1

Chaque jour, le roi Rivalen demandait à son fils Tristan d’aller dessiner dans la forêt les insectes qu’il y trouverait. C’était une vie ingrate, faite de piqûres et de démangeaisons. Tristan voulait voir plus grand. Un matin, au travers d’un chemin, il tomba sur une inconnue et lui demanda s’il pouvait la dessiner. Yseult accepta sans dire un mot et lui fit presque oublier la présence des insectes.

Tristan éprouva ses premiers maux de ventre peu après leur mariage. Yseult ouvrit de grandes enveloppes où elle conservait soigneusement différentes herbes rares cueillies en forêt, lui assurant qu’elles seules pourraient le guérir. Mais le mal empirait. Lorsqu’il comprit que c’était elle qui l’empoisonnait avec ses plantes, il était déjà trop tard. Ses jours étaient comptés.

Tristan ne pouvait pourtant se résoudre à mourir si rapidement. Il alla passer le peu de temps qui lui restait à vivre dans la forêt. Il savait qu’en vivant dans l’étroite compagnie d’insectes dont l’espérance de vie n’excède pas quelques jours, ses dernières heures prendraient la valeur de mois, peut-être même d’années.

Tristan passa le reste de sa vie à se demander pourquoi Yseult avait fini par trouver le temps si long à ses côtés.

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2

Tristan se souvint de cette journée — une journée étouffante, à l’atmosphère électrique — où il avait essayé de dessiner Yseult. Il avait voulu la fixer pour l’éternité.

Mais elle bougeait sans arrêt : parce qu’elle avait reçu un moucheron dans l’œil, parce qu’un autre lui chatouillait le menton ; tout était bon. Si seulement elle avait pu rester tranquille, ne fût-ce qu’une seconde. Mais c’était sans espoir. À la tombée de la nuit, ils décidèrent de rentrer sans qu’il fût parvenu à ébaucher la moindre esquisse. Sur le chemin du retour, ils ne s’adressèrent pas la parole ; la tension était extrême. Le vent s’était levé, de sombres nuages s’amoncelaient devant eux. Le village était encore loin. Dans leur inconscience, ils grimpèrent jusqu’à cette branche pour se mettre à l’abri de l’orage. Il faisait noir. Tristan sentit Yseult paralysée de peur. Elle s’était arrêtée de bouger. Il sortit son carnet à dessin et attendit que le premier éclair illumine son immobilité. La foudre tomba tout près d’elle. Il la vit merveilleusement pétrifiée; sa main s’agita sur le papier avec une vitesse fulgurante; il n’avait pas l’impression de la guider, c’était comme si la foudre s’en était chargée.

Un deuxième éclair lui fit aussitôt découvrir son dessin. Un crâne. Il avait dessiné un crâne. Sans doute celui d’Yseult.

La pluie se mit à tomber. De grosses gouttes éclatèrent sur la feuille. Se noircissant au contact du fusain, elles bouleversèrent son dessin. Une goutte tomba dans le trou de l’œil, une autre frôla l’os du menton. À chaque seconde, le crâne prenait une expression différente. Si seulement son dessin avait pu rester tranquille, ne fût-ce qu’une seconde. Des deux mains, Tristan chassa les gouttes comme si elles n’étaient que de vulgaires moucherons. Mais c’était sans espoir. Jamais l’image d’Yseult ne se fixerait.

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3

Tristan repensa à cette journée d’hiver où, après trois mois de séparation, il avait revu Yseult dans la forêt. Pour sceller leur réconciliation, il avait voulu la dessiner au pied de l’arbre qui les avait abrités autrefois. Il tremblait de froid, mais le désir de la retrouver était plus fort que tout. Au moment d’entamer son dessin, Tristan éternua si violemment qu’un paquet de neige se détacha de la branche qui se trouvait au dessus d’elle et la recouvrit entièrement. Yseult disparut dans le blanc de la forêt. Il se sentit complètement seul. D’un seul coup, la douleur de leur séparation se réveilla. Son regard se raccrocha à cette branche noire qui, libérée de sa neige, se dressait devant lui comme un signe du destin. S’il avait pu la couper, elle aurait parfaitement pu lui servir de bâton de marche, l’accompagnant et le soutenant dans sa nouvelle solitude.

Malgré le froid, Tristan réussit à saisir son crayon et à dessiner ce bâton dans ses moindres détails. Grâce à lui, il commença à s’accommoder à son doux isolement. Il se sentit même plus fort que jamais. Il défit alors le tas de neige où la pauvre était ensevelie depuis quelques minutes et la prit avec lui pour rentrer au village. Yseult était figée par le froid. Tristan la porta cinq pas puis, exténué, s’appuya sur elle. Il prit bien garde de ne pas trop la serrer dans ses bras pour éviter qu’une chaleur soudainement retrouvée de son corps ne lui rende une souplesse qui lui ferait perdre le souvenir de son cher bâton.

