avertissement au lecteur

Nos frontières ne sont pas vraiment définies. Et pourtant, chaque matin, quand nous nous réveillons, nous sentons en nous les limites de la journée à venir : « Aujourd’hui, je serai capable de faire ceci ou cela ; je pourrai aller jusque-là. » Si, en fin de journée, nous n’avons pas atteint ces frontières, nous comblons l’espace manquant en nous racontant des histoires.

Parfois, les circonstances de la vie nous poussent, bien au-delà de nos limites, dans un monde où nous ne nous étions jamais imaginés nous retrouver. Nous nous sentons étrangers à nous-mêmes. Et là, pas la peine de se raconter quoi que ce soit. Nous sommes dans une histoire qui ne nous appartient pas. Certains d’entre nous, pour garder une chance de renouer avec leur monde d’autrefois, écrivent leur vie, la roulent sur elle-même et la glissent dans une bouteille qu’ils lancent à la mer en espérant qu’elle ne sombre pas dans les grandes profondeurs. D’autres ne se retournent pas et explorent leur nouvel espace ; ils en apprennent la langue et acceptent de vivre dans une histoire qui ne les attendait pas.

Chaque matin quand ils se réveillent, ils se demandent « Où suis-je ? » Et une petite voix, qui vient de nulle part, leur répond : « Tu es au monde. »

Moi aussi, un jour où je me sentais complètement perdu, je l’ai entendue, cette petite voix qui dit : « Tu es au monde. »

Mais je ne l’ai pas crue : « Ne me raconte pas n’importe quoi, petite voix. Je ne suis nulle part, je ne vais nulle part. Je suis seul, tout seul, prisonnier d’un corps sans intérêt, perdu dans une vie qui n’a aucun sens. »

Alors la petite voix a repris son souffle et m’a raconté l’histoire du Diable Abandonné… Puis elle a disparu. Je ne l’ai plus jamais entendue. Mais ce n’est pas grave. L’histoire du Diable Abandonné, je l’ai écrite dans mon cahier, et chaque fois que je l’ouvre, je me dis qu’en me relisant, la petite voix me reviendra peut-être. 

 

résumé des tableaux précédents

la meuse obscure & la forêt des origines

Dans un petit village de la forêt ardennaise, un vieil homme perdu dans le souvenir de la guerre 14–18 voit son jeune fils le quitter. Sur le chemin de la liberté, le fils rencontre Élise, son âme sœur. Il aimerait tant lui dire tout ce qu’il a sur le cœur. Mais les mots ne veulent pas venir. En désespoir de cause, le fils passe un pacte avec le diable : « Si tu me laisses tes dernières paroles, lui dit le diable, je te donnerai accès aux plus beaux mots qui peuvent se dire. »

Fort de ces bonnes paroles, le fils gagne le cœur d’Élise. Mais aussitôt fait, il cherche à apprendre une langue qui ne veut rien dire du tout. Cette langue, espère-t-il, lui sera bien utile au moment des dernières paroles. « Mes dernières paroles n’auront aucun sens et le diable ne pourra rien en faire. Notre pacte n’aura plus la moindre valeur. »

Le diable a vu venir le coup ; il prépare sa vengeance.

En compagnie d’un âne récalcitrant et d’un corbeau aveugle, le fils et son âme sœur cherchent à le fuir ; mais le diable s’allie avec les Autorités de Charleville pour les faire prisonniers.

Au moment de leur porter le coup fatal, le diable verra le corbeau se dresser devant lui et se sacrifier pour sauver la vie du fils et d’Élise.

Il ne restera du pauvre volatile qu’une toute petite plume.

Le fils se jure de ne jamais se séparer d’elle.

 

L’horizon lent

Enfin libres, le fils et son âme sœur partirent reprendre leur souffle au cœur de la forêt.

Ils iraient là où leur âne les emmènerait, car, malgré de petits coups de bâton répétés, il n’était pas possible de lui imposer une quelconque direction. Après un long voyage silencieux, leur route s’arrêta au pied d’un arbre à l’ombre si marquée qu’on aurait pu la croire plus réelle que tout le reste.

Depuis leur captivité à Charleville, Élise et le fils réagissaient différemment ; chacun suivant sa nature profonde. Elle, élaborait de multiples plans de contre-attaque pour inciter la population à renverser le régime autoritaire des Ardennes. Lui, de son côté, voulait seulement se rendre dans la forêt. « Me fondre dans le paysage, pensait le fils. Pour une fois, ne plus prendre la moindre décision. De toute façon, quoi que l’on fasse, les événements ne se déroulent jamais comme prévu. Que la forêt dispose de moi comme bon lui semble. »

Sa plume de corbeau bien serrée dans la main, il monta dans l’arbre et s’assit à califourchon sur la plus haute branche. Au loin, s’étendait la Meuse. Tout près, dans un creux de la branche qui le maintenait en équilibre, stagnait une petite flaque d’eau douce. Le fils y trempa sa plume. Il n’avait pas l’intention d’écrire quoi que ce fut ; juste donner vie à cette flaque et observer comment elle reflétait le monde à l’entour.

Et pourtant, à force d’agiter sa plume dans la flaque, des mots frémissaient à la surface, ils chatouillaient le bout de ses doigts, remontaient le long de son bras et venaient éclater dans sa tête.

Sans même l’avoir décidé, le fils était en train d’écrire sa vie dans l’eau. Il venait de trouver sa voie.

Chaque matin, tandis que le fils retrouvait le creux de sa branche, Élise enfourchait son âne et partait haranguer les villages.

Elle n’y était pourtant pas la bienvenue. « On ne dit pas le contraire, ma petite dame, le régime des Ardennes est autoritaire, il nous oppresse, c’est sûr. Mais ça ne sert à rien de forcer l’avenir. On a connu la Grande Guerre ici, on a perdu nos pères, nos frères, nos fils. On n’a rien pu changer. On est des gens de la campagne, on sait bien que si un régime doit tomber, il tombera de lui-même, comme un fruit mûr. »

Élise ne pouvait pas accepter cette façon de voir, elle leur reprocha ouvertement ce qu’elle n’osait reprocher au fils. Elle les traita de fatalistes, de lâches. Un jour, Élise fut tellement vindicative à leur égard qu’elle porta l’exaspération d’un village à son comble. « On va bien vous le fourrez dans le crâne, ma petite dame : quand un fruit est mûr, il tombe de lui-même. » Ils s’étaient armés de pommes tombées des arbres et les lancèrent en direction d’Élise. L’âne — peut-être parce qu’il était dans un bon jour — mit tout en œuvre pour la protéger. Il ouvrit grand la bouche et avala les projectiles.

