans un rire inquiétant.

— Mais je n’ai rien sur moi, dit le fils, croyez-moi, je n’ai rien.

— Donne-moi ton argent, répéta le vieux tout en allumant son briquet.

Le fils s’aperçut alors que les effluves de ce que le vieux avait renversé sur son épaule, ce n’était pas du rhum, c’était de l’essence ! On voulait le faire flamber ! Le fils vit sa dernière heure arriver. Il sentit alors quelque chose d’incroyable se passer en lui. Des mots, un jaillissement de mots terribles, de mots qui dépassaient sa pensée, lui vinrent à l’esprit avec une facilité diabolique. Mais au plus profond de lui le fils se dit : —  Je ne peux pas prononcer ces mots, je dois les garder pour moi, personne ne peut venir me les prendre ; sinon, c’est la mort assurée. Serrer les dents, serrer les dents, que le diable ne m’entende pas. Mais les mots continuaient de monter en lui.

Je resterai parmi vous.

Vous me voyez disparaître dans les flammes, mais je resterai. Bientôt je ne serai plus qu’un tas de cendre, et vous resterez bouche ouverte devant les décombres ; et vos rires qui attisent maintenant les flammes soulèveront tout à l’heure mes cendres ; le nuage de mes cendres flottera vers vous et déposera ses particules dans vos bouches

Mes cendres se blottiront au fond de votre gorge. Au début vous ne sentirez rien, mais je serai bien là. Vous irez boire un verre à ma santé. Vous ouvrirez une bonne bouteille. Mais le vin n’aura plus le même goût. Quand vous boirez le premier verre, vous serez déjà en train d’espérer que le second verre vous rende le goût que vous attendiez. Quand vous boirez le second, vous serez déjà dans la mémoire du troisième. Mais jamais elle ne reviendra. Et vous boirez, vous boirez... mais sans jamais retrouver votre goût... Ce sera moi qui, blotti dans le fond de votre gorge, goûterai votre vin.

Et vous vivrez dans l’espoir que le verre que vous êtes en train de boire passe plus vite ; que le temps passe plus vite pour être déjà dans le suivant ; et le temps s’accélérera tellement, qu’à l’instant où je vous parle, vous vous trouvez déjà à l’heure de votre mort.

Tout le temps que ces paroles s’étaient agitées en lui, le fils n’avait pas desserré les dents ; il avait tout gardé pour lui. Personne n’avait pu lui prendre ses paroles. Le vieux lui, comme attiré par quelque chose de plus fort que lui, pencha des yeux effrayés sur le nœud inversé du lacet gauche du fils et, prudemment, éteignit son briquet. Le fils en profita pour s’enfuir du café. Il pouvait enfin respirer un air un peu plus frais. Des oiseaux passaient dans le ciel, il décida d’aller dans leur direction.

Il les suivit dans les vergers.

Il les suivit à l’intérieur de la forêt.

Les oiseaux s’étaient agglutinés sur une branche, et commençaient à dévorer un objet qui y était déposé. C’était un livre. Le fils chassa les oiseaux et se précipita sur le livre:

 

LE GUIDE

DE LAMEUSE

OBSCURE

 

Il l’ouvrit. On pouvait encore y lire tout le texte. Ce n’était pas le livre délavé. Mais qui sait, ça allait peut-être le devenir. Le fils décida de le prendre avec lui. Les oiseaux étant chassés, il n’avait plus que ce guide pour lui donner une route à suivre.

Il le feuilleta, et page 48, tomba sur « La forêt plaintive». D’après le guide, « certains jours de grand vent, le grincement des plus vieux arbres de cette forêt peut s’accorder en une seule note, comme une plainte interminable que l’on entend des kilomètres à la ronde. »

Le fils marcha jusqu’à la forêt plaintive, et la découvrit par grand vent. Il se sentit irrésistiblement attiré par le chant des arbres.  « Ça y est, se dit le fils, le livre délavé m’appelle. »

Et il partit à sa recherche au plus profond du bois. Mais il ne trouva rien. Il s’arrêta au pied d’un vieil arbre étrangement silencieux, et pour se redonner un peu de courage, voulut y graver son nom enlacé dans celui d’Élise. Mais quel était son nom à lui ?