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4

Quelques mois plus tôt, un doute avait envahi Tristan : Et si quelqu’un d’autre s’était glissé entre eux, et que Yseult n’osait le lui avouer? De plus en plus régulièrement, c’était elle qui lui demandait d’aller la dessiner dans la forêt. Les poses duraient des heures. Yseult devait sûrement profiter de ces séances pour se dérober à lui. Il ne remarquait pourtant rien, bien que sa concentration fût extrême. Mais peut-être était-il comme ces insomniaques qui croient ne pas avoir fermé l’œil de la nuit, alors que leur état de veille a été entrecoupé d’un sommeil dont ils n’ont pas pris conscience.

Pour empêcher tout écart de la part de Yseult, Tristan la fit se mettre en équilibre en haut de cette branche et, durant la pose, ne chercha à porter son attention que sur les mouvements suspects qu’elle ferait. Mais elle ne bougeait pas. Dans la position où il l’avait placée, il était pourtant inconcevable qu’elle pût rester aussi longtemps immobile sans qu’une force extérieure — quelqu’un par exemple — ne fût derrière elle pour la maintenir.

Même s’il ne le voyait pas, Tristan décida de se concentrer uniquement sur la présence de ce quelqu’un. Il resta si longtemps à le guetter si intensément qu’un moment il fut pris de vertige et faillit défaillir. Mais il se ressaisit d’un coup, comme si une main mystérieuse l’avait brusquement retenu par la peau du dos.

La vérité lui apparut enfin. S’il y avait quelqu’un, il n’était pas dissimulé derrière elle, mais bien derrière lui. Yseult ne restait bien cambrée sur sa branche que pour mieux séduire celui-là qui, dans son dos, le tenait comme une marionnette agitée par ses doutes.

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5

Tristan se souvint du jour d’automne où lui-même et Yseult s’étaient unis l’un à l’autre. Il avait voulu la dessiner dans sa robe à fins motifs violets. Elle s’était installée dans un cercle de bruyère qui laissait à penser qu’autrefois s’y trouvait un étang. Il était monté jusqu’à cette branche pour avoir un meilleur point de vue sur la scène. Il avait disposé devant lui un grand carton dont les dimensions étaient à la mesure de ses ambitions. Tristan voulait que se dégage de son dessin un état de complète fusion du personnage avec la nature. Au premier coup d’œil, on ne devait pas vraiment discerner ce qui faisait partie d’elle ou de la végétation qui l’entourait. Un peu comme quand, de Calais, on regarde vers l’Angleterre et qu’on ne sait pas très bien si la ligne sombre que l’on voit reposer sur l’horizon est un nuage parmi d’autres ou si c’est vraiment l’Angleterre; si ce nuage un peu plus lourd que les autres nous autorise déjà à nous promener dans les rues de Londres, ou s’il nous retient encore dans les brumes qui recouvrent les falaises de Douvres.

Tristan était resté toute la journée sur son dessin, mais il avait atteint son but. Il releva la tête pour remercier son modèle de sa patience, lorsqu’il vit la pauvre Yseult enfoncée jusqu’au cou dans les terres marécageuses. Elle devait y avoir glissé depuis le matin, tandis que lui, plongé dans son dessin, ne l’avait même pas vue sombrer, ni n’avait entendu ses cris. Il ne l’avait dessinée que de mémoire.

Les bras d’Yseult s’agitaient désespérément et réclamaient quelque chose qui la retienne à la surface. Sans réfléchir, Tristan lui lança son carton dont les grandes dimensions lui permettraient de prendre appui. Il la vit s’extraire de la tourbe et, de ses deux pieds dégoulinant de boue, se hisser sur son dessin. Un moment, il espéra bien reprendre son dessin pour pouvoir l’encadrer et le mettre dans leur chambre à coucher. Mais il le vit irrémédiablement disparaître dans le sol mouvant; un peu comme quand, de Calais, on voit les bateaux disparaître dans le sombre nuage qu’on avait voulu prendre pour les côtes anglaises. et l’on est tellement déçu par la fragilité de nos illusions, qu’on espère voir ce nuage fondre sur nous et nous y engloutir.

