avertissement au lecteur

 

Cette histoire, c’est un inconnu qui me l’a racontée il y a bien longtemps. Pendant qu’il parlait, je la notai dans un cahier. Ce n’était pourtant pas nécessaire, j’avais tout retenu par cœur. À la virgule près.

Ce n’est que des années plus tard, pour passer le temps au cours d’une nuit d’insomnie, que j’ai rouvert mon cahier. À ma grande surprise, et malgré mes efforts, je ne pouvais plus me relire. Plus le moindre mot. J’y reconnaissais pourtant mon écriture, mais les lettres semblaient s’être transformées en des figures qui n’avaient plus aucune signification pour moi ; exactement comme un paysage peut profondément se modifier avec le temps.

Si cette histoire n’a pas changé dans ma tête, que sont devenus les mots que j’ai écrits dans mon cahier ? Est-ce qu’ils veulent encore dire quelque chose ? Est-ce que ce sont eux qui ont changé, ou est-ce moi ?

Chaque nuit, j’ouvre mon cahier, et j’essaie de m’y retrouver. Mais comment faire : cette écriture — qui reste pourtant la mienne — m’apparaît totalement étrangère. Je ne peux pas me relire, je ne peux me raccrocher à aucun sens ; mais quand je me perds dans les pages de mon cahier,  je me sens en présence de signes mystérieux qui me captivent. C’est comme si quelqu’un vivait dans ces pages ; quelqu’un qui connaîtrait parfaitement toutes les parts inconnues de moi-même.

Alors je referme mon cahier comme on ferme les yeux devant une lumière trop intense, et je me replonge dans l’histoire qui est restée gravée dans ma tête.

Je retrouve enfin le sommeil.

 

résumé du premier tableau

la meuse obscure

 

À Sérinan, petit village de la forêt ardennaise, un vieux marionnettiste très éprouvé par les horreurs de la première guerre mondiale, demande à son fils de reprendre son théâtre. Mais le fils refuse. Il n’accepte pas de vivre caché derrière des décors, à faire parler des personnages imaginaires. Il veut être lui-même et dire franchement ce qu’il a à dire.

Se sentant délaissé, le père se pend à un arbre de la forêt.

Le fils, lui, ne trouve pas de parole à la hauteur de ses ambitions. Il retourne alors dans la maison de son père et découvre qu’elle vient d’être reprise par une certaine Élise. Celle-ci lui apparaît aussitôt comme l’âme sœur idéale. Le fils aimerait tant lui dire tout ce qu’il a sur le cœur. Mais les mots ne veulent pas venir.

Grâce à la corde de pendu de son père, le fils noue un accord avec le diable : « Si tu me laisses tes dernières paroles, lui dit le diable, je te donnerais accès aux plus beaux mots qui peuvent se dire. »

Malgré ce pacte, le fils est inquiet. Bien sûr, il a tous les mots qu’il désire, mais il ne sait pas s’ils sont justes et sincères. Il doute de leur véritable nature. Le fils erre comme une âme en peine dans la forêt. À bout de force, il s’écroule au pied de l’arbre de son père et sombre dans le grand espace vide. Le diable, toujours à l’affût, espère que l’instant des dernières paroles est enfin venu…

 

la forêt des origines 

Perdu au fin fond de l’espace vide, il ne restait plus au fils que ces mots : « Rien, rien, je ne suis plus rien ». Et comme il les disait dans l’immensité glaciale, le dernier souffle de ces mots encore chauds se mit à geler. Un petit bloc de glace apparut. « Oh, ça alors ! » dit le fils. Et les mots de son étonnement vinrent geler sur la première glace.

Le fils se mit à dire n’importe quoi. Et ce n’importe quoi, il le dit n’importe comment. Sur tous les tons. Dans toutes les langues. Tout était bon pour faire grossir le bloc de glace. Il réussit bientôt à s’y tenir debout, s’y asseoir, s’y allonger, et enfin, à marcher dessus.

Le fils parlait, parlait, il ne pensait qu’à augmenter son refuge. Mais à force de parler, il se sentit complètement déshydraté. « Boire, boire, boire ». Il lécha la glace jusqu’à retrouver à nouveau la force de parler.

Mais il n’aurait pas dû trop boire, car très rapidement, il ne put contenir un besoin pressant. Une tache jaune se répandit autour de lui et fit fondre la glace sous ses pieds. Il passa au travers et tomba dans le vide.

Malgré la vitesse de sa chute, il eut le temps de voir apparaître — dans le trou qu’il avait provoqué —  une ombre. Une sombre présence qui le regardait droit dans les yeux. Le fils tenta l’impossible pour se retenir à elle, mais les ombres n’ont pas toujours besoin de nous pour exister. Et le fils continua de tomber…

… Il se réveilla au pied de l’arbre où il s’était douloureusement endormi la veille. Il se frotta les yeux, s’étira et alla se soulager un peu plus loin. Mais l’ombre de son rêve lui trottait toujours en tête. À qui appartenait-elle ? au fantôme de son père…  à sa corde de pendu… à l’inaccessible âme sœur… au diable, guettant le moindre faux pas…

Certains d’entre nous, pour fuir les ombres de la nuit, se plongent dans le journal du matin. Ils y lisent les dernières nouvelles de la guerre, les déclarations des généraux, le nombre de pertes chez l’ennemi. Ainsi, ils pensent avoir retrouvé la réalité du monde.

Mais le fils était seul dans la forêt, là où les nouvelles n’existent pas. Chaque jour y est semblable à celui de la veille ou du lendemain.

Le fils marcha sans intention particulière. Et forcément, il se perdit. Les chemins qu’il empruntait ne voulaient plus rien dire. Seules comptaient les choses pour elles-mêmes : un nid, un terrier, une toile d’araignée. Perdu, le fils n’avait plus besoin d’essayer de relier les situations entre elles. Il marchait le plus simplement du monde. Chacun de ses pas n’avait qu’à être là.

À la tombée de la nuit, il découvrit une clairière où avait poussé du blé sauvage. Il coucha quelques épis et s’allongea. Le ciel était clair, les oiseaux chantaient dans les arbres.

Alors qu’il commençait à somnoler, le fils fut dérangé par un bruissement inhabituel. Il se releva et vit des centaines d’animaux converger lentement vers la clairière. Des grenouilles, des renards, des orvets, des poules d’eau… Chacun disparaissait sous les épis sans le moindre regard pour l’autre. Puis, petit à petit, des plumes, des touffes de poils, des lambeaux de peau émergèrent à la surface des blés. La saison des mues venait de commencer. Poussés par le vent qui s’était levé, les épis agitaient ces pelages défaits, ces plumages abandonnés et les projetaient l’un contre l’autre dans la lumière rouge du soleil couchant. C’était un vrai champ de bataille où chacun finissait par y laisser sa peau.

