Le diable abandonné
Deuxième tableau
La forêt des origines
17,2 x 22 cm
96 pages avec illustrations couleur
2008
19 €

 
 

«… Je ne crois pas aux ombres, dit l’homme. Je ne crois qu’aux êtres réels, en chair et en os. Les ombres, ce n’est qu’une impression. Une bonne ou une mauvaise impression. Par exemple, moi je vis chaque seconde de ma vie en compagnie de quelqu’un d’autre. Ce quelqu’un existe vraiment ; il se trouve à mon exact opposé sur la terre. C’est mon contrepoids. Si je vais dans un sens, il va dans l’autre. Nous nous maintenons en équilibre. Parfois c’est moi qui mène, parce que mes intentions sont plus fortes que les siennes, parfois c’est lui. Je le ressens comme une ombre, et lui doit me voir aussi comme cela. Mais nous sommes tous les deux réels. C’est la personne qui m’est la plus proche, et c’est la seule que je ne pourrai jamais rencontrer. »

Le premier tableau du diable abandonné « la meuse obscure » évoquait le monde du langage avec ses mensonges et ses vérités. Un fils tentait de vivre dans sa langue, cette langue dont aucun mot n’a pourtant été inventé par lui ; tous lui ont été donnés en héritage.
Le deuxième épisode du diable abandonné « la forêt des origines » est une plongée aux origines des écritures. Ainsi, tous les images qui apparaissent dans le livre sont conçues à partir d’alphabets cunéiformes, araméens ou phéniciens. Dans ce voyage, le fils ne va plus chercher à tout prix à trouver un sens aux choses, mais il va apprendre à aimer les mots pour leur son, leur image, leur non-sens.
« Le fils marchait sans intention particulière. Et forcément, il se perdit. Les chemins qu’il empruntait ne voulaient plus rien dire. Seules comptaient les choses pour elles-mêmes : un nid, un terrier, une toile d’araignée. Perdu, le fils n’avait plus besoin d’essayer de relier les situations entre elles. Il marchait le plus simplement du monde. Chacun de ses pas n’avait qu’à être là. «

L’histoire sera alternativement racontée par la comédienne, et écrite sur des draps dans le castelet. La musique sera très présente, et l’on pourrait presque dire que la comédienne chantera le texte, et que les objets danseront sur la musique.
Le deuxième tableau laissera une large part au théâtre d’ombre ; et pourtant…

LE RÉCIT INCARNÉ

Extraits d’un entretien de Hans Theys avec Patrick Corillon à propos du Diable Abandonné paraître dans Jouer le jeu).

Après avoir incarné mes histoires pendant des années dans des expositions ou des installations en plein air, j’ai voulu me confronter au théâtre. Dans le monde des arts plastiques, l’histoire proprement dite est la plupart du temps réduite à ses seuls mécanismes de narration, alors que pour moi, l’histoire est le cœur de notre rapport au monde. Et ce cœur a besoin d’un corps. Ce malentendu (entre ce que je voudrais dire et ce qu’on en retient), qui m’a intéressé parce qu’il m’amenait à me poser beaucoup de questions sur les « formes du récit », ne m’a plus suffit et j’ai décidé de voir ce qui se passait du côté du théâtre. Un des fruits de cette tentative, c’est le projet du diable abandonné. Le soir de la première représentation, après le spectacle, la directrice d’un Théâtre parisien m’a dit qu’elle détestait qu’on lui raconte des histoires. Du coup, je n’étais même plus dans le monde du malentendu, mais dans celui de la résistance. Ça m’a fait beaucoup de bien. Ce que j’avais pris pour un malentendu dans le monde des arts plastiques n’en était en réalité pas un : pour beaucoup, la structure du récit fait œuvre en soi et l’histoire n’est perçue que comme une anecdote. La déconstruction des grands récits qui a été une vraie libération dans les années soixante, qui par la brèche qu’elle a ouverte, a permis à tant de minorités de s’exprimer, est devenue aujourd’hui une idée reçue. L’esprit critique que la déconstruction a rendu possible est devenu la colonne vertébrale d’un nouvel académisme. Je pense que cette déconstruction a rendu possible de très belles formes d’expression comme, pour m’en tenir à la Belgique, le nouveau théâtre flamand et la danse flamande. Mais je ne veux pas que mon passage sur terre soit caractérisé par un rapport distancié face au monde. Et cela pose un problème aujourd’hui de dire qu’on croit aux histoires tout en affirmant qu’on n’est pas croyant.

Le diable abandonné est peut-être le projet où je m’engage le plus dans l’incarnation d’un récit. C’est ce que j’ai toujours voulu faire en tant que plasticien: incarner des récits et les placer dans les lieux de vies, par exemple dans des parcs s’il s’agissait de commandes publiques. Puis, il y a eu un moment où j’ai ressenti un vide, qui était le vide du corps, où j’ai eu besoin de mettre mon corps en jeu par rapport au récit. Ainsi est venue la question : comment est-ce que je peux être lu physiquement ? Le diable est né de cette question.