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6

Tristan se rappela son état de terreur une semaine avant leur mariage. Il avait vu approcher ce jour avec hantise, comme si cette cérémonie, avec son cortège de conventions, allait pourrir leur relation. Pour conjurer cette crainte, il avait décidé de dessiner Yseult en Eve, bras fièrement tendu vers la pomme. Ensemble, ils avaient sillonné la forêt à la recherche d’un pommier sauvage qui servirait sa composition. La saison était déjà bien avancée; ils n’en trouvèrent qu’un, ne portant qu’une seule pomme sur une haute branche.

Mais Tristan n’abandonna pas son projet. Il déshabilla Yseult en Eve et la plaça debout sur ses épaules pour qu’elle fût à hauteur de pomme. Cette opération compliquait bien entendu considérablement la réalisation du dessin car il n’avait plus aucun recul vis-à-vis de son modèle. Par bonheur, une brève éclaircie fit apparaître en face de lui l’ombre détaillée de son Eve.

Mais Tristan eut à peine le temps d’ébaucher un trait que le soleil disparut. Des heures durant, son Eve sur les épaules, il tourna autour de la pomme comme la lune autour de la terre, espérant suivre ainsi la course du soleil et profiter de lui dès qu’il surgirait derrière les nuages. Mais les éclaircies étaient si furtives qu’il n’avait que le temps d’esquisser deux ou trois traits.

Après quelques heures, le vent se leva enfin et chassa les nuages; malheureusement, une rafale plus violente que les autres ébranla la pomme et la détacha de l’arbre. Tristan la vit s’écraser sur son carnet à dessin. Tout autour de la pomme, ses misérables petits coups de crayons grouillaient comme autant de vers répugnants qui allaient s’attaquer au fruit. Il resta figé devant le réalisme de son dessin. Son mariage venait de prendre corps. Son Eve lui parut si lourde qu’il n’eut plus la force de la supporter. Elle se rhabilla et ils rentrèrent à la maison sans se dire un mot. Il passa le restant de la semaine devant son dessin, à se ronger de l’intérieur.

 
 

1

Derniers moments d’un condamné à-être-lancé-sur-un-frêle-radeau-en-haut-d’une-chute-de-soixante-quinze-mètres :

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2

J’ai oublié le principe d’Archimède. Je l’ai appris pourtant. Mais je l’ai oublié Comme tant d’autres choses qui sommeillent au fond de moi. Je n’ai plus assez de temps pour retrouver tout ce que j’ai oublié. Je n’ai même plus envie de me souvenir de quelque chose. J’ai même envie de me débarrasser de tout ce que j’ai appris. Vider ma tête, ne pas emporter son contenu avec moi, lui donner une chance de s’échapper avant le grand saut. Vider ma tête de ce qu’elle contient en y introduisant autre chose. Voilà. Trouver une idée énorme pour prendre toute la place; pour expulser tout ce qu’il y a déjà dedans. Plonger une grosse idée stupide en moi pour faire remonter de l’oubli tout ce que la vie m’a appris. Libérer tout cela. Le laisser flotter dans l’écume. Archimède s’est trompé. Voilà l’idée. Archimède s’est trompé. Archimède s’est trompé. Tout corps qui tombe dans l’eau n’est pas nécessairement digne d’intérêt.

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3

Tu m’attendrais en bas pour prendre le relais de ma chute. Dès que tu me verrais tomber, tu nagerais vers les remous. Mon radeau s’y disloquerait. Un rondin surgirait des eaux. Tu t’y agripperais comme je m’y serais agrippé un instant auparavant. Le courant t’éloignerait des tourbillons. Tu t’installerais à califourchon sur le rondin; tu ne te retournerais même pas. Tu suivrais le cours de la rivière. Tu t’approcherais des marais. Tu sentirais venir à toi l’odeur des eaux croupies. Ta course se ralentirait progressivement. Une tige de nénuphar se prendrait dans tes orteils et t’ancrerait dans la vase. Tu ne bougerais plus. Tu aurais tout le temps devant toi. Il ne te resterait plus que l’attente. C’est elle qui prendrait le relais de notre chute.

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4

Il vient tous les jours dans ma chambre. Il me regarde attentivement, puis il s’assied au pied du lit en me tournant le dos. Il a le souffle court. De petits nuages de buée s’échappent par saccades de sa bouche et se fixent sur les vitres de la fenêtre en face de lui. Il approche son doigt d’une vitre et dessine quelque chose. Je ne vois pas ce qu’il dessine, car il se trouve entre moi et la vitre. Il ne se retourne jamais sur moi. Quand il a fini de dessiner, il attend, longtemps. Puis il se lève et quitte la chambre. Sur la vitre, la buée a eu le temps de se condenser en fines gouttelettes qui ruissellent du dessin en l’effaçant. J’ai à peine le temps d’y reconnaître les traits de mon visage. Les gouttes se rejoignent au niveau de ce qui fut mon cou et constituent une petite chute d’eau qui se répand jusque dans mon lit. Le reste de mon visage s’engouffre rapidement dans cette chute. Il n’y a bientôt plus rien du tout. Je me réveille en sursaut. Mes draps sont inondés de transpiration, mais mon corps est trop lourd et je n’ai ni la force ni le courage d’en sortir.

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5

Nous n’avions pas dix ans. La nuit avait apporté les premiers froids polaires et le petit matin nous fit découvrir la rivière gelée. Le soleil était blanc, encore bas ; il émergeait à peine derrière les tours de la Seigneurie tant redoutée. Comme chaque matin, il projetait l’ombre du donjon sur la rivière; mais ce jour-là, la couche de glace donna une réalité particulière à l’image du bâtiment. C’était comme s’il nous était enfin permis de découvrir cet endroit inaccessible dont on nous avait raconté les histoires les plus extraordinaires. Nous glissâmes sur la rivière à la découverte de ce que nous appelâmes le « donjombre ». Le donjombre  s’étendait jusqu’aux chutes. Ses créneaux allongés affleuraient le début de la cascade. Il n’y avait plus de temps à perdre, car bientôt l’ascension du soleil les précipiterait dans les chutes. Nous pénétrâmes dans le donjombre .

La couche de glace était encore peu épaisse; à chaque pas, une bulle d’air se déformait sous nos pieds. Au fur et à mesure de notre progression, les bulles d’air prirent des formes de plus en plus monstrueuses. Notre passage libéra le donjombre de tous ses dragons. Nous les baptisâmes chacun des noms les plus terrifiants. Leur danse macabre que nos pas tremblants provoquaient s’accompagnait de sinistres craquements qui éclataient dans le paysage engourdi par le gel. Nous étions terrorisés, mais une force obscure nous poussa jusqu’au sommet. Nous nous assîmes sur le rebord de la chute, chacun dans un créneau. Le silence de l’eau figée nous donnait l’impression de dominer le cours des choses. Nous étions les maîtres. Le monde s’était immobilisé à nos pieds. Lorsque nous nous relevâmes, le donjombre avait depuis longtemps disparu de la surface de la rivière. Il s’étalait alors dans la forêt qu’il ratissait lentement de ses créneaux pour capturer les animaux fabuleux que nos pas auraient à libérer le lendemain matin.

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6

Vous vous entasserez sur les bords de la rivière juste là où elle tombe. Vous guetterez mon arrivée. Vous m’apercevrez en haut de la rivière et tout vous paraîtra très calme. Les arbres, leur reflet dans l’eau, l’eau. Je vous donnerai l’impression de ne pas avancer. Mais j’avancerai très vite. Je passerai devant vous et basculerai sans bruit sur le coude de l’eau. Puis vous ne me verrez plus; vous m’aurez perdu dans les bouillons. Vous sentirez votre visage fouetté par les gouttelettes glacées de l’écume. Vous les croirez provoquées par ma chute. Vous attendrez la fin de ma chute, mais elle ne viendra pas; vous serez fouettés et fouettés sans fin par les gerbes glacées. Vous chercherez le calme. Vous tournerez les yeux en amont de la rivière, vers les arbres et leur reflet dans l’eau; mais jamais plus vous ne pourrez y arrêter votre regard, le courant sera trop fort, il vous ramènera sans cesse à l’endroit de ma chute. Parfois, vous croirez y voir ma silhouette disloquée dans les remous, mais ce sera uniquement une impression due aux gouttelettes qui voileront votre œil.

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7

Qu’ils retiennent mon nom et ne le prononcent plus que comme injure. Qu’ils s’éructent mon nom à la figure. Que leur tête ne soit plus qu’à quelques centimètres l’une de l’autre. Qu’ils se postillonnent mon nom. Et quand bien même leur gorge serait trop enflammée pour pouvoir encore prononcer mon nom, qu’ils se le crachent à la figure. Que leur salive dégouline sur les joues, sur les bras de l’autre. Qu’elle les noie de l’injure de mon nom. Qu’ils soient pris dans le flot de mon nom. Mais qu’ils souffrent aussi de s’être desséchés de l’intérieur. Qu’ils me reprennent sur le corps de l’autre, qu’ils se lèchent mutuellement pour me reprendre. Que je coule à nouveau dans leur gorge.

 
 

1

Derniers moments d’un condamné à-la-chute-mortelle-dans-l’escalier-du-donjon : 

 

2

J’ai toujours trouvé ce qu’il fallait dire; j’ai toujours eu les mots qui convenaient. Mais maintenant, j’ai trop peur de mal les employer; j’ai trop peur qu’ils tombent à plat. Je dois en trouver d’autres, de plus appropriés à la situation. Je ne les comprendrai certainement pas au moment où je les dirai. Mais je les hurlerai avec tant de force qu’ils éclateront dans tout le donjon. Au début, ils ne seront peut-être que des cris incompréhensibles. Mais ils s’élèveront jusqu’en haut des escaliers, jusqu’à l’écho. Et quand je m’effondrerai au bas des marches, ils retomberont sur moi et couvriront de toute leur signification mon air hébété par l’absence de vie.

 

3

Tu trouverais le moyen de venir près de moi. Comme tu l’as toujours fait pour réduire la portée d’un danger, tu me dirais à l’oreille ce qui va se passer : que la troisième marche me brisera les jambes, que la septième me retournera la main, que la dix-neuvième me rompra le cou. Je t’écouterais puis je tomberais dans l’escalier.

Mais rien ne se passerait comme tu l’aurais dit. Rien ne se passerait. Je tomberais mais je ne ressentirais rien. Je crierais uniquement parce qu’on crie quand on tombe dans les escaliers.

En bas des marches, je prendrais la peine de penser à ce que tu m’aurais dit. Je repenserais à la troisième marche, et je sentirai aussitôt mes jambes brisées; je repenserais à la septième, et je découvrirai ma main retournée. Mais je n’oserais pas penser à la dix-neuvième marche. Je penserai à toi. Et mon cou se rompra silencieusement.

 

4

Il entre chaque fois dans mon sommeil par surprise. Je suis en haut de l’escalier, je m’apprête à sauter et il me retient par la peau du dos. Il me demande la permission de tomber à ma place. Il porte les mêmes vêtements que moi. Son visage est dans le noir. Il insiste pour tomber à ma place, mais je ne veux pas me faire remplacer. Je garde l’espoir que tout ce qui pourra arriver dans mon sommeil, je n’aurai plus à le subir dans la réalité.

Il me supplie. Il a la même voix que moi. Il me plaque contre le mur et veut se jeter dans les escaliers. Je lui crie Non c’est moi . Mon cri lui fait peur, il tombe en arrière dans les escaliers. Il tombe. Il tombe. Il se précipite en dehors de mon sommeil. Il se retrouve par terre, au pied du lit. Il m’a entraîné dans sa chute, je m’agrippe à mon sommeil comme à une paroi savonneuse. Je ne suis bientôt plus qu’un peu de chaleur à la surface du matelas. Il se relève, se remet sous les couvertures et cherche ma chaleur. Mais le lit est déjà tout froid et il ne peut plus se rendormir. 

 

5

Nous n’avions pas quinze ans. À la Seigneurie, c’était l’été de la grande épuration. Régulièrement, des condamnés étaient jetés dans l’escalier du donjon. Les après-midi d’exécution, nous avions pris l’habitude de nous retrouver à proximité du donjon, de l’autre côté de la rivière. On nous appelait la bande des trois. Nous remplissions nos poches de myrtilles, de fleurs de genêts, de champignons rouges. Dès qu’au loin nous entendions l’ordre de jeter un condamné, nous prenions en mains les fruits de nos récoltes et, dans une folle mêlée, nous nous en barbouillions joyeusement visage, bras et jambes. Nous roulions sur la mousse, puis nous nous écroulions comme si nous venions d’atterrir au pied du sinistre escalier, le corps couvert des couleurs qui devaient consteller les membres défaits des victimes du donjon.

Quelques mois plus tard, au cœur de l’hiver, nous marchions le long de la rivière, lorsque nous entendîmes un ordre d’exécution provenant du haut du donjon. Le premier moment de surprise passé, nous sentîmes monter en nous comme un besoin incontrôlé de voir naître sur nos corps les couleurs de la chute. À défaut de fruits, nous nous précipitâmes sur les cailloux qui bordaient la rivière et nous rouâmes de coups. Durant notre lutte, nous n’eûmes pourtant pas le cœur de crier comme autrefois, et dans notre silence, pour la première fois, nous entendîmes distinctement les hurlements qui s’échappaient du donjon.

 

6

Vous tous, vous les curieux, vous aurez l’oreille collée à la porte du donjon. Je crierai. Vous n’entendrez que mes cris. Plus je roulerai au fond de l’escalier plus je crierai fort