Élise, levant la main devant les coups, chanta à tue-tête les paroles d’une comptine que connaissent bien tous les enfants des Ardennes. De mémoire, les paroles veulent plus ou moins dire ceci :

« Que votre peau frôle ma peau.

Mais ne me touchez pas, ne me touchez pas,

petites pommes

Si vous me touchez j’aurai des bleus, je serai bleue

Bleue de vous petites pommes

Si vous me touchez, vous aurez mal, vous serez mal

Mal de vous, petites pommes

Et vous pourrirez toutes de l’intérieur. »

 

 

Aucune pomme n’atteignit Élise, car l’âne réussit à toutes les manger.

Tous deux s’en allèrent fièrement et, en fin de journée, retrouvèrent le fils au pied de son arbre.

L’âne se coucha. Il ne se sentait pas bien. Les pommes s’agitaient à l’intérieur de lui. Son ventre se mit à gonfler, gonfler ; il devint rond et cabossé comme la terre. À force de gonfler, les taches de sa peau s’éloignaient les unes des autres comme la dérive des continents.

Le fils et Élise le veillèrent toute la nuit. En vain. Au petit matin, il rendit son dernier soupir.

Ils l’enterrèrent à l’ombre de l’arbre et, comme le veut la tradition, prononcèrent son oraison funèbre. Le fils n’avait jamais fait ça de sa vie. Par chance, dans le Guide des Ardennes Profondes qui ne le quittait jamais, il découvrit un modèle d’oraison consacrée aux ânes tombés au front de Verdun. Même si elle n’était plus vraiment d’actualité, elle ferait toujours bien l’affaire :

Mes enfants, lorsque nous frappons ou consolons notre âne, nous le couvrons d’une série de noms que nous oublions aussitôt. Mais comment pourrions-nous le baptiser d’un seul et vrai nom ? Le baptême est une espérance que nous donnons à ceux que nous voulons épargner ; et notre âne — que nous chargeons pourtant de tant de choses — ne nous est porteur d’aucun espoir. Nous savons qu’il peut nous fausser compagnie à tout moment.

Nous parlons à notre âne comme au Soldat inconnu. Qu’il soit de notre camp ou du camp adverse. Peu importe. Quel nom donner à celui qui a enduré tant de haine et de compassion ; quel nom donner à celui qui allait peut-être déserter s’il n’avait pas été abattu deux minutes plus tôt ? Même les nations les plus sages, dans leur devoir de mémoire, n’ont pas su répondre à la question.

Peut-être pourrions-nous lui donner un nom de scène, sous lequel il jouerait tous les rôles de martyr et de Judas que l’on voudrait lui voir jouer. Mais cela voudrait dire qu’en lui parlant, nous ferions aussi partie de la comédie. Sous le nom que Dieu nous a donné.

N.B. Si l’occasion se présente, n’hésitons pas à nous rendre avec notre âne sur la tombe du Soldat inconnu. Il se précipitera aussitôt sur la gerbe pour la manger. Au début, nous ne comprendrons pas qu’elle lui appartienne autant qu’à l’Autre, et nous lui ouvrirons la bouche pour la lui retirer des dents. Mais dès que nous aurons la tête entre ses mâchoires, nous y découvrirons les chrysanthèmes mutilés, les roses dégoulinantes de bave, les tulipes déjà à moitié décomposées...

L’âne prendra tout son temps pour mâcher la gerbe. Car il n’a pas faim. Il n’est que notre goûteur. Avec ses yeux de chien battu, il goûte la misère du monde pour nous permettre de la digérer sans trop de mal.

 

Le fils referma silencieusement le guide et retrouva sa branche ; il avait tant de choses à écrire.

Malgré son chagrin, Élise ne baissa pas les bras. Puisque les villageois ne faisaient confiance qu’à leur bon sens campagnard, elle chercherait à leur parler le langage de la terre.

La nuit venue, elle montait dans les arbres qui donnaient sur les fenêtres entrouvertes des chambres des fermes. Elle s’inspirait des cris d’animaux nocturnes pour pénétrer l’esprit des dormeurs et les inciter à la rébellion.

Hou, Hou,

Hourdissons Houvertement nos Houtils

Hou, Hou,

Houspillons les Houtrances

Crr, Crr,

Crriblons les Crraintifs,

Crr, Crr,

Crritiquons les Crroyances Crrépusculaires

Miaou, Miaou,

Mitraillons les Milords Migraineux

 

Malheureusement, ses messages subliminaux n’avaient aucun effet. Les villageois restaient plongés dans le sommeil du juste.

Au petit jour, Élise rentrait dormir au pied de l’arbre, tandis que le fils, déjà assis au creux de sa branche, écrivait dans la flaque. Il trempait maintenant sa plume de plus en plus profondément dans l’eau, faisant remonter à la surface tous les petits morceaux de nature qui traînaient au fond. Le fils sentait avec bonheur la plume s’agiter dans sa main. Il la considérait comme un être à part entière.

Et il était encore loin du compte. La nuit venue, alors qu’il la déposait contre sa joue et commençait à s’endormir, la plume se tortillait légèrement en faisant bien attention à ne pas le réveiller, puis elle se dressait et prenait son envol. Tous les mouvements qui lui avaient été donnés durant la journée l’avaient remontée comme un réveil, et elle se sentait prête à découvrir les grands espaces de liberté que le fils avait évoqués dans ses mots.

Poussée par une brise légère, la plume s’élevait dans les airs, virevoltait au clair de lune, s’ébouriffait d’un bonheur inouï, puis au petit matin, regagnait la joue du fils.

« Ah non ! s’écria le diable, trop c’est trop. »

Le pauvre était mort de jalousie. Il voyait bien que le fils se donnait corps et âme à cette plume ; que ses dernières paroles, il les confierait à elle, il les écrirait dans cette flaque et que lui, le diable en personne, ne se contenterait que de miettes, perdues au fond d’une eau trouble, entre deux feuilles mortes.

En y réfléchissant bien, ce n’était pourtant pas la perte des dernières paroles d’un vulgaire humain qui le mettait en rage ; c’était le fait de ne pas posséder cette plume si exceptionnelle. Il la désirait tant, cette plume qui écrivait dans l’eau, cette plume qui, loin des papiers griffonnés dont les hommes s’enorgueillissent, faisait simplement frémir la surface de l’eau. Ce frémissement, il en était sûr, était capable de donner naissance à tous les mots ; même ceux qui n’ont jamais été dits, jamais pensés, ni même imaginés.