À moitié nus sous les blés, les animaux s’en allaient honteusement. Leur seul réconfort était de savoir qu’au-dessus de leur tête, une partie perdue d’eux-mêmes continuait de se battre.

Après une nuit d’un sommeil mouvementé, le fils se remit en route. Il marcha en aveugle toute la journée. Des nuages s’amoncelaient au-dessus de lui. Les ruisseaux devenaient cascades, les vallons précipices. Soudain, sur un lointain rocher, le fils reconnut la silhouette de la cabane sauvage. Malgré les années, elle tenait donc toujours debout. Cette cabane détestée, où il n’avait pourtant passé qu’une seule nuit.

C’était son père qui la lui avait construite.

« Vois-tu mon fils, d’ici tu pourras observer pour moi la vie des vieux chênes. Je vais te dire un secret : je ne taille mes marionnettes que dans du vieux chêne. C’est une question de mouvement comprends-tu. Personne ne le sait, mais la nuit, les chênes peuvent se déplacer de plusieurs mètres. Plus ils sont vieux, plus ils sont remuants. J’ai besoin d’une nouvelle marionnette ; monte dans cette cabane, sois vigilant, ne ferme pas l’œil de la nuit et indique-moi le chêne le plus actif. »

Le père avait voulu initier son fils à l’imaginaire de la nuit.

Le pauvre enfant, malgré sa bonne volonté, n’avait pas remarqué le moindre déplacement d’arbre. Il avait juste été complètement terrorisé par les ombres sauvages de la forêt. Le lendemain, sans avouer sa terreur, le fils avait désigné l’arbre qui lui avait fait le plus peur comme étant le plus remuant. Son père l’avait aussitôt coupé.

Lors de sa première entrée en scène, la marionnette taillée dans cet arbre se fendit d’un coup et se retrouva paralysée. Sa tête éclatée fixa méchamment le fils avec un regard d’outre-tombe.

Le fils en eut assez de supporter les histoires à dormir debout de son père. Il ne retourna plus jamais dans la cabane.

Mais cet épisode remontait à bien longtemps déjà, et depuis, le fils était beaucoup moins sûr de savoir où était la vraie réalité des choses. Le diable existait-il vraiment ? Son amour pour Élise était-il sincère ? Son père avait-il inventé toutes ses histoires, ou contenaient-elles un fond de vérité ? Finalement, la seule chose qui semblait parfaitement sûre au fils, c’était cette terrible peur qu’il avait connue enfant dans la cabane. Il décida d’y monter pour aller la retrouver. Il ouvrit la porte. Rien. La cabane était totalement vide et le fils également. Rien. Pas la moindre émotion, pas la moindre peur. Il regarda autour de lui. Un nœud dans une planche de la cabane ressemblait à un gros œil braqué sur lui. Il s’approcha. L’œil disparut pour redevenir un nœud. Le fils le rechercha ailleurs sur une autre planche, sans succès. Mais plus il passait du temps à scruter les veines du bois, plus il y voyait des formes de paysages.

Ces paysages si étranges lui disaient quelque chose, comme si c’étaient précisément eux qu’il venait de traverser avant d’arriver à la cabane.

À la fin du cahier, une lettre était glissée entre deux pages. Le fils la déplia.

Verdun, le 5 novembre 1916.

 

Monélisedouce,

 

C’est la FIN. Je suis touché. Je sens mon corps

s’enfoncer dans la boue. Autour de moi, ce ne sont que cris de douleur. Je les envie, ceux-là qui crient. Ils réagissent au moins à quelque chose. Moi, je n’ai rien à dire. Je me sens tellement loin de l’absurdité de cette guerre, et je m’enfonce pourtant dedans pour toujours.

Monélisedouce, ma petite fille, un instant je me suis cru sauvé. Un homme est apparu dans les décombres. Je lui ai demandé de m’aider, de me sortir de là. Mais il n’a rien fait. Il me regarde t’écrire en attendant que je rende mon dernier soupir.

Qu’est-ce que tout cela, qu’est-ce que ce monde qui ne veut plus rien dire? Ah, si seulement je pouvais ne plus penser à rien, ou alors le faire dans ta langue éclatée. Tu te souviens, tu la parlais si souvent quand tu jouais au grenier. On ne comprenait rien à ce que tu disais. Et toi non plus, tu n’y comprenais rien; mais tu avais l’air tellement heureuse, tellement heureuse de dire des mots qui n’avaient aucun sens…

« Une lettre du père d’Élise ! Parmi des pages si bizarrement écrites! Mais qu’est-ce que cela veut bien dire ? » s’écria le fils « Ah, je donnerais n’importe quoi pour le savoir ».

Aussitôt, un coup de tonnerre déchira la nuit et la foudre s’abattit sur un vieux chêne. La secousse projeta l’arbre dans les airs pour le replanter juste devant la cabane. L’arbre ne s’enflamma pas, mais sous le choc, devint totalement cendré. Une branche pénétra à l’intérieur de la cabane et s’agita sous les yeux du fils. Il fut ébloui par son incandescence. Des taches de couleurs se formèrent au fond de sa rétine. Une tache plus intense recouvrit toutes les autres, se rétracta en un point minuscule, puis explosa dans une forme terrifiante. Le fils y reconnut… la silhouette du diable.

« Alors, éternel ami, on a besoin de moi ?

— Oui. Ce cahier, ça te dis quelque chose ?

— Bien sûr !

— Et cette lettre ?

— Cette lettre, c’est un trésor de guerre de ton père. Un trésor qu’il a voulu garder pour lui tout seul.

— Mon père, mais qu’est-ce qu’il vient faire dans cette histoire ?

Avec un malin plaisir, le diable révéla au fils que c’était son père, son propre père, ce fameux homme qui était apparu dans les tranchées au père d’Élise. C’était son père, son propre père qui avait arraché cette lettre des mains encore chaudes du malheureux qu’il avait laissé mourir dans les tranchées.

— Mais pourquoi, pourquoi ?!