On ne lui avait jamais donné de vrai nom. Pour tout le monde, il était « le fils » ; même quand il devait se présenter à quelqu’un, il disait « Je suis le fils ». Il ne pouvait pas graver son véritable nom avant d’être devenu quelqu’un pour Élise. Il replia son couteau et reprit sa route. Mais il était tellement perdu dans ses pensées qu’il s’empêtra dans un taillis de ronces et ne parvint plus à en sortir. Au moindre mouvement, des ronces immenses l’enserraient de leurs épines. Son petit couteau ne lui était d’aucune utilité. Plus il voulait se dégager, plus il se rendait prisonnier.

Il fallait qu’il reprenne son calme. Il cessa de se débattre. Malgré le gémissement des arbres, il entendit au loin un bruit d’une machine. C’était un bûcheron qui débroussaillait la forêt.

— Ohé, ohé, cria le fils, venez m’aider, je suis là.

Le bûcheron termina son taillis, puis se dirigea vers le fils ; quand il approcha des ronces, il remit sa tronçonneuse en marche.

— Eh, faites attention, dit le fils, vous allez me couper, dégagez-moi avant de vous attaquer aux ronces. »

 

lui répondit le bûcheron en faisant crépiter sa machine.

— Serrer les dents, serrer les dents, se martelait le fils, tandis qu’un flot de dernières paroles commençait à l’envahir.

« Mon sang t’éclaboussera. Et tu placeras ta main devant le visage pour te protéger. Et tu auras les doigts tachés de sang. Tous les doigts sauf le petit. Tu te laveras les mains ; mais tu ne pourras t’empêcher de regarder tes doigts tout au long de la journée. Et tu te prendras d’affection pour le petit. Le petit qui aura été épargné de la souillure. Et tu te demanderas pourquoi il est si petit et les autres si grands. Et tu auras envie de couper les grands. Mais tu penseras à moi. Tu auras peur qu’en les coupant, le sang n’éclabousse le cher petit. Alors tu tenteras d’allonger le petit pour qu’il puisse se défendre. Et tu auras mal, et la douleur sera la douleur de toute la main. Et il ne grandira toujours pas, et tu tireras encore plus fort, et la douleur sera la douleur de tout le corps. Puis la douleur te dépassera, et pourtant tu seras toujours à penser qu’elle t’écrase. »

Alors que le fils serrait les dents pour contenir ses mots, le bûcheron s’était mis à l’ouvrage. Mais son entrain dura peu de temps, car dès que sa tronçonneuse entra en contact avec le lacet gauche, elle se coinça. Impossible de la faire redémarrer.

Le fils ne demanda pas son reste ; grâce à la brèche que venait de tailler le bûcheron dans les ronces, il parvint à s’extraire du taillis, courut à toutes jambes hors de la forêt et s’allongea à bout de souffle dans un pré. Il regarda son pied gauche : la corde ne s’était même pas dénouée.

Il chercha une autre destination dans son guide, un endroit où il aurait peut-être enfin la chance de trouver le livre délavé. Bon, il pouvait déjà s’estimer heureux, il avait déjà échappé deux fois à donner ses dernières paroles au diable, et surtout, la corde de son père le protégeait. Non seulement elle le protégeait, mais grâce à elle, il ne manquerait jamais plus d’aucun mot. Il s’interrogea pourtant sur les mots qui venaient en lui.

Quelle était leur signification ? Est-ce qu’il en était vraiment leur auteur ? Sans un passage par le livre délavé, ses mots pouvaient aller dans tous les sens et peut-être même dire brillamment le contraire de ce qu’il pensait. Et ça, Élise s’en rendrait compte tout de suite. Tant qu’il n’avait pas trouvé le livre délavé, il fallait qu’il garde ses mots, ses si beaux mots, pour lui. Il devait se le jurer.

 

Fort de ses bonnes résolutions, le fils laissa tomber les yeux sur la page 67 de son guide : « La cascade hurlante ». « La plupart du temps, l’eau de la cascade tombe en une nappe onctueuse et ronronnante ; mais parfois, de grosses pierres ou des troncs d’arbres se coincent dans la chute et déchirent l’eau en libérant un bruit sourd ; exactement comme une bouche peut soudainement s’ouvrir pour lancer un cri ».

« VIENS, VIENS ».

Mais le fils se souvint de l’appel de la forêt et de l’accueil qu’il y avait reçu. — J’ai mieux à faire que de me jeter dans la gueule du loup, se dit-il ; cette cascade me paraît plutôt parfaitement convenir pour délaver n’importe quel livre. Et il lança son guide dans le plan d’eau en contrebas des chutes.