Le diable voulait connaître lui aussi ce ravissement qui avait envahi le fils. Et pourtant, malgré tous ses déguisements, chaque fois qu’il avait tenté de s’approcher de la plume, il s’était heurté à une sorte de chape magnétique qui le rendait totalement impuissant. Chaque nuit, il la suivait dans son vol, mais ne pouvait pas s’en emparer ; elle      n’était liée qu’au fils et à lui seul.

 Un soir, le diable se surprit à se

lamenter :

Oh, je donnerais n’importe quoi pour avoir cette plume.

Le lendemain matin, le diable apparut au fils dans le reflet de sa flaque.

— Bonjour éternel ami, voilà, heu…  je voudrais reconsidérer notre pacte. Voilà… Je te rends tes dernières paroles et tu me donnes la plume.

— Jamais.

— Donne-moi ta plume, je la veux.

— Non

— O.K. Tiens, au fait, comment va Élise ?

— Bien, je crois.

— Ah oui, juste un petit détail, quand était-ce, la dernière fois que vous vous êtes embrassés ?

Le fils se mit à rougir ; cela faisait tellement longtemps qu’il n’avait plus tenu Élise dans ses bras.

— Je vais te le dire, ricana le diable, c’était au moment où votre stupide corbeau est mort pour vous dans d’atroces souffrances.

— Très bien, et alors ?

— Alors ? ! Les dernières paroles de ton âme sœur me reviennent de fait.

— Et pourquoi ?

— Parce que, depuis ce jour, vous êtes unis dans la douleur. Un point c’est tout.

— Tu es sûr de cela ?

— Absolument, éternel ami, c’est une vérité première. Élise a souffert de ta souffrance ; tu as souffert dela sienne. Je ne connais pas de lien plus fort. Il vous unira éternellement. Donne-moi la plume et je vous rends à tous les deux vos dernières minables petites paroles de rien du tout.

— Monstre.

— Si tu veux. Allez, donne…

Le fils était désespéré. Il se sentait coupable d’avoir enchaîné son âme sœur à la rancœur du diable. Il ne pouvait pas l’abandonner comme cela. Il prit la plume au creux de ses mains et la tendit au diable en fermant les yeux. La plume frémissait de terreur ; comment le fils pouvait-il donc la trahir ainsi ? Dans un sursaut, elle s’échappa des mains du fils et partit dans les airs.

Le diable la poursuivit en hurlant « Reviens, tu es à moi ! tu es à moi ! »

La plume filait comme une folle. Elle plongea dans la forêt, mais se sentit rapidement à bout de force. Le chagrin d’avoir été livrée ainsi par le fils l’épuisait plus que tout. Le diable se rapprochait d’elle. Au soleil couchant, il était dans son dos. Elle voulut se réfugier dans un arbre mais, aveuglée par la fatigue, ne vit pas qu’il y avait déjà quelqu’un dans les branches…

C’était Élise, attendant la nuit pour proférer ses cris d’animaux.

La plume s’enfonça dans le cou d’Élise.

Aaahhhh…

UNIES DANS LA DOULEUR

Le diable voulut s’emparer de la plume, mais elle était à nouveau liée profondément à quelqu’un et la force magnétique de cette union repoussait tout intrus.

Enfin, à bout de souffle, le fils arriva sur les lieux. Il vit Élise étendue au sol.

— Vas-y, dit le diable, prends-moi cette plume.

— Je ne peux pas, répondit le fils, elle est plantée dans la veine du cou ; si je la retire, Élise perdra tout son sang.

Le diable savait bien que jamais le fils ne commettrait un tel acte. Il prit son mal en patience.

Le fils veilla Élise toute la nuit. Heureusement, la plume tenait bon dans la veine, et pas une goutte de sang ne se répandit. Au petit matin, Élise se leva et dit quelques mots au fils pour le rassurer sur son état. Mais comme c’était étrange… sa voix, ce n’était plus sa voix. La plume avait dû toucher les cordes vocales et la voix d’Élise s’était transformée. Elle était devenue totalement inaudible, mais tellement présente.

Exactement comme ces voix silencieuses qui nous accompagnent dans nos lectures et donnent vie à nos héros préférés.

Le fils ne répondit rien à Élise. Il n’avait envie de rien dire. Il se sentait creux, sans le moindre désir, sans la moindre pensée en tête. Complètement vidé de sa substance. Le fils n’était plus qu’un corps vide ne répondant plus à rien, pas même aux injonctions du diable. Il s’était totalement donné à sa plume qui maintenant se trouvait dans le corps d’Élise.

Le diable prit alors la décision la plus importante de sa vie éternelle. Sa seule chance de posséder un jour cette plume était de rentrer dans le corps vide du fils, d’en prendre le contrôle, de lui redonner vie et envie d’arracher enfin l’objet de sa convoitise.

C’était un pari risqué, car une fois immergé dans le corps d’un humain, il ne savait pas comment on en ressortait.

Tout à coup, de gros nuages s’amoncelèrent au-dessus de la forêt. L’atmosphère devint étouffante. Un orage éclata. La foudre s’abattit sur le fils. La décharge le secoua comme un pantin aux membres désarticulés. Ses yeux se retournèrent à l’intérieur de lui-même, puis se remirent en place avec un nouvel éclat.

Il regarda le ciel, et ce simple coup d’œil chassa les nuages.

Puis le calme revint et les oiseaux recommencèrent à chanter. Le diable venait de prendre position dans le corps du fils.

« .t m..nt.n.nt, . n..s d..x, m..d.t. pl.m. ! » dit le diable.

« M..s q.. m’.rr.v.-t-.l ! » s’écria-t-il.

Le diable-dans-le-corps-du-fils se rendit compte que quand il parlait, les voyelles ne sortaient pas de sa bouche. Il n’avait pas de souffle. Car, même s’il se retrouvait dans un corps humain, il n’en était pas devenu un vulgaire mortel pour la cause. Pour lui, pas besoin de respiration. Son éternité était un moteur parfaitement capable de tourner sur lui-même.

 

Depuis que la plume était dans son cou, Élise avait changé. Elle n’était plus animée pas cette volonté de changer les autres, de les rallier à sa cause. Elle parlait beaucoup pour elle-même ; et chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, la plume vibrait légèrement au fond de sa gorge, comme pour y écrire les mots prononcés.

La nuit, couché à côté d’Élise, le diable-dans-le-corps-du-fils disait à sa main : « Vas-y, vas-y, prends la plume. »  Mais la main du fils n’obéissait pas.