Le diable répondit avec une extrême douceur. Il expliqua comment le théâtre de marionnette de son père avait été réduit en cendres au début de la Grande Guerre. Le pauvre homme avait voulu repartir de zéro, mais il ne se sentait plus la force d’inventer des histoires à la hauteur de la situation. Alors il s’était mis à se lamenter « Oh, je donnerais n’importe quoi pour écrire à nouveau des histoires passionnantes. »

— Et tu lui es apparu comme tu m’es apparu.

— Exactement.

— Et tu lui as dit :  « Si tu me donnes tes dernières paroles, tu auras tous les mots qui peuvent s’écrire. »

— Exactement.

Mais le père trouva un moyen d’éviter sa propre damnation. Il proposa une variante au diable : « Tu me donnes tous les mots, et moi, je t’offre les dernières lettres des soldats morts au combat ; ce sera certainement bien plus passionnant que les dernières paroles d’un vieil homme en manque d’inspiration. » Le diable avait accepté.

Ainsi, comme un charognard, le père avait hanté les champs de bataille pour y détrousser les corps des soldats tombés sous le feu. Quand il avait récolté assez de lettres, il les déposait au pied d’un vieux chêne, puis montait dans la cabane sauvage où l’attendait un cahier vierge. Il l’ouvrait d’un geste mécanique et, avec une plume de corbeau, écrivait les histoires que le diable faisait germer dans son esprit.

— Mais dans ce cahier, ce n’est pas l’écriture de mon père, ce n’est même pas sa langue !

— C’est que je lui offrais de très anciennes histoires. Elles remontaient à tellement loin, au berceau de votre humanité. Elles lui apparaissaient dans leur langue d’origine.De nos jours, ce sont des langues oubliées ; mais à ce moment-là, ton père se souvenait de tout. C’était un homme comblé. Tout allait si bien entre nous. Et puis il y a eu cette lettre du père d’Élise. Cette lettre qu’il m’a cachée. Le pacte était rompu ; je l’ai laissé mourir de sa mort honteuse, au bout de sa corde honteuse. Il n’a même pas dit un dernier mot. Oh, je n’attendais plus rien de lui.

C’était toi que j’attendais pour reprendre le flambeau.

— Qu’est ce que tu attends de moi ?

— Que tu achèves le travail de ton père. Il ne m’a pas donné les derniers mots du père d’Élise. Ce n’est pas grave. Toi, tu me donneras ceux d’Élise.

— Monstre.

— Non, mon éternel ami. Pas autant que tu l’imagines ; si tu ne me donnes pas les dernières paroles d’Élise, je pourrai toujours me consoler avec les tiennes. N’oublie pas notre pacte.

— Monstre.

— Ne t’en fais pas, ce sera une vraie partie de plaisir. Pour me livrer Élise, il te suffit juste de l’embrasser. Tu l’embrasses et c’est elle qui devient liée à moi. À l’heure de sa mort, ses dernières paroles me reviendront. Évidemment si vous vous embrassez à nouveau, ce seront les tiennes qui m’appartiendront. Et si vous vous embrassez encore, ça sera elle, et si…

— J’en ai assez de toi, de tes perfidies. Je ne sais même pas si tu existes réellement. Je romps notre contrat unilatéralement. »

Le fils prit la corde de son père enfuie au fond de sa poche et la jeta rageusement à la tête du diable.

« Tu t’égares mon éternel ami. Dois-je te rappeler la force de notre pacte ? »

La foudre frappa le cahier et la lettre. Il n’en resta plus qu’un petit nuage de fumée. L’onde de choc disloqua la cabane et le fils fut projeté sur la plus haute branche de l’arbre. Sous le poids, la branche céda et le fils tomba par terre. Dans sa chute, il aperçut une ombre le fixer étrangement. Il se releva tant bien que mal, et entendit un timide croassement au-dessus de lui. Un corbeau ! Un corbeau la tête en bas, les pattes prises dans la corde jetée au diable. Suspendue à une branche calcinée, la corde retenait le malheureux animal prisonnier. Le pauvre avait eu toutes les plumes brûlées par la foudre. Le fils fut pris d’une grande compassion.

« Attends, chère ombre déplumée, je vais te libérer de cette maudite corde. Mais, qu’est-ce que ce nœud ? Il est impossible de le défaire ! Ne t’agite pas comme cela, calme-toi… Comme tu as de beaux yeux bleus. Ce n’est pas très courant pour ton espèce. Si clairs, si clairs, si délavés. Oh ! Mais tu es aveugle, pauvre petit. »

Son volatile encordé sur l’épaule, le fils se remit en route.

Plus il marchait, plus il s’enfonçait dans ses pensées ; pensées sombres, profondes, sinueuses… Mais à chaque fois, elles le ramenaient à la lettre du père d’Élise :  Ah, si je connaissais ta langue éclatée. Tu te souviens, tu la parlais si souvent quand tu jouais au grenier. On ne comprenait rien de ce que tu disais. Et toi non plus, tu n’y comprenais rien.

Curieusement, le diable n’avait pas du tout évoqué ce passage. Soit il considérait qu’il ne s’agissait que d’un jeu d’enfant insignifiant, soit il ne voulait pas que le fils y prête attention. Car si Élise connaissait vraiment une langue qui ne voulait rien dire du tout, une langue qui vidait les mots de leur sens, elle pourrait la lui apprendre et ils seraient sauvés tous les deux. Leurs dernières paroles ne signifieraient rien du tout, leur mort n’aurait plus aucune espèce d’importance ; et le diable ne pourrait rien faire. Le fils décida de prendre la route de Sérinan pour y retrouver son âme sœur. Perdu dans son monde intérieur, il leva soudain la tête et se retrouva à la croisée des chemins. Lequel prendre ? Il s’était à nouveau perdu dans la forêt.

Son corbeau déplumé se laissa tomber par terre et, malgré l’entrave de la corde, se mit à gratter le sol. Il fit apparaître un livre tout moisi.

GUIDE DES ARDENNES PROFONDES.

Le fils l’ouvrit. Suite au séjour prolongé dans la terre humide, l’encre des mots s’était transformée en une fine mousse familière des sous-bois.

On pouvait encore deviner toutes les lettres.

 

GUIDE DES ARDENNES PROFONDES

avertissement

 

Lecteur, qui que vous soyez, quoi que vous ayez déjà lu, ce guide est sans aucun doute le plus complet de tous ceux écrits sur les Ardennes profondes. Et pourtant, vous pourrez le lire de haut en bas, de droite à gauche, de long en large, jamais il ne vous satisfera. Ne vous en inquiétez pas, c’est tout à fait normal. Vous n’êtes pas différent des autres. Chacun d’entre nous balaie les pages des livres suivant un mouvement des yeux qui lui est propre. Un peu comme si un livre oublié nous avait appris le geste idéal. Même si l’on ne comprend pas tout ce que l’on lit, il faut continuer de balayer les lignes toujours de la même façon. Car ce n’est pas des mots eux-mêmes que viendra le sens, mais bien de la déception de n’avoir pas encore retrouvé notre livre idéal.