En tombant, le livre provoqua de magnifiques cercles concentriques à la surface de l’eau. Le fils connut alors un intense sentiment de libération.

À chaque nouveau cercle, il sentait qu’il s’ouvrait un peu plus au monde.

Mais quand ils revinrent sur eux-mêmes…

— Mais oui, se dit le fils, la corde possède des vertus insoupçonnées, elle va écrire mon nom dans l’eau. Et il lança la corde à l’eau. Elle s’y enfonça doucement sans produire le moindre rond. Puis elle disparut complètement. — Mais qu’est-ce que je viens de faire, s’écria le fils, je n’ai plus rien, plus rien !

Et il plongea à son tour.

Au fond de l’eau, le fils aperçut tout de suite la corde. Elle se tortillait pour aller se placer à l’intérieur du « Guide de la Meuse obscure ». Il nagea jusqu’à eux. Ses espoirs redevenaient immenses : il se voyait déjà ouvrir le livre, découvrir les pages délavées, remonter à la surface et écrire enfin tous les mots qu’il aurait tant voulu adresser à Élise. — Oh mon âme sœur, attends-moi, je touche au but. Il s’enfonça de plus belle dans les profondeurs, rejoint enfin le Guide, l’ouvrit à la page marquée par la corde, et vit… qu’il y avait toujours des lettres. Page 68 : « Attention, si de l’extérieur, la cascade paraît onctueuse et ronronnante, il ne faut sous aucun prétexte se baigner dans ses eaux, car à tout moment, on peut être victime de la traîtrise des courants ».  Le fils avait à peine eu le temps de lire cette dernière  phrase qu’il se sentit emporté par une lame de fond.

Il s’agrippa désespérément à la corde, mais le courant était trop fort. Il fut pris dans les remous de la cascade et aspiré par un rouleau d’eau dont il était impossible de s’extraire. Quelque chose de blanchâtre le heurta. Avec horreur, il se rendit compte que deux squelettes étaient comme lui, prisonniers du rouleau d’eau et tournoyaient enlacés l’un dans l’autre. De temps en temps, un mouvement d’eau leur faisait tendre les bras vers lui comme pour l’inviter à prendre part à leur ronde macabre. Le fils repensa avec fatalité à son épitaphe : « Ci-gît un fils dont le nom fut écrit dans l’eau ». Dans la turbulence, des bulles s’échappaient des orbites des deux crânes, ce qui leur donnait des regards d’une moquerie insoutenable. Et ces regards firent surgir du plus profond du fils un torrent de mots qu’il ne put contenir.

Vous retiendrez mon nom et ne le prononcerez plus que comme injure. Vous vous éructerez mon nom à la figure. Vos crânes ne seront plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Vous vous postillonnerez mon nom. Et quand bien même vos gorges seraient trop enflammées pour pouvoir encore prononcer mon nom, vous vous le cracherez à la figure. Votre salive dégoulinera sur les mâchoires, sur les bras de l’autre. Elle vous noiera de l’injure de mon nom. Vous serez pris dans le flot de mon nom. Mais vous souffrirez aussi de vous être desséchés de l’intérieur. Vous me reprendrez sur le corps de l’autre, vous vous lècherez mutuellement pour me reprendre. Et je coulerai à nouveau dans votre gorge.»

Mais il n’était resté que si peu d’oxygène dans les poumons du fils qu’aucune bulle de mot n’avait filtré de sa bouche. Et tandis qu’il sombrait inconscient, un tronc d’arbre projeté par la cascade s’enfonça à côté de lui ; la corde qu’il enserrait toujours dans ses mains, se prit dans une branche, et il fut entraîné au fin fond de l’eau, là où le noir est si dense qu’il n’est plus une couleur mais une matière. Puis comme un ressort, le tronc, dont la vertu principale est de flotter, fut ramené à toute vitesse à la surface, et projeta sur les rives le fils et sa corde.