Le diable en était profondément troublé. « Si je ne peux même pas imposer ma volonté à cette main, c’est qu’il y a un problème. Peut-être que je ne veux pas vraiment cette plume qui écrit dans l’eau. Peut-être qu’elle me fait peur. Je n’ai jamais rien écrit de ma vie, j’ai toujours regardé avec dédain les hommes le faire. Je devrais peut-être d’abord essayer avec une plume normale. » Il fixa droit dans les yeux un corbeau perché non loin de là. L’animal resta figé sur sa branche. Le diable-dans-le-corps-du-fils lui arracha une plume, mais dès qu’elle se retrouva entre ses doigts, elle se consuma. Il en prit une autre, qui se consuma également. Il dépluma complètement le corbeau. En vain. Le diable tenta de se consoler.  « Pourquoi est-ce que j’aurais besoin d’une plume ? pour écrire des histoires ? Les histoires, ça sert juste à reculer l’heure de sa mort. Moi, je n’en ai pas besoin. »

Le diable-dans-le-corps-du-fils avait beau se persuader, il ne pouvait s’empêcher de penser encore et encore à sa plume. « Elle, j’en suis sûr, ne brûlera pas ; l’eau éteindra son feu intérieur. Elle, j’en suis certain, racontera autre chose que des histoires. Avec elle, j’écrirai l’éternité des âmes. Je l’écrirai comme jamais les hommes ne l’ont fait. »

Le doute était pourtant en lui. « Les hommes ont-ils déjà écrit l’éternité des âmes ? Je ne le sais même pas. Je n’ai vraiment aucune culture. Tout ce que je sais, je le sais depuis toujours ; je n’ai jamais rien appris. Tout est inné chez moi. Je ne me suis jamais cultivé. »

Soudain, le diable se sentit profondément honteux : comment avait-il passé tant de temps en compagnie des hommes à ne s’intéresser qu’à la nature profonde de leur âme, dédaignant complètement les mondes qu’ils s’inventaient pour apprivoiser cette fameuse âme ?

« Je ne suis pas digne de cette plume, répétait-il. Je dois la mériter. Je dois me cultiver. »

Le diable-dans-le-corps-du-fils errait comme une âme en peine le long de la Meuse, lorsqu’il vit passer un bateau barré d’une grande banderole :

DE CHARLEVILLE À ROTTERDAM, CROISIÈRE SUR LA MEUSE LITTÉRAIRE

« Voilà une occasion inespérée de me plonger dans le monde de la culture. »

Aussitôt, il se rendit à Charleville et rejoignit l’embarcadère de la Société des Croisières Littéraires.

« B.nj..r, j. v..dr..s b..n .n. pl.c. p..r l. cr..s..r. s.r l. M..s. l.tt.r..r., s.v.p. »

Le préposé à la billetterie prit peur. Il n’avait jamais entendu une langue sans voyelles. Par mesure de prudence, le diable se jura alors de ne plus ouvrir la bouche et de ne communiquer que par signes.

Il reçut finalement un billet et embarqua. Les autres passagers étaient composés de groupes d’enfants qui partaient en voyage scolaire.

« Mes enfants, dit la guide, notre première étape est toute proche, car nous allons visiter la maison natale d’Arthur Rimbaud, ici à Charleville. »

 

Une fois dans la maison de Rimbaud, le diable-dans-le-corps-du-fils faussa compagnie au groupe et ouvrit une toute petite porte où des lettres colorées indiquaient :

CHAMBRE D’ENFANT D’ARTHUR

 

À côté d’un grand boulier compteur, sous une vitrine… Oh, mais oui ! Il ne l’avait pas vue au premier coup d’œil, tellement elle était recouverte de poussière : la première plume d’Arthur.

Le diable-dans-le-corps-du-fils souleva le verre de protection et prit la plume dans sa main. Elle ne brûla pas. Son désir d’apprendre contenait le feu. Il connut pourtant une intense douleur ; c’était comme si la plume possédait des défenses venimeuses et piquait violemment quiconque la prenait entre ses doigts.

Sa main se mit à enfler, à se déformer. Petit à petit, elle ressembla à la main de quelqu’un d’autre. Le diable-dans-le-corps-du-fils remit la plume en place et quitta la pièce. En sortant, il vit une photo d’Arthur écrivant sur son lit de mort. Sa main ! elle était devenue semblable à celle du Rimbaud des derniers instants. Il dissimula sa main sous son manteau, et rejoignit sagement le groupe à l’étage.

La visite achevée, le groupe regagna le bateau qui prit la direction de Montherné. C’était là que se trouvait la maison où Julien Gracq avait toujours passé ses vacances.

Par bonheur, cette maison possédait également une petite chambre d’enfance. Le diable-dans-le-corps-du-fils s’y précipita. Oh oui ! exposée sur un petit bureau… la première plume de Julien Gracq ! Elle reposait encore dans son encrier.

Il la prit entre ses doigts. Mais la plume était figée dans l’encre séchée de l’encrier. L’encrier était terriblement lourd ; et la main du diable-dans-le-corps-du-fils, toujours handicapée par les piqûres de la plume d’Arthur Rimbaud. Il laissa maladroitement tomber l’encrier sur son gros orteil et ressentit aussitôt une vive douleur.

À cet instant, il entendit du bruit dans l’escalier. Il eut juste le temps de remettre en place la plume et son encrier, qu’un groupe d’enfants entra dans la pièce. La guide les rassembla autour d’elle.

« Ici, mes enfants, nous nous trouvons dans la chambre où Julien Gracq découvrit la nature profonde de la forêt…

Voici son premier herbier. »

« …RRRRRGGHHH, Ç. F..T M.L ! » hurla le diable-dans-le-corps-du-fils, qui n’était pas parvenu à contenir sa douleur. Il l’avait sentie monter, monter, monter de son gros orteil au mollet, du mollet à la cuisse de la cuisse au thorax, du thorax au bras, du bras au cou et enfin à la gorge. Il avait pourtant mis les deux mains devant sa bouche, mais rien n’avait pu empêcher ce hurlement si étrange d’éclater dans la pièce.

La guide et les enfants se tournèrent en direction de ce curieux personnage. Qui était cet homme sans âge qui, depuis le début du voyage, n’avait pas dit un seul mot, excepté ce grognement bizarre ? Ils se tinrent à l’écart, poussés par une méfiance mêlée d’effroi. Ils repartirent enfin sur la Meuse. La destination suivante était Namur.

C’était là que Henri Michaux avait passé ses premières années. La visite commençait par le salon.