Fort heureusement, le fils trouva un commentaire concernant l’endroit précis où il se trouvait.

 

Cher promeneur solitaire, ne craignez rien, vous n’êtes pas perdu, car les chemins qui se séparent sous vos yeux finiront bien par se rejoindre un jour ou l’autre. C’est juste une question de temps.

Si vous prenez le chemin de gauche, vous trouverez rapidement les régions humides. Régions parfois magnifiques, parfois déprimantes, parfois quelconques. À l’approche des étangs, votre corps sera complètement enveloppé d’une nuée de mouchettes. Dès que vous changerez d’humeur, toutes se mettront d’un bloc à l’écart, mais continueront de vous suivre un peu en retrait en conservant la forme de votre corps. À chaque changement d’humeur, vous serez nimbé d’un nouveau nuage de mouchettes. Les anciens nuages vous suivront comme une armée d’ombres.

Si jamais l’humeur vous prend de vouloir revenir vous abriter dans une de ces formes, les mouchettes s’évaporeront dans la nature, pour se reformer aussitôt après dans votre dos. Le mieux est de faire comme si elles n’existaient pas.

Si vous prenez le chemin de droite, méfiez-vous, il est infesté de mosanias. Ce sont de minuscules parasites qui parviennent à s’introduire dans le corps humain.

Le mosania — même s’il peut se suffire à lui-même — est continuellement agité par la peur de manquer. Dès qu’il pourra pénétrer votre organisme, il tentera d’absorber chaque cellule de votre corps. Mais comme il n’en aura pas besoin, il les rejettera aussitôt un peu plus loin. Ainsi, après leur rejet par le mosania, toutes les cellules sans exception de votre corps seront déplacées d’une distance infinitésimale, suffisante toutefois pour vous donner l’impression générale de n’être plus que le souvenir de vous-même.

Tous les actes que vous poserez alors ne vous concerneront plus directement, mais seront accomplis au nom de celui que vous étiez.

 

Le fils emprunta le chemin de gauche, car il espérait bien nourrir son corbeau d’un maximum de mouchettes. Il suivit son chemin toute la journée. En fin d’après midi, alors qu’il croyait être arrivé à Sérinan, il se retrouva dans une petite clairière entourée d’églantiers. 

Mais où était donc son village ? Il n’avait tout de même pas disparu dans la forêt…

Au fond de la clairière se trouvait un homme assis devant un chevalet, une palette de couleur à la main. « Excusez-moi monsieur le peintre, demanda le fils, savez-vous si Sérinan est loin d’ici ?

— Mais vous y êtes jeune homme. »

Et, du bout de son pinceau, il souleva une branche qui fit apparaître une plaque avec le nom du village.

Le fils venait de rencontrer le peintre officiel des Ardennes. Les autorités l’avaient chargé de peindre les villages dans toutes leur vérité.

« Ça alors, et comment allez-vous peindre Sérinan ?

— Je ne sais pas encore, j’en suis juste aux premiers repérages. Je ne connais pas encore la vérité d’un village qui se cache sous la végétation. »

Le fils salua le peintre, et parti sous le feuillage, à la recherche de la rue principale. De gigantesques églantiers avaient poussé dans les murs des maisons et les recouvraient complètement.

Entre deux branches, il aperçut son âme sœur à sa fenêtre.

Il s’approcha. Élise le reconnut aussitôt.

— Oh, mon âme frère, dit Élise de sa fenêtre, te revoilà enfin. Quel bonheur ! Tu m’as tellement manqué. Tes silences m’ont manqué.

— …

— Ne dis rien. Viens. Viens m’embrasser !

Le fils resta interdit. Que faire ? Jamais il n’entraînerait Élise dans le piège tendu par le diable. Que dire ? Qu’il croyait en l’existence du malin, que pour lui échapper, il cherchait à apprendre une langue qui ne voulait rien dire ? Lui qui avait toujours prétendu être à la recherche d’une parole juste et sincère.

Le fils baissa honteusement les yeux. Il s’en alla sans se retourner et s’enfonça dans la forêt.

« Tu vois, mon pauvre corbeau, dit-il à l’animal perché sur son épaule, je ne suis pas en meilleur état que toi. »

Et pourtant, il n’avait pas abandonné son projet.Cette langue éclatée, il la découvrirait. Cette langue qui réduisait le sens des mots en miettes, il l’offrirait comme cadeau empoisonné au diable. Il devait croire en son existence, coûte que coûte. C’était sa seule chance de salut. Il retrouverait la maison d’enfance d’Élise, il grimperait au grenier et là il… Mais comment faire pour remonter le fil ? Il ne connaissait rien de l’âme sœur. À part le souvenir de la lettre brûlée du père d’Élise, il n’avait aucun élément pour entamer ses recherches.

Le mieux était de se rendre à Charleville : la ville mère des Ardennes lui porterait certainement conseil.

Arrivé au cœur de Charleville, il traversa la place du marché.

C’était là qu’une fois par semaine, tout le monde se retrouvait ; chacun racontant sa vie aux autres. Le fils s’attarda devant les étals. Les marchands emballaient les animaux déplumés ou dépecés dans le journal du jour. Du sang frais pour des nouvelles fraîches. C’était leur devise.

Le corbeau aveugle se blottit contre l’épaule du fils.

 

De l’autre côté de la place se trouvait la Bibliothèque municipale.

Un silence parfait régnait dans la salle de lecture. Une règle — peut-être tacite — faisait que tous les lecteurs tournaient leur page en même temps, à l’instant précis où la grande horloge émettait un léger « tac » significatif du passage des minutes. Le bruit de l’aiguille couvrait tous les autres.

Le fils y consulta les ouvrages consacrés à la Grande Guerre dans les Ardennes, imaginant — sans trop y croire — qu’il pourrait y trouver la photographie d’un soldat dont les traits lui rappelleraient ceux d’Élise. À partir de là, une porte serait peut-être entrouverte dans le monde de l’âme sœur.

Un vieux monsieur, assis à la table de lecture du fils, passa la tête au-dessus du tas de livres. Le corbeau  déplumé enfonça ses griffes dans l’épaule du fils.