Le triptyque du diable abandonné  est une histoire qui est en partie racontée par une comédienne, (ma compagne) Dominique Roodthooft. Elle joue dans les trois tableaux. Le spectacle est né le jour de l’an 2005, en improvisant une histoire pour quelques amis qui m’avaient demandé quel était mon prochain projet. À l’origine, c’était une co-production de la Scène nationale à Belfort en France et du Théâtre de la place à Liège. Aujourd’hui il existe aussi une version néerlandophone du premier tableau, produite par LOD à Gand. C’est un projet très mouvant. J’essaie d’explorer toutes les façons de le faire vivre. J’y ai mis toutes mes recherches, autant plastiques que philosophiques, qui tournent autour de la question de l’identité dans et par le langage.

La trilogie développe la recherche d’une identité poétique dans un monde métaphorique. Elle pose les questions d’identités les plus profondes que je puisse imaginer, qui touchent à mon être et à la communauté. À aucun moment, je ne dissocie les questions de fond et de forme. Par exemple, la question de la communauté est très présente formellement dans le spectacle, parce que je donne à lire silencieusement des textes que les spectateurs lisent ensemble. Généralement un récit écrit se lit seul, parce que notre culture en a fait un acte individuel. Ici, l’être n’est pas isolé par rapport au récit. L’ambition du projet comprend aussi le désir de mieux cerner l’identité et l’héritage culturel de notre communauté.

L’histoire débute au lendemain de la guerre 14-18. C’est une époque charnière, qui vient après le siècle des Lumières et après le Romantisme. C’est un moment intense où l’on se rend compte que notre culture n’a pas réussi à créer des garde-fous contre une catastrophe comme la première guerre mondiale. Les hommes sont confrontés à la question du sens. Quel sens donner aux mots de notre culture (du siècle des Lumières, du Romantisme) s’ils n’ont pu éviter une telle catastrophe pour l’humanité. Cette question revient tout le temps dans cette trilogie, qui évoque la découverte de l’être dans son paysage intérieur et extérieur. Ce faisant, le récit traverse la culture du XXe siècle, formellement, visuellement, thématiquement, musicalement, etc. Non pas que la pièce soit pédagogique ; ce voyage n’est même pas visible pour le spectateur. Je reprends seulement des événements qui m’ont nourri, par exemple des moments dans l’histoire de la littérature, la philosophie ou de la typographie par exemple, qui apparaît à travers la façon dont les textes sont présentés. On traverse le dadaïsme, le futurisme, le constructivisme, le lettrisme etc. La pièce est composée de multiples couches, de multiples fils qui s’entrelacent. La question du sens est traitée sous la forme d’une question récurrente : est-ce que c‘est la nature qui me donne des signes ou est moi qui vois du sens où il n’y en a pas, par exemple à cause de mon héritage culturel ? L’idée centrale est celle de l’héritage, c’est-à-dire du paradoxe d’avoir reçu en héritage une vision du monde (qui existait avant moi), alors que chaque jour je construis mon propre monde. Ce paradoxe se manifeste aussi intensément dans le langage : tous les mots que j’utilise pour dire le plus intimement possible qui je suis, sont les mêmes mots que ceux utilisés par mon père, mon grand père ainsi que par tous les autres qui emploient ou ont employé ma langue.

Depuis que les mots ont porté des récits, ils ont été incarnés. Par exemple, les récits cunéiformes décrivent le premier homme créé à partir de terre glaise et de salive. Eh bien, ces récits étaient inscrits dans des tablettes d’argile, à l’aide de clous mouillés avec la salive de l’homme qui écrivait. La forme du récit correspond à son sujet, le support devient l’être. Mon ambition c’est de trouver des points d’équilibre entre mon identité la plus profonde et une forme pour la dire.

Une des rencontres les plus importantes que j’ai faite, c’était avec Renzo Piano. Il tenait un propos très technique, par exemple sur l’importance de la colle dans son architecture, mais en même temps il parlait de la façon dont il espérait que les gens vivent dans ses bâtiments. Des liens qui pouvaient se tisser entre eux. Il en parlait exactement de la même façon que pour les colles. Et lorsqu’il parlait de la qualité des rencontres qui pouvaient être générées par son architecture, il le faisait avec une telle humanité que j’ai senti ce point d’équilibre parfait entre une quête philosophique et la forme dans son aspect le plus pratique, un équilibre entre fond et forme. De la terre glaise dans laquelle est écrite l’histoire de l’homme créé hors de la terre.

Incarner un récit permet à l’homme d’assumer tous ses paradoxes.

Ce qui me fascine dans la page, c’est que c’est un monde fini avec un format précis et que l’on peut mettre l’infini dedans.

Dans le diable abandonné, la comédienne dit toujours ce qui se passe dans le castelet. Il n’y a pas de distorsion. Tout est mis en place pour établir un rapport de réconciliation. Le but est de réconcilier l’écrit et l’oral, d’incarner le mot dans un propos physique.

Pendant toute la durée du spectacle, je me trouve dans le castelet et je fais apparaître des objets ; je lance des projections, etc. Je suis tout le temps en activité. Je manipule avec mes pieds et mes bras, mes genoux et ma bouche. À partir d’un certain moment, l’histoire quitte ma tête pour aller dans ma main, dans mon corps. Je ne peux véritablement donner vie aux objets qu’à partir du moment où l’histoire est descendue dans mes mains. C’est pour moi le moment de l’incarnation de l’écriture. Une écriture qui est sortie de ma main et qui y retourne.

Le 30 avril 2009