Le diable-dans-le-corps-du-fils chercha à se rendre plus discret, et fit semblant de se pencher sur le premier abécédaire de Henri, tout en regardant autour de lui si, par hasard, une plume n’était pas exposée. Rien. Il monta au grenier.

Dans un capharnaüm d’objets plus hétéroclites les uns que les autres, le diable-dans-le-corps-du-fils ne remarqua rien d’intéressant ; excepté peut-être une vieille boîte comprimée dans un coin de la pièce. Collée dessus, une étiquette à peine lisible : Pour son premier bal masqué, le jeune Henri Michaux décida de se déguiser en Plume. Sans se faire voir, le diable-dans-le-corps-du-fils ouvrit la boîte, déroba le déguisement, le glissa sous son manteau et se mêla ensuite à un groupe d’enfants pour achever la visite.

De retour au bateau, la nuit était presque tombée. Après avoir servi un léger repas et raconté quelques histoires, la guide prévint les enfants qu’il était temps d’aller se coucher ; la prochaine étape n’interviendrait pas avant le lendemain matin à Rotterdam, là où se trouvait la Maison natale d’Érasme, père spirituel de l’humanisme européen.

Le diable-dans-le-corps-du-fils regagna sa cabine. Il déplia sur sa couchette le costume de plume. C’était une pièce magnifique : la tige était tricotée en laine couleur ivoire (avec de gros boutons en os), et les longues barbes et barbules faites d’une infinité de rubans de soie noire aux reflets bleutés. On passait le corps dans la tige, la bouche se trouvant à la pointe ; deux trous étant prévus de l’autre côté pour libérer les jambes et leur permettre de courir à leur aise.

Il l’admira pendant des heures.

La taille du vêtement était celle d’un enfant, et pourtant le diable-dans-le-corps-du-fils voulut absolument le passer. « Ce n’est que de l’intérieur que l‘on connaît vraiment les choses, pensa-t-il, je ne peux pas rater une telle occasion. »

Il se tortilla dans tous les sens, se compressa au maximum de ses possibilités… et se retrouva complètement coincé dans la plume : une jambe d’un côté, un bras de l’autre, et la tête prise à l’intérieur d’une couture.

Et là, contre toute attente, le diable-dans-le-corps-du-fils se mit à étouffer. À manquer d’air. Il avait besoin de souffle. Comme un véritable humain ! Il inspira juste assez pour pousser un petit cri.

« Aaaaaaarrrrrhhh »

Il parvint à ouvrir la porte, gémissant suffisamment fort pour qu’on vienne le délivrer. Les enfants, alertés par la plainte du diable-dans-le-corps-du-fils, se mirent en rond autour de lui.

« Aaarrreuuhh,  aaarreuuhh, soupirait le pauvre, allongé dans le couloir.

— Oh, il parle comme un bébé, dit un enfant.

— Mais oui, regardez, il s’est emmailloté comme un petit bébé. »

Les enfants se mirent à jouer avec lui.

« À qui c’est le petit nez-nez ?

— Et les petits n’yeux-n’yeux ?

— Et où qu’elles sont les petites mimines ? »

« Aaarrrggh » répondait le diable-dans-le-corps-du-fils qui se tortillait dans tous les sens.

 

La guide arriva en catastrophe sur les lieux. « Allons, tous dans vos cabines, hurla-t-elle aux enfants. » Elle sortit un petit couteau de sa poche. « Quant à vous, immonde personnage, je vous ai à l’œil. Je ne sais pas ce que vous avez derrière la tête, mais essayez au moins d’avoir une attitude un peu plus digne devant les enfants. » Elle se pencha avec son couteau pour déchirer le costume et arrêter cette mascarade.

« Raahhraahhh, gahh, jahhhmm, jaahhhmmais » fit le diable-dans-le-corps-du-fils qui se débattait et donnait des coups de pieds à la guide. Car s’il avait voulu se libérer du costume au début de son entortillement, il cherchait maintenant à s’y maintenir à tout prix. Les cris qu’il parvenait à pousser, même s’ils étaient à la limite de l’étouffement, lui procuraient une joie immense. Sentir les voyelles naître en lui, sentir des syllabes venir du fond de son ventre et éclater à la surface lui donnait des frissons de bonheur ; il voulait continuer à babiller. Il se disait : « mais quel imbécile j’ai été de m’aveugler avec les dernières paroles des hommes ; ce sont les premiers mots qui comptent ; ce sont eux qui donnent le ton. C’est à partir d’eux que tout le reste découle. »

Il chercha à échapper des griffes de la guide qui le poursuivait avec son petit couteau.

À bout de souffle, il parvint à se traîner jusqu’au pont du bateau ; mais malgré les coups qu’il lui donnait, la guide s’accrochait toujours. De guerre lasse, il se hissa sur le bastingage, passa de l’autre côté et se laissa glisser dans l’eau.

Le diable-dans-le-corps-du-fils fut pris dans les remous de l’eau glacée. Grâce à l’air qui s’était accumulé dans son déguisement, il parvint à flotter un peu, puis se  sentit emporté dans un tourbillon. Il se trouvait exactement là où le point de rencontre des eaux de la Meuse et du Rhin est le plus fort. Attirés par le pouvoir centripète du mélange des eaux, tournoyaient toutes sortes d’objets charriés par les deux fleuves. Malgré la nuit noire, la phosphorescence de l’écume illuminait ce carrousel infernal. Le diable-dans-le-corps-du-fils parvint à s’agripper à une malle de bois qui semblait être prise dans le tumulte depuis une éternité. La présence d’un corps nouveau dérégla l’équilibre de rotation de la malle, inversa la force d’entraînement et la projeta, elle et son naufragé, hors du tourbillon, là où les eaux sont étonnamment calmes.

Le costume de plume n’avait pas tenu le choc, il s’était disloqué, éparpillant ses lambeaux un peu partout. Le diable-dans-le-corps-du-fils s’accrocha à la malle comme à une bouée et gagna les rives les plus proches.

À la clarté du soleil levant, le diable-dans-le-corps-du-fils vit la malle repartir au gré du courant. Avant de disparaître à l’horizon, elle se mit à tourner en rond. D’abord lentement, puis de plus en plus vite en décrivant des cercles de plus en plus étroits. Elle finit par retrouver sa place dans le tourbillon.

« Cette malle m’a sauvé, et je ne saurai jamais ce qu’il y avait dedans. »

Le diable-dans-le-corps-du-fils reprit son souffle. Quelle étrange sensation pour quelqu’un qui n’avait jamais respiré jusque là. Il inspira profondément et chercha à prononcer un mot ; lequel ? Peu importe, du moment qu’il sonne juste. « É… », « ÉL… », « ÉLISE ».