« À mon avis, cet ouvrage pourrait se révéler très utile, jeune homme » dit le vieux qui réussit à glisser sa phrase si rapidement qu’elle fut totalement couverte par le « tac » de l’aiguille. Puis il disparut aussitôt après avoir déposé un livre poussiéreux sous les yeux du fils.

 

ÉTUDE LEXICALE COMPARATIVE DE LA GÉOGRAPHIE

DES DERNIÈRES PAROLES DE SUJETS FRANCOPHONES

Le fils l’ouvrit. S’y trouvaient répertoriés tous les mots — finalement très réduits — que l’on peut dire ou écrire à l’heure de sa mort. L’auteur était parti du principe que nos dernières paroles sont chargées des paysages où l’on a vécu le plus intensément. Chaque mot, par sa sonorité ou la forme de ses lettres, renvoie à un caractère particulier de ces paysages.

Le fils se remit en mémoire les derniers mots que le père d’Élise avait écrits dans sa lettre juste avant de mourir. Peut-être — grâce à eux — pourrait-il connaître la région d’origine d’Élise et son père.

           

monélisedouce

C’est la FIN. Je suis touché.

 

monélisedouce : écrite tout en minuscules et en un seul mot, cette locution revêt un caractère aquatique, des rides à la surface de l’eau, une eau claire qui serpente en doux méandres…

C’est la FIN : écrit en capitales italiques, FIN évoque et rime avec de hauts sapins balayés par les vents. Le point sur le I majuscule (assez inhabituel) rappelle le flocon de neige et précise donc la rigueur des hivers.

Je suis touché : « ou » est rouge et rond, « é » est orangé et dentelé. Aux côtés des sapins et des rudes hivers, se trouvent donc des automnes colorés par des feuillus, des chênes rouvres, des hêtres pourpres. La présence des hêtres provoquant d’ailleurs l’affirmation naturelle de l’être : je suis.

 

Ainsi, le fils passa chacun des mots de la lettre au crible de l’Étude lexicale comparative, et grâce aux analyses si savantes de ses rubriques, parvint à localiser parfaitement le paysage qu’avait en tête le père d’Élise au moment de sa mort : le bois de Montigny dans le val de Meuse.

 

« J’irai là-bas, et je trouverai la maison d’enfance de mon âme sœur. »

 

Le bois de Montigny était à plusieurs jours de marche ; il valait mieux prendre un âne pour le voyage.

Dès qu’ils furent dans la forêt, l’animal se montra têtu, et le fils perdit patience. Heureusement, son Guide des Ardennes profondes comportait un chapitre consacré à l’attitude à adopter vis-à-vis des ânes récalcitrants.

Vous ne savez pas pourquoi votre âne est si imprévisible, et surtout pourquoi vous vous autorisez à le frapper jusqu’au sang lorsqu’il quitte son chemin ou refuse d’avancer ?

Ce n’est pas grave, oubliez un instant votre comportement et le sien, et surtout mettez tout votre soin à bien faire cicatriser l’animal. Il vous est conseillé de recoudre vous-même les plaies, en agrémentant le travail de fins motifs végétaux. Pour vous aider, vous prendrez exemple sur la nature environnante. Ainsi, plaie par plaie, vous apprendrez à mieux connaître le monde qui vous entoure . Vous choisirez consciencieusement la branche qui frappera votre âne et recoudrez la plaie qui s’ensuivra en fonction de son feuillage.

Petit à petit, couvert de ses feuilles brodées, l’âne vous paraîtra s’harmoniser avec la nature ; et même lorsqu’il déviera dans des chemins de traverse, il vous semblera toujours appartenir au paysage. Vous n’aurez donc plus aucune raison de le frapper jusqu’au sang. Si ce n’est celle de vous pousser à compléter votre grand herbier du monde.

 

Le fils découvrit Montigny au crépuscule.

Il attacha son âne à un arbre et prit la rue principale. Pas âme qui vive. Les maisons étaient complètement recouvertes d’énormes toiles d’araignées. Avec la brise qui les agitait, on aurait dit des chutes d’eau silencieuses.

« Que faites-vous ici  ? »

Un homme, enveloppé d’un nuage de mouchettes, sortit d’une ruelle et s’approcha du fils. La multitude de mouchettes masquait son visage.

« Bonjour, je suis le fils, et voici mon corbeau. Je cherche la maison d’Élise. Mais dites-moi, qu’est-il arrivé à ce village ?

— Ce qui arrive à tous les sacrifiés, mon ami, une longue et lente agonie.

Le corbeau profita de la conversation pour gober un maximum de mouchettes. Petit à petit le visage de l’homme apparut au fils ; un visage grave et intense. Instantanément, le fils fut pris d’une grande compassion.

— Pourquoi l’aurait-on sacrifié, ce village ?

— Soit disant à cause d’une peinture exceptionnelle. Un jour, un peintre est venu rôder par ici. Il prétendait peindre Montigny dans toute sa vérité. Et pourtant, il n’a pas représenté le village tel qu’il était réellement. Il a peint un village fantôme, vide de ses habitants, comme dévasté par une catastrophe. Son tableau a été placé au Musée de la grande peinture d’Histoire à Charleville, et les autorités de la région l’ont décrété nouveau chef-d’œuvre des Ardennes. Ces mêmes autorités ont contraint le village à se conformer à ce chef-d’œuvre. Tous les habitants ont été expropriés et les lieux ont été laissé à l’abandon.

— Je crois avoir déjà rencontré ce peintre. Mais il me paraissait totalement inoffensif.

— Alors ce n’était pas lui. Regardez ce qu’il a fait de Montigny. Ceci dit, je n’ai pas encore perdu tout espoir. On ne sait jamais, que ce peintre ne soit plus à la mode et qu’un jour nous puissions tous revenir ici. Je me dois de préserver un minimum le village.

— Vous devez avoir du travail, avec toutes ces toiles.

— Oh oui, vous n’imaginez pas, nourrir toutes ces araignées… Ça mange beaucoup, ces petites bêtes-là. Tous les soirs, je dois aller chercher des nuages de moucherons près des étangs, c’est un travail considérable. Mais ça vaut le coup, sans cela…

— Sans cela quoi ?!

— Sans cela, le village ne tiendrait plus debout. Les toiles sont si denses qu’elles protègent les maisons des intempéries. Et puis aussi, elles nous écartent des vandales. Personne n’a le courage de venir ici. Personne à part vous. Dites-moi, vous devez y tenir beaucoup à Élise pour vous aventurer dans ces lieux.