 

Allongé au bord de l’eau, le fils reprit ses esprits. Il tenait précieusement la corde détrempée entre ses mains et regardait le ciel. C’était la nuit. Une nuit propice à toutes les méditations sur la nature profonde des choses. Une étoile s’alluma dans le ciel et le fils se dit. — La nature donne des signes, ça c’est sûr. Une autre étoile s’éclaira à son tour. —  Elle lance des appels répétés, c’est certain. Mais peut-être ces appels ne me sont-ils pas destinés ? Peut-être d’ailleurs n’ont-ils pas encore trouvé de destinataire ? Ou peut-être simplement ces signes vont-ils dans tous les sens ? Peut-être même n’y a-t-il aucun sens à tout cela !

Le fils se sentit complètement dépassé par les questions qu’il se posait. En désespoir de cause, il se tourna vers la corde qui reposait à ses côtés, et la regarda comme si elle pouvait inventer des nœuds capables de faire tenir ensemble toutes ses interrogations. Mais la corde était trop courte. Face à la nature profonde des choses, elle n’avait pas la longueur requise.

Alors le fils se releva, relaça sa chaussure — de cet étrange nœud inversé qui se faisait malgré lui — et tandis que des étoiles filantes déchiraient le ciel, il reprit la route. Quelle route ? Il ne le savait même pas ; il marchait, tout simplement.

Il marcha toute la nuit, puis s’effondra épuisé dans un fossé. Au petit matin, quand il ouvrit les yeux, il découvrit… son village.

Ses pas l’avaient ramené dans son village, Sérinan, petit village ardennais en bord de Meuse. — Et la maison de mon père, qu’est-elle devenue ? Rien, toujours à l’abandon. Le toit défoncé, les fenêtres brisées, et sur la porte, une affiche placardée ; sans doute un permis de démolition. Le fils s’approcha :

 

BIENTÔT, DANS CETTE MAISON,

L’ASSOCIATION JUSTE & SINCÈRE

AVEC LES HABITANTS DE LA TERRE

OUVRIRA UN CENTRE

DE RECHERCHE

CONSACRÉ AUX BIENFAITS

DE LA CULTURE FORESTIÈRE

POUR L’ÂME HUMAINE.

Chargée de mission : Élise Desîles.

 

Il ouvrit la porte : L’âme sœur ! Élise ! Élise était là qui venait reconnaître les lieux de sa prochaine mission.

Le cœur du fils se serra tout à coup. Il aurait tant voulut lui dire ce qu’il avait sur le cœur, ses désirs, ses espoirs, bref : qui il était. Mais il se méfiait trop des mots qu’il avait en lui. Il serra les dents ; laissant juste échapper : — Attends Élise, attends que je trouve le livre délavé ; quand je l’aurai, je te dirai tout, tout…

Alors l’âme sœur ouvrit la bouche. Mais aucun souffle n’en sortit. On aurait dit au contraire que c’était le courant d’air passant dans les vitres brisées qui rentrait en elle et qu’elle remuait les lèvres pour en faire des mots.

— Ohmon âme frère,

le livre délavé n’existe plus.

C’était le livre de ton père qui le tenait de son propre père

qui lui-même le tenait de son père. Mais à toi qui est parti, il ne l’a pas donné. Non,Il est mort avec le livre blotti tout contre lui.

Et les oiseaux en ont mangé toutes les pages. Il est mort avec le livre blotti tout contre lui.

Oublie le livre délavé et écoute-moi, âme frère.Va chercher des hemerocalles silvunius,des bleuets irisés en pleurotte et des mufliers plorintus avec corolindron.Plante-les sur les rives de la Meuse, dans un sol drainé, mais frais et riche.Paille-les aux premiers jours du printemps, fais un apport d’engrais tous les quinze jours. Regarde-les pousser en ne pensant à rien.Puis un jour, le vent mêlera les différentes fleurs,le soleil levant se reflétera à la surface de l’eau et éclairera les pétales par en dessous.Leurs couleurs se fondront en un nuage blanc.Un blanc si pur que tu n’auraspas de mot pour dire le bonheur d’une telle vision.Si tu n’as plus de mot pour dire ton bonheur,je t’entendrai et viendrai te retrouver. »

 

Le fils eut beaucoup de peine à faire le deuil du livre délavé, mais il parvint à reprendre son courage et suivit les conseils d’Élise. Il alla chercher les graines en question. C’étaient des graines extrêmement rares. Le vendeur lui expliqua en détail comment protéger les jeunes pousses, et lui remit un guide qu’il fallait observer attentivement jour après jour, si l’on voulait préserver les chances d’éclosion. Dans le guide, il ne lut aucune contre-indication à choisir le pied de l’arbre de son père comme lieu de floraison.