Le diable-dans-le-corps-du-fils avait réussi à prononcer le mot parfaitement. « Ça y est, se dit-il, j’ai trouvé le souffle des hommes ; je vais peut-être apprendre des choses que je ne connaissais pas d’eux. »

Tout doucement, il murmura le mot « APPRENDRE, APPRENDRE ».

Ses paupières se baissèrent et il s’endormit

Pour la première fois, il se mit à rêver.

Dans son rêve, le diable n’était plus qu’un mot en six lettres : D.I.A.B.L.E. Il vivait retiré dans un dictionnaire, coincé entre DIABÉTIQUE et DIABOLO. Soudain, il sentit un frémissement entre les mots FILOUTERIE et FILTRABLE. « Enfin ! le FILS est revenu s’écria-t-il. Je vais pouvoir aller le retrouver. » Et il partit à sa rencontre. Il fut tout étonné de le retrouver errant dans le mot ÉLIMINATION.

« Oh mon éternel ami, mais que fais-tu là ? Tu as déjà réussi à sortir de ta définition ?

— Bonjour dit le fils, sans accorder trop d’importance à la présence du diable. Je cherche ÉLISE, tu ne l’aurais pas vue quelque part ?

— Mon pauvre ami, tu ne sais donc pas ? Mais tu ne la retrouveras plus jamais. Vous n’êtes plus du même monde. Nous, nous faisons partie des noms communs. Mais elle, c’est un nom propre. Elle n’a rien à faire ici. Elle appartient à une autre histoire.

— Ce n’est pas possible, je veux aller la retrouver.

— Ne fais pas cela, mon ami. Tu te perdrais. Si tu rentres dans le volume des noms propres, tu ne seras plus jamais le FILS. On te collera une identité, un nom, un prénom. Une date et un lieu de naissance, de mort. Tu seras figé dans ta toute petite histoire sur terre. Tu retrouveras Élise, mais vous serez paralysés dans votre passé. Vous ne pourrez plus jamais sortir de ce passé ; plus rien, plus de projets. Tu te cloisonneras avec une morte. »

Alors le fils resta dans le dictionnaire des noms communs. Le diable était heureux. Il se réjouissait d’apprendre au fils toute une série de mots nouveaux.

Le fils découvrit le dictionnaire en compagnie du diable. Quand il se sentait un peu fatigué, il retournait dormir dans sa définition. Puis, il y retourna de plus en plus régulièrement. Ressasser toujours les mêmes mots avec le diable, ça commençait à l’ennuyer. Un jour, il décida de tenter de rejoindre les noms propres. Il sortit de son mot et se retrouva dans le blanc de la page, tout en haut, au bord du vide, prêt à sauter. Quelque chose pourtant le retint. Ce n’était pas la première fois qu’il traversait le blanc d’une page, mais ici, pour la première fois, il avait envie de s’y arrêter un peu. Pour la première fois de sa vie, il avait envie de s’arrêter vraiment quelque part. Tout doucement, il se laissa envahir par le blanc. Et il sentit que quelque chose existait au-delà des mots. Quelque chose qui, s’il fallait continuer à utiliser le langage, pourrait s’appeler la mer de tranquillité.

Dès qu’il se réveilla, le diable-dans-le-corps-du-fils se frotta les yeux. « Vraiment, pensa-t-il, je ne comprends pas pourquoi les hommes passent tant de temps à rêver. » Il se dirigea vers une barque abandonnée non loin de là.  Il s’y installa et se mit à ramer en remontant le cours de l’eau.

« Il est temps de rentrer, se dit-il, ce voyage ne m’apportera rien de plus.

ÉLISE, ÉLISE, répétait-il entre ses dents. Maintenant que je peux dire ton nom, je veux te retrouver. Je te susurrerai ton nom à l’oreille et tu tomberas dans mes bras. Je te demanderai de m’apprendre à écrire, et dès que je saurai, TCHAC, je te retirerai la plume du cou. Je la prendrai délicatement entre mes doigts. J’attendrai que tout ton sang se soit bien vidé par le petit trou de ma chère plume, et j’écrirai dedans : un frémissement de plume dans l’épaisseur du sang, ça a certainement bien plus de souffle qu’à la surface de l’eau ! HA HA HA HA. Maintenant, c’est moi, et moi seul, qui écrirai le destin du monde. HA HA. Tremblez petits bébés, je tremperai ma plume dans vos BA BE BI BO BU. Je remonterai jusqu’au berceau de l’humanité et le balancerai au rythme de ma plume. HA HA HA HA. »

C’est alors que le vent se leva et qu’une tempête s’abattit sur les eaux. La barque fut emportée à toute vitesse. Mais arrivée au confluent du Rhin et de la Meuse, elle fut entraînée dans le cours du Rhin. La puissance de l’air était impossible à contrarier. Le diable-dans-le-corps-du-fils ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Irrémédiablement, la Meuse, Élise, et sa plume, sa chère plume s’éloignèrent de lui. Mais que se passait-il ?!!?!

Quelle force supérieure l’empêchait de remonter la Meuse jusqu’à Charleville ?

Quelle force le poussait sur les eaux du Rhin ?

Le vent poussa la barque sur le Rhin jusqu’à Bamberg, puis sur le Main, puis sur le canal qui rejoint le Danube, puis sur le Danube…

À l’approche de Budapest, le souffle retomba.

Budapest

Le diable-dans-le-corps-du-fils reprit ses esprits.

Il noua sa barque à côté de petits bateaux de pêche, et prit la direction de la ville. Sur le sombre mur d’un café des bas-fonds, une affiche venait d’être fraîchement placardée :

CE SOIR, NOTRE GRAND ÉCRIVAIN OSKAR SERTI FERA VISITER SA MAISON NATALE ET RACONTERA SES PREMIÈRES AMOURS AVEC ÉLISE.

Le diable-dans-le-corps-du-fils courut jusqu’à la maison de Oskar Serti. La visite venait de commencer. Oskar Serti était un très vieux monsieur. Il emmena son public dans la bibliothèque , et là, avec beaucoup de suffisance, il commenta les livres qui s’y trouvaient. « C’est ici qu’à l’âge de dix ans à peine, j’ai lu cet ouvrage de Karl Gottlob Schelle : L’art de se promener. Mais je suppose que personne parmi vous ne connaît cet auteur passionnant. Ah oui, voici ma première édition : Ce qui est aux hommes, appartient aux hommes. C’est une poésie épique que j’ai traduite de l’araméen supérieur ; je devais avoir quinze ans. »

Oskar Serti n’arrêtait pas de fixer dans les yeux le diable-dans-le-corps-du-fils, qui au fur et à mesure de la visite se sentait de plus en plus humilié. « Je n’ai vraiment aucune culture, pensa-t-il . Comment ai-je pu m’imaginer écrire quoi que ce soit ? »

Oskar Serti fit passer les visiteurs dans sa chambre d’enfant. Elle était tapissée de buvards constellés de taches d’encre. Chacune de ces taches avait été provoquée par les mêmes cinq lettres.