— Vous la connaissez ? Elle habitait bien ici ?

— Oui. Vous voyez cette maison-là ? Elle y vivait seule depuis le départ de son père pour le front de Verdun. Élise est la première à avoir quitté le village à l’annonce de l’expropriation.

— Est-ce que je pourrais aller voir chez elle. Je vous jure que je ne toucherai à rien.

— Je vous fais confiance, mon ami. De toute façon, il n’y a rien à emporter dans sa maison. Mais n’y allez pas le soir, les araignées ont bien trop faim. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive un malheur. Venez dormir à la maison, vous irez là-bas demain

Le fils accepta.

— C’est parfait, dit l’homme. Juste une petite seconde et je suis à vous… »

Il alla se placer sous un toit et poussa un cri strident. Le nuage de mouchettes se dispersa pour aller s’engluer dans les toiles d’araignées.

« Et maintenant, allons-y… »

L’homme habitait la dernière maison du village.

« Ce corbeau pris dans sa corde, qui est-il ? » demanda-t-il tout en montant l’escalier particulièrement raide qui menait à sa maison.

Le fils expliqua qu’il était un peu comme son ombre. Une ombre aveugle, bienveillante et déplumée qu’il pouvait sentir toute la journée sur son épaule. Ce n’était pas comme ces autres ombres qui surgissaient dans ses cauchemars et encombraient ses journées sans jamais montrer leur vrai visage.

« Je ne crois pas aux ombres, dit l’homme. Je ne crois qu’aux êtres réels, en chair et en os. Ton corbeau, il est réel. Les ombres, ce n’est qu’une impression. Une bonne ou une mauvaise impression. Par exemple, moi je vis chaque seconde de ma vie en compagnie de quelqu’un d’autre. Ce quelqu’un existe vraiment ; il se trouve à mon exact opposé sur la terre. C’est mon contrepoids. Si je vais dans un sens, il va dans l’autre. Nous nous maintenons en équilibre. Parfois c’est moi qui mène, parce que mes intentions sont plus fortes que les siennes, parfois c’est lui. Je le ressens comme une ombre, et lui doit me voir aussi comme cela. Mais nous sommes tous les deux réels. C’est la personne qui m’est la plus proche, et c’est la seule que je ne pourrai jamais rencontrer. »

Des heures durant, le fils et l’homme parlèrent d’ombres, d’éternel retour et de signes du destin. Puis le fils monta se coucher.

Cette nuit-là, ses cauchemars ne furent qu’un long et douloureux cri. Il rêva qu’au pied de l’escalier menant à sa chambre, se tenait le fantôme hurlant de son père : 

Que les plus grands peintres retrouvent mon corps dans cet escalier et s’en servent comme modèle. Qu’ils l’installent entre deux marches et prennent assez de recul pour placer leur chevalet. Qu’ils prennent leurs couleurs les plus vives. Qu’ils me placent la tête en bas. Qu’ils ouvrent ma bouche et la maintiennent ouverte en plaçant de petites cales de bois entre les dents. Qu’ils agrippent une main contre le mur en la clouant par les ongles.

De loin, on ne verra pas les clous. Qu’ils plient une jambe en ficelant la cheville à la cuisse. Qu’ils prennent leur temps. Qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes.

Qu’on place leurs compositions dans des cadres bien lourds et qu’on les accroche en haut des chambres des enfants. Je pèserai alors de tout mon poids pour me fracasser aussitôt à leurs pieds. Qu’ils ouvrent la bouche et poussent des cris d’horreur. Aaaahh »

Le fils se réveilla d’un coup. Il sortit de sa chambre pour trouver un peu de réconfort, mais la matinée était bien avancée et l’homme était déjà parti à la chasse aux mouchettes. Ce serait donc seul avec son âne et son corbeau qu’il gagnerait la maison d’Élise.

Midi. Les araignées se doraient au soleil. Le fils se fraya un chemin à travers les toiles et poussa la porte de l’âme sœur. Les meubles étaient toujours là, mais ne contenaient plus le moindre objet.

Au premier étage, le fils se sentit irrésistiblement attiré par la chambre d’Élise. Il s’assit sur le lit. Un nœud dans le bois de la table de nuit se tenait devant lui comme un œil qui tentait de l’hypnotiser. « Oh non, se dit le fils. Pas maintenant, je ne veux pas être pris dans un nouveau rêve, pas maintenant, pas si près du but. » Mais l’œil maintenait son emprise. Dans un dernier sursaut, le fils rassembla ses forces — ou rêva qu’il les rassemblait — et renversa la table de nuit. Le tiroir s’ouvrit. Il était vide. Sur la planche du fond, on pouvait voir de petites taches d’encre. C’était une forme d’écriture ; comme si le contenu d’une lettre s’était imprimé à l’envers dans le bois. Avec un peu d’attention, il était encore possible de la déchiffrer.

            Mademoiselle Élise,

Vous ne me connaissez pas et ne me connaîtrez jamais, car

quand vous lirez cette lettre, j’aurai déjà quitté ce monde.

J’ai rencontré votre père dans les tranchées lors de ses

derniers instants. J’aurais pu le sauver, mais pour des raisons que je suis encore incapable de m’avouer à moi-même, je ne l’ai pas fait. Depuis, je n’arrête pas de penser à lui; je

n’arrête pas d’être poursuivi par le son de sa voix.

Et pourtant, il n’a pas crié. Il est mort en ne laissant

échapper qu’un tout petit gémissement. C’est à peine si on pouvait l’entendre. Mais c’était comme s’il avait trouvé la juste note. Car ce gémissement s’est tout de suite accordé avec le murmure de la forêt. J’avais toujours cru la forêt silencieuse. Mais depuis le gémissement de votre père, je ne fais plus que l’écouter. C’est une plainte qui me poursuit.

Mademoiselle Élise, j’ai une dette envers vous. J’ai appris que vous allez être expropriée. Je voudrais vous aider. Comme mon fils a disparu dans la nature, je vous lègue ma maison. Vous pouvez vous y installer quand vous voulez, je ne suis déjà plus là.

Je vous en prie, détruisez cette lettre après l’avoir lue. Je ne voudrais pas qu’un esprit malin s’en empare.

 

P.-S. Ci-joint les actes de propriété de la maison.