À peine avait-il semé ses graines qu’il vit les oiseaux venir de partout pour les dévorer. Il voulut les chasser, mais les oiseaux se réfugièrent dans l’arbre de son père, attendant que sa vigilance retombe pour se jeter à nouveau sur les quelques graines qui restaient.

Le fils monta dans l’arbre et dressa des épouvantails avec les vêtements de son maigre balluchon. En accrochant une dernière chemise à une branche, il vit un œuf dans un nid. — Tiens, toi au moins tu ne me voleras pas mes graines  ; de colère, il empoigna l’œuf et le lança par terre. Il découvrit alors au fond du nid, un tout petit morceau de papier. — Oh, ce n’est pas vrai, un petit morceau du livre délavé. Dès qu’il fut redescendu, le fils observa attentivement son trésor. C’était bien un morceau du livre délavé, on pouvait encore très légèrement deviner l’ombre de la trace d’une impression. Il prit son crayon, mais le papier était si minuscule qu’on ne pouvait à peine y écrire qu’une seule lettre. — Quelle lettre serait bien capable de prendre en charge tout ce qu’il fallait écrire ? Il ne voyait pas.

Alors il repassa machinalement la forme confuse de la lettre qui semblait avoir été inscrite un jour sur le papier.

Mais cette lettre n’existait pas. Le fils ne chercha pas à comprendre, il était bien trop fatigué. Il délaça la corde, l’enroula sur elle-même pour un faire en nid, et y plaça son petit bout de papier. Puis il s’endormit.

Le lendemain matin, le papier s’était agrandi.

 

Et les jours et les nuits passèrent.

 

 

 

Au moment précis où le fils découvrit le nom de l’âme sœur, un orage déchira le ciel en emportant tous les vêtements.

— Mensonge, dis le diable. Tu as écrit une malheureuse petite lettre sur un malheureux petit bout de papier et tu t’imagines avoir trouvé ce que tu cherches. Mais tu te mens à toi-même. Tu crois peut-être que ton âme sœur pour du beurre va t’apporter quelque chose ; laisse-moi rire. Tu crois que ses belles petites fleurs vont éclairer ta belle petite âme. Tu te mens encore à toi-même.

— Tu n’es peut-être pas le mieux placé pour dénoncer les mensonges.

— Si justement, c’est ma vocation, pas la tienne. Chacun son rôle. Toi ton rôle, c’est d’aller sur la route.

— Aller sur la route, mais pour quoi faire ? pour rechercher un livre délavé qui n’existe plus ?

— Mais c’est ta chargée de mission qui t’a dit que le livre délavé n’existait plus.  Moi je dis : « ce n’est pas parce qu’un livre s’est éparpillé dans la nature qu’il n’existe plus ». Au contraire. Va sur la route, va dans les arbres, va sous les toits, trouve les nids, va chercher les papiers éparpillés-délavés.

— Si je t’écoutais, la route n’en finirait jamais.

— Ah bien voilà, tu commences à comprendre : il n’y a pas de fin, il n’y a que des moyens.

— Mais je ne veux pas devenir comme toi. Regarde-toi : tu es une tringle, et tu n’as rien, rien de rien de suspendu à ton crochet. Et pourtant tu penses te suffire à toi-même. Moi, il me faut quelque chose à agiter au bout de moi-même.

— Mais quels beaux mots ! Mais comme tu parles bien ! Ma parole, la corde fait son effet, tu ne manques pas de style : « Moi, il me faut quelque chose à agiter au bout de moi-même ». Le problème, mon pauvre ami, c’est que  tu n’agites rien du tout. C’est toi qui te fais agiter par les stupides idées de ta stupide âme sœur. Et regarde ce que tu as fait avec l’œuf : jeté, brisé, crevé, répandu. Tout ça parce qu’il contrariait tes petites fleurs même pas germées. On commence par un œuf, et l’on ne sait pas où ça finit. Qui te dit qu’un oiseau ne serait pas sorti, de ton œuf. Un oiseau qui t’aurait accompagné, qui t’aurait aidé à retrouver les autres papiers éparpillés. Enfin, je dis ça, je ne dis rien.

Mais c’était déjà bien suffisant pour jeter le trouble dans l’esprit du fils. Est-ce que la pensée d’Élise ne l’emmenait pas elle aussi dans une impasse ? D’un pas mécanique, il alla chercher la coquille brisée de l’œuf, la déposa au creux de la corde, et la regarda en pleurant amèrement.Et les craquelures de la coquille se mirent à bouger légèrement.