Un « É », un « L », un « I »… « ÉLISE ».

« Ces buvards ont épongé les premières lettres que j’ai formées, expliqua Serti. »

Et il raconta son histoire avec Élise.

« Élise et moi avions pris l’habitude de venir au bord du Danube les premiers beaux jours d’été. Après la baignade, nous nous étendions sur les berges pour nous faire sécher au soleil. Élise se plongeait dans son livre ; je passais mon temps à regarder les grains de beauté qui émaillaient son dos. C’était grâce à eux que j’avais appris à compter (addition des plus gros, soustraction des plus fins, division du tout par les plus noirs). Mais je ne savais encore ni lire ni écrire.

Élise, elle, savait tout.

C’était l’aînée.

Son livre était piqué de petites taches rousses assez semblables à celles de son dos. Dès qu’elle tournait une page, j’y repérais les taches. Quand la ressemblance avec les siennes était vraiment trop frappante, je demandais à Élise le sens des mots qui se trouvaient autour. Elle m’apprit à les lire. Je retins l’histoire de son livre par cœur en la greffant mentalement sur ses grains de beauté.

Puis un jour — sans doute m’avait-elle assez donné — je ne la revis plus.

Je revins sur les rives du Danube avec d’autres filles. Mais ce n’était plus pareil. Elles avaient mon âge et ne lisaient pas. Je n’attendais rien d’elles.

Je restais des après-midi entières à m’ennuyer en leur compagnie. J’avais beau regarder leur dos, je n’y trouvais que des histoires sans intérêt. Ma seule distraction était de voir le soleil faire peu à peu rougir leur peau. À la fin de la journée, je passais mon temps à jeter dans l’eau les petits morceaux de peau morte qui se détachaient de leur dos. Mais la blancheur de la nouvelle peau que je mettais à jour, son absence totale de pigmentation me paraissait monstrueusement vide. Il fallait que j’y greffe quelque chose. Il fallait que j’apprenne à écrire. »

 

Oskar Serti expliqua alors que quelques années plus tard, il apprit que, s’il n’avait plus revu Élise, c’étaitparce qu’elle avait dû repartir avec ses parents dans son pays natal, à Montigny, un petit village perdu aux sources de la Meuse, dans les Ardennes. Elle n’avait pas eu le cœur à le lui annoncer. Quelques mois plus tard, la grande guerre éclata, et malgré son jeune âge, il s’était engagé pour le front de Verdun avec le secret espoir de déserter pour aller retrouver son âme sœur. Mais, ironie de l’Histoire, son bataillon reçut comme mission de mettre à feu et à sang le village de Montigny pour terroriser la région.

Il supplia, usa de tous les mots qui peuvent se dire pour que son commandant épargne la maison d’Élise ; mais rien n’y fit. Il ne put empêcher la catastrophe.

Il ne s’en était jamais remis.

À la fin de la visite, lorsque tout le monde s’en alla, Oskar Serti s’approcha du diable-dans-le-corps-du-fils et, sans un mot, le prit par la main.

Quand ils furent seuls dans les rues, Serti dit simplement : « Je crois que nous serons mieux dans la forêt. »

Ils marchèrent, marchèrent, main dans la main. La ville était maintenant derrière eux et ils approchaient du bois de Városliget.

Même si c’était celle d’un vieil homme, la main d’Oskar Serti semblait d’une puissance formidable. Comme si elle était capable de contenir le monde entre ses doigts.

« M..s q.. d.nc .s-t. ? » laissa échapper le diable-dans-le-corps-du-fils qui avait perdu tout son souffle.

« Je vais te le dire, qui je suis », répondit Serti sans être le moins du monde étonné par la façon de parler du diable-dans-le-corps-du-fils. « Encore un peu de patience. » Alors, tout en conservant sa main dans la sienne, il s’enfonça dans la forêt. Il s’arrêta dans une petite clairière baignée par la lune, s’assit sur un tronc d’arbre renversé, sortit un cahier de sa poche, l’ouvrit à la dernière page écrite et la lut au diable-dans-le-corps-du-fils.

« Je vais te dire qui je suis. Je suis Oskar Serti, écrivain. Dans ce cahier, je me débats pour écrire l’histoire du Diable abandonné. »

« Mais je ne parviens pas à terminer cette histoire. C’est terrible. J’ai de plus en plus de mal avec le personnage du diable. »

Serti leva la tête : « Tu m’entends, j’ai du mal avec toi. Tu fais partir mon histoire dans tous les sens. Il vaut encore mieux suivre le vol d’une mouche ou d’une chauve souris que de chercher à savoir ce que tu as derrière la tête. Tu m’encombres. J’ai pensé — fatale erreur — qu’en te faisant apparaître dans mon histoire, tu révélerais la nature profonde de mes personnages. Mais penses-tu, tu n’en fais qu’à ta tête. Tu rentres dans le corps du fils, tu veux écrire dans le sang d’Élise ; non mais tu te rends compte ? Tu voudrais toucher à un cheveu de mon Élise.

Je vais être franc avec toi. Si j’avais les moyens de t’éjecter de mon histoire, je le ferais immédiatement. Mais tu as pris trop d’autonomie. J’ai pu te ramener jusqu’à moi, jusqu’à ce cahier que tu souilles de ta présence ; mais de là à te supprimer, non, ce n’est plus possible. Alors, je t’en conjure, va-t-en de ta propre initiative, va-t-en de mon histoire. »

«  .K, dit le diable-dans-le-corps-du-fils, j. v..x b..n qu.tt.r t.n h.sto..e, m..s q.’.st-c. q.. t. m. d.nn.s .n .ch.ng. ?

— Je savais bien que tu poserais des conditions, dit Oskar. Voilà ce que je te donne en échange : je t’apprends à écrire. Tu pourras écrire toutes les histoires que tu veux ; avec les plus beaux mots qui peuvent se dire. Tu pourras t’y donner des rôles à la mesure de ton talent.

— D’.cc.rd !