 Le fils avait à peine eu le temps de lire cette dernière phrase qu’il entendit un cri plaintif venir du grenier. Il s’y précipita et découvrit son pauvre corbeau, la corde emmêlée dans un églantier qui avait poussé dans le mur. L’animal avait voulu y débusquer quelques mouchettes et s’était retrouvé cerné par les épines. Le fils enfonça la main dans l’arbuste pour libérer son compagnon déplumé, mais il se piqua lui aussi sur une épine. « Aaah ». Puis sur une autre. « Uuuuh ».

Le fils s’étonna des cris qu’il poussait. « iiih ». Chaque épine provoquait un petit cri de douleur différent. « Ooooh ». Heureusement, à côté des épines, perlaient de petites gouttes de sève qui adoucissaient les écorchures de ses doigts. « Mmmmh ». Et comme pour les épines, chaque goutte de sève entraînait de petits grognements d’aise différents. « Ffffffh ». Le fils ne parvenait pas à retirer la main du buisson. Elle n’était pourtant pas prisonnière des épines, mais le plaisir de prononcer ces petits cris légers lui procurait un sentiment de liberté qu’il n’avait encore jamais connu.

« Mais oui, elle est là ! s’exclama le fils, elle est bien là, cette langue éclatée. » Et plus il passait la main dans l’églantier, plus son intuition se confirmait.

Les épines provoquaient les voyelles et la sève engendrait les consonnes. Plus il écoutait les sons qu’il articulait, plus ils lui donnaient l’impression qu’ils appartenaient à la famille des mots, mais ne voulaient rien dire du tout. Il pouvait même essayer de dire quelque chose de cohérent, au contact des épines et de la sève, les mots qu’il voulait dire se brisaient en mille petits sons qui n’avaient aucun sens. Le fils aurait pu s’écouter parler pour ne rien dire pendant des heures. Il se sentait merveilleusement détaché de tout. Jusque là, il avait été emporté par le courant de l’histoire de sa vie sans jamais pouvoir sortir la tête hors de l’eau. Et là, pour la première fois, il pouvait souffler un peu. Même ses pensées les plus lourdes se transformaient en légers petits gémissements. Il pouvait enfin se tenir un instant à l’écart de lui-même.

C’était sûr, Élise aussi avait — en son temps — mis la main dans cet églantier ; elle avait dû passer son temps à parler en sa compagnie.

Le fils fut rappelé à l’ordre par son corbeau toujours emmêlé. Il le délivra, puis coupa deux rameaux d’églantier. « Un pour moi, un pour Élise ; ainsi, à l’heure de notre mort, nous n’aurons qu’à les serrer très fort et même si nous pensons à des choses très profondes, nous ne pourrons les dire que dans la langue éclatée. Le diable n’aura de nos dernières paroles que des sons vides de sens. Il ne pourra rien nous voler. Oh mon âme sœur, attends moi, nous sommes délivrés. »

 

 

 

 

 

Son corbeau meurtri sur l’épaule, le fils enfourcha son âne et partit au petit trot pour Sérinan.

« Mais ?! Oh ! horreur ! Le village a brûlé, il est encore plus abîmé qu’après les bombardements de la Grande Guerre ! Et la Maison d’Élise, la maison de mon père, ma maison, qu’est-elle devenue ? Il n’en reste plus rien, plus rien. »

Des jeunes filles faisaient une ronde autour des ruines. Avec des fleurs séchées d’églantier, elles s’étaient tressé des couronnes. Elles se lançaient un pantin de chiffon calciné et chantaient une vieille chanson en patois ardennais. Cette chanson, d’après le Guide des Ardennes profondes, signifiait plus ou moins ceci :

Si on veut une maison, c’est pour faire comme tout le monde.

Et si nos amis mettent le feu à notre maison, c’est simplement pour savoir si on aura assez confiance en eux pour sauter dans le drap qu’ils nous tendent.

Dès qu’ils nous reçoivent, ils se mettent à rire en se regardant dans les yeux. Ils croient nous avoir retrouvé. Ils secouent le drap de toutes leurs forces pour nous faire sauter dans les airs comme un polichinelle.

On rit aussi, mais pas avec eux. On rit parce qu’à chaque fois qu’ils nous relancent dans les airs, on se sent loin de tout.

 

 

Le fils interrompit l’une des jeunes filles et lui demanda si elle avait des nouvelles d’Élise.

« Bien sûr, éternel ami, lui répondit-elle. Dès le début de l’incendie, elle est partie en catastrophe pour Charleville. Depuis, elle n’est plus revenue. »

Le fils était captivé par les yeux de la jeune fille. Il aurait bien voulu rester là, à les contempler, mais — sans doute à cause de son contrepoids de l’autre côté du monde — une force le poussa à quitter les lieux.

Sur le sombre mur d’une ruelle mal éclairée de Charleville, une affiche venait d’être placardée.

 

SUITE À SON REFUS

DE RECONNAÎTRE LES VERTUS

D’UN NOUVEAU CHEF-D’ŒUVRE

DE LA PEINTURE ARDENNAISE

— POURTANT BIENTÔT EXPOSÉ AU

MUSÉE DE LA GRANDE PEINTURE

D’HISTOIRE DE CHARLEVILLE —

MADEMOISELLE ÉLISE DESÎLES

EST CONDAMNÉE À ÊTRE DÉCHAUSSÉE POUR UN SÉJOUR

D’UNE DURÉE INDÉTERMINÉE

DANS LES CAVES RADICULAIRES.

 

 

Le fils ouvrit aussitôt son guide à la rubrique radiculaire :

 

Les bombardements intensifs de la première guerre mondiale ont particulièrement contaminés certains sols qui, à l’heure actuelle, sont toujours considérés comme dangereux. Ces terres — chargées d’un taux anormalement élevé de souffre — sont appelées radiculaires en raisons des dommages causés à leurs victimes. Ainsi, si nous marchons pieds nus dans ces terres polluées, nous éprouverons d’abord de très désagréables picotements aux pieds ; puis cette sensation s’intensifiera et donnera l’impression que les nerfs nous sortent de la plante des pieds et s’ancrent dans le sol comme des racines. Notre désagrément se transformera alors en intense satisfaction, car plus nous sentirons ces racines, plus nous vivrons dans l’illusion d’une remarquable croissance. Nous aurons le sentiment de devenir immenses, et cela, sans avoir à fournir le moindre effort. Nous courrons alors de très grands risques d’être irrémédiablement attachés à cette terre, et si jamais quelqu’un s’aventurait à vouloir nous en déloger, nous n’y survivrions pas.

Le fils passa la soirée dans un café des bas fond de Charleville et, auprès d’anciens prisonniers passablement éméchés, collecta les informations dont il avait besoin : les caves radiculaires se trouvaient juste en dessous des serres abandonnées du Jardin des plantes ; un soupirail mal cimenté permettait d’y accéder.

La nuit venue, le fils s’introduisit dans l’immense cave dont le sol avait été recouvert d’une terre rougeâtre. Une quinzaine de détenus y étaient plantés et souriaient béatement. Parmi eux, le fils reconnut l’âme sœur. Heureusement, elle était encore trop nouvellement arrivée pour déjà subir les effets pervers de la terre. Il l’embrassa longuement et tendrement, sans se soucier des menaces du diable. Si jamais leur dernière heure devait advenir, lui et Élise n’auraient qu’à serrer les rameaux d’églantiers pour que leurs dernières paroles perdent leur sens.

L’âme sœur raconta son histoire :

Ainsi, comme le fils l’avait découvert à Montigny, depuis toute petite, Élise avait été fascinée par cette langue éclatée qui sortait de sa bouche quand elle passait la main dans l’églantier du grenier. Plus tard, dès son installation à Sérinan, elle avait favorisé leur pousse dans la maison.

Les autres villageois, la voyant prendre tant de plaisir à émettre de petits gémissements en abandonnant la main dans ces arbustes, l’avaient bientôt imitée.

Mais un jour, un peintre officiel était venu poser son chevalet dans le village et l’avait peint en flammes. Élise, qui se souvenait du tableau de dévastation de Montigny, avait bien compris le danger. Elle courut demander des comptes aux autorités de Charleville. Là-bas, on lui fit comprendre qu’elle n’avait pas à se mettre en travers de décisions qui cherchaient à redonner un sens profond à la région. « L’identité des Ardennes, lui dit-on, c’est la Grande Guerre. C’est le front de Verdun. C’est le témoignage d’une des plus grandes catastrophe de l’humanité. Il faut se concentrer là-dessus. C’est notre héritage, notre identité. Montigny, Sérinan, fini ces jolis petits villages fleuris dans la forêt. La catastrophe sera notre chef-d’œuvre. Et si vous n’êtes pas d’accord, éternelle amie, les caves radiculaires vous aideront à retrouver vos racines. »

Élise venait d’achever son récit. Le fils la regarda dans les yeux. Son âme sœur était là, vivante, bien réelle. Elle était là et il pouvait la prendre dans ses bras. Elle n’appartenait pas à un quelconque rêve.

Ils parvinrent à s’extraire des caves pour retrouver l’air libre du Jardin des plantes. Ils s’embrassèrent en se mordillant la langue et de légers petits cris s’échappaient de leurs lèvres…

« Ah non, assez ! Trop c’est trop ! hurla le diable. Mais où vous croyez-vous ? Vous vous imaginez seuls sur terre ? Vous pensez qu’on peut m’oublier comme cela, d’un coup de baguette magique ? Je vous rappelle qu’il y a un contrat entre nous, et qu’il vous faut l’honorer. Et vous allez l’honorer maintenant, sur le champ. J’ai dit ! »

Le diable s’était senti humilié ; il n’acceptait pas d’avoir été ainsi négligé au cours de ces retrouvailles dégoulinantes de bonheur. Les dernières paroles du fils, celles d’Élise, il les prendrait maintenant.

Le ciel se déchaîna. La foudre s’abattit sur eux. Car c’était dans le crépitement des flammes que le diable voulait entendre leurs derniers mots. Le fils sortit les deux rameaux d’églantier de sa poche, mais en un éclair, ils furent carbonisés.

« Ha ! ha ! Disparue, la langue éclatée. Allons, à vous deux ! Je veux vos dernières paroles, maintenant !

Le fils et Élise ne desserraient pas les dents.

— Vous ne voulez pas parler. Bien, vous aller écouter. »

Le diable s’approcha d’un pot de fleur suspendu par un énorme crochet à un vieux clou rouillé. Du pot, sortait une plante desséchée, tordue comme une main tendue vers le ciel. Le diable fit balancer le pot. Le crochet grinça autour de son clou. Très vite, ce grincement devint comme un gémissement, une plainte lancinante, insupportable. Élise pensa pour la première fois aux derniers instants de son père, à la plainte qui s’était échappée de lui. Elle pensa aussi à cet homme qui était venu l’assister dans les tranchées et n’avait rien fait pour l’aider. Et cet homme, c’était le père du fils. Élise sentit monter en elle un sentiment de désespoir, puis de dégoût, puis de haine.

Le diable était ravi, il s’apprêtait déjà à boire les dernières paroles d’Élise. Le pot de terre n’arrêtait pas de gémir. Le fils voyait bien qu’Élise n’allait pas pouvoir retenir ses dernières paroles plus longtemps. Il chercha à l’apaiser.

« Oh mon Élise, oublie la plainte de ton père. C’est autre chose que tu entends. C’est la plainte d’un crochet qui se balance à son clou ; c’est la plainte de nos vies qui s’accrochent à leur existence. C’est la plainte de l’univers qui tourne autour de son axe. C’est nous qui résonnons dans le grand espace vide. »

À cet instant, le corbeau réussit à sauter de l’épaule du fils pour se poser sur le crochet. Il interrompit le balancement. Élise reprit son souffle.

Le diable était fou de rage, il sentait bien que sa chance pouvait passer. Il se déchaîna sur le corbeau en lui lançant des gerbes de feu.

Le corbeau, malgré son pauvre corps aveugle et déplumé, parvint à voleter pour s’interposer avant le coup fatal. La foudre frappa la corde qui nouait ses pattes. La corde se défit, partit dans les airs en sifflant comme un serpent à l’agonie, puis se désintégra.

Le diable, ivre de colère, continuait de lancer la foudre. Le corbeau tournoyait autour du fils et de son âme sœur pour les protéger.

Le calme revint enfin. L’orage, épuisé par son effort, venait de s’évanouir.

Au moment de quitter le Jardin des plantes, le fils sentit un poids mort sur son épaule. Son corbeau n’avait pas résisté à la violence des attaques du diable. Il venait de rendre son dernier souffle. En prenant son corps mort dans les bras, le fils vit qu’une toute petite plume avait poussé sur son dos. Il la détacha et la garda entre ses doigts. Elle était toujours vivante. Avec elle, il écrirait ce qu’il venait de vivre.

 

 

fin

du deuxième tableau