Le fils était désemparé, perdu dans l’immensité de lui-même. Il ne comprenait plus rien à rien, et personne ne semblait en mesure de l’aider. Il était tellement désorienté qu’il cherchait seulement à poser son regard sur quelque chose de stable ; et ses yeux retombaient invariablement sur la corde. — Et si c’était elle qui me donnait la solution finale, comme elle l’a donnée à mon père ? Il prit la corde et voulut faire un nœud coulant. Mais la corde s’y refusa. Elle se tortilla dans tous les sens ; puis se mit en spirale, tourna lentement sur elle-même et parvint à hypnotiser le fils. Et le fils ferma les yeux.

Et le fils sentit la tête lui tourner. Au plus profond de lui-même, sa vie tournait à toute vitesse autour d’un point minuscule. De ce point à peine marqué — comme effacé — s’échappait une toute petite voix, une voix si ténue que personne d’autre que le fils n’aurait pu l’entendre.

Ne t’en fais pas mon fils, tu me retrouveras juste à temps. Tu viendras me voir pendu à mon arbre. Tu ne voudras à aucun prix manquer la dernière expression de mon visage. Tu me verras enfiler la corde. Tu me verras tomber. Les torsades de la corde me feront tourner sur moi-même. Tu auras peur de perdre un instant mon visage. Dans ta précipitation de ne rien rater, tu tourneras autour de mon arbre suivant le rythme de la corde ; tu feras un tour, deux tours, trois tours, quatre tours. Tu courras autour de l’arbre. Puis la corde arrivera au bout de sa première course, et se détordra dans l’autre sens. Tu accompagneras son mouvement. Et tu courras : un tour, deux tours, trois tours. Tu n’auras même plus à regarder dans ma direction ; tu courras en me sentant tourner au-dessus de toi. »

Tandis qu’il rêvait de son père, le fils se retournait dans tous les sens au pied de l’arbre. Devant son état d’extrême agitation, ses yeux révulsés, son visage livide, le diable espéra bien que le fils fût enfin arrivé au bout du rouleau. Il se précipita à son chevet pour recueillir ses dernières paroles. Le fils tenait la corde enserrée dans ses mains jointes ; il remuait légèrement les lèvres. Les mots qui s’échappaient semblaient inarticulés. Les oiseaux s’étaient tus. Mais rien n’y fit ; malgré le silence de la forêt, il était impossible de comprendre ce que disait le fils. «Vas-y, parle-moi, dit le diable, c’est le moment !»

Soudain, un mouvement frénétique du fils envoya la corde au beau milieu d’une flaque. La surface de l’eau se rida en un étrange dessin.

À peine le diable avait-il lu les mots de la flaque qu’il sentit la main du fils s’agripper à son crochet. «Ne prends plus peur, petit pantin perdu, lui glissa-t-il au creux de l’oreille, tu es à moi maintenant, tout à moi ! »

En empoignant le crochet glacé du diable, le fils fut traversé d’un grand frisson. Il ne se réveilla pas, mais son rêve le détacha de l’arbre de son père ; il se sentit aspirer dans le noir de l’espace. Il vit son village disparaître au loin, puis les Ardennes, la France, l’Europe, la Terre, la Galaxie…

Il se retrouva au fin fond de l’espace où rien, même pas lui-même, n’est porteur d’existence. Là-bas, il n’y a plus de pesanteur. Plus rien n’est soumis à la loi de la gravitation. Rien de ce que l’on dit, rien de ce que l’on fait, ne risque de tomber sous le sens.

Enfoui dans le grand vide, le fils alla chercher au plus profond de lui-même son dernier souffle. Ce souffle libéra d’un coup tous les mots qui sommeillaient en lui. Les mots sortaient de lui dans un chaos indescriptible. Le fils disait n’importe quoi. Et ce n’importe quoi, il le disait n’importe comment. Sur tous les tons. Dans toutes les langues. Il le disait sans savoir qu’au même moment, perchés sur leur arbre foudroyé en bord de Meuse, des oiseaux se taisaient. De leur forêt muette, ils écoutaient ce chant si lointain dont ils ne connaissaient ni l’origine, ni la fin.

 

 

fin

de la Meuse obscure