— Viens, prends cette plume, mets ta main dans la mienne, et suis le mouvement.

Le diable-dans-le-corps-du-fils se mit à tracer fébrilement les mots suivants dans le cahier : « Et le diable, abandonné de tous, disparut pour touj… »

« J.m..s, hurla le diable, sentant le piège se refermer sur lui.

— Mais si cette phrase n’est pas écrite de toi dans mon cahier, tu ne pourras pas quitter mon histoire.

— P.s c.tt. phr.s. l., dit le diable.

— Désolé, c’est la seule phrase que je peux t’apprendre à écrire.

— J.m..s !

— Si c’est ton dernier mot, alors je préfère achever mon histoire ici. »

Et Serti écrivit au bas de la page le mot

 

FIN

 Pourtant, le lendemain matin, l’histoire était toujours là. Oskar Serti avait disparu de la clairière. Son cahier traînait au milieu des herbes folles. Le diable-dans-le-corps-du-fils marcha jusqu’à lui, l’ouvrit… Plus aucun mot n’y était inscrit. La rosée du printemps avait complètement délavé les pages.

Le diable-dans-le-corps-du-fils n’avait plus aucune énergie en lui. Il se sentait totalement soumis aux circonstances extérieures. Un oiseau passa dans le ciel, il le suivit jusqu’au petit port de la ville. Il y retrouva sa barque, s’allongea dedans et se laissa dériver.

Les jours passèrent.

À l’approche de Turnu-Severin, une petite pancarte était plantée sur les rives.

Office des paysages Danubiens

Avis aux bateliers

 

Ne restez pas trop captivés par la beauté de ce lieu.

Quand on s’arrête devant un paysage, c’est pour y promener son regard en toute liberté. Les points où l’on pose les yeux ne sont que des moments de repos au cours de ce parcours.

L’important, pour bien regarder un paysage, est de fermer les yeux suffisamment longtemps : les images sur lesquelles on vient à peine de se reposer s’impriment alors au fond de la rétine. Avec un peu d’attention, on remarquera qu’elles se détachent de leur point d’origine pour se promener en nous. Elles se déplacent pour aller se fondre dans des images issues de notre mémoire ou de notre invention.

Rien ne se fixe jamais en nous : les cellules qui composent notre œil se régénèrent tout au long de notre vie, et chaque nouvelle image qui entre en nous n’a d’autre but que d’aller se nourrir d’une plus ancienne.

Mais ne nous attardons pas trop sur les images ; car seul compte — dans notre observation du monde — le fait de sentir nos yeux bouger dans notre visage. Sans ce mouvement, nous serions toujours, trait pour trait, génération après génération, à l’image du premier homme découvrant son horizon.

Le paysage devenait pourtant de plus en plus beau. Les arbres étaient en fleurs, les poissons faisaient des bonds hors de l’eau. Du haut d’un pont, sur le chemin de l’école buissonnière, des enfants chantaient en se tenant par la main. Quand ils virent le diable-dans-le-corps-du-fils sur sa barque, ils lui lancèrent de grands signes amicaux. Le pauvre fut envahi d’une profonde mélancolie. « Je ne connais pas le chemin des écoliers, pensa-t-il. On ne m’a jamais dit ce que je devais faire ou ne pas faire. On ne m’a jamais puni. On ne m’a pas mis au monde. Je suis au monde depuis toujours. Ah, si j’avais eu une enfance pour me consoler. Ah, si au moins, j’avais eu quelques souvenirs d’enfance, même de petits chagrins, à me mettre en écharpe. Mais comment parler d’enfance quand on n’a connu que l’éternité ? »

Il scruta ce corps-du-fils qui l’enveloppait, chercha sur sa peau si quelque cicatrice ne racontait pas une belle chute de traîneau, une petite brûlure qui rappellerait un chocolat chaud renversé… mais rien, rien du tout.

« Oh, comme je me sens seul, tout seul, et prisonnier d’un corps sans intérêt, perdu dans une histoire livrée à elle-même. »

Abandonné dans sa barque, le diable-dans-le-corps-du-fils dériva jusqu’au beau milieu de la mer Noire .

Il rassembla ses dernières forces et se laissa tomber dans les grandes profondeurs.

Au fond de l’eau, le corps-du-fils, pris d’un haut-le-cœur d’en finir ainsi, si misérablement, loin de tout, connut un dernier soubresaut. Une bile noire sortit de sa bouche. Elle se dilua dans l’eau, la rendant encore plus noire que ce qu’elle n’était. La bile noire contamina petit à petit toute la mer qui, dans un mouvement de défense, s’agita dans tous les sens. Mais elle ne pouvait rien y faire, la bile diabolique continuait de se déverser. Les eaux étaient sous tension. Une tempête se déchaîna, les remous gagnèrent le fond, emportèrent le corps-du-fils qui maintenant était aussi léger qu’une plume, et le précipitèrent sur les rives. Un vent violent se leva, provoqua un cyclone dont les effets se firent ressentir à des centaines de kilomètres de là.

Lorsque le calme revint, la nature avait changé. Les animaux étaient désorientés. Les corbeaux, jusque-là totalement sédentaires, sentirent naître en eux un appel à la migration. Des quatre coins des forêts d’Europe, ils s’élevèrent dans les airs, gagnèrent en altitude et se mirent en formation pour prendre la route de la mer Noire. La forêt des Ardennes ne fut pas épargnée. Là bas, même la petite plume de corbeau du cou d’Élise frémit si violemment qu’elle se rompit, laissant sa pointe dans la gorge d’Élise. Maladroitement, elle réussit à se faire porter par le vent, et se blottit dans le dos d’un corbeau en partance pour le grand voyage.

Après quelques jours de vol, des milliers et des milliers de corbeaux tournaient en rond au-dessus de la mer Noire. Soudain, comme soumises à une force magnétique, toutes leurs plumes se détachèrent de leur corps et recouvrirent entièrement la mer Noire. Elles s’agitaient à la surface de l’eau et leur bruissement ressemblait à un ricanement désespéré.

La petite plume tomba elle aussi, mais pas dans la mer. Elle réussit à résister à l’attraction des eaux et parvint à se poser délicatement sur la joue du fils.

Le fils se réveilla en douceur. Il ouvrit les yeux et, la prenant entre les doigts, lui chuchota : « Ah, te voilà enfin ! Ne perdons pas de temps, rentrons. Allons retrouver l’autre part de nous-mêmes. »

Et ils se mirent en route, suivis comme leur ombre par un cortège dodelinant de corbeaux déplumés, impatients de retrouver la forêt des Ardennes.

 

 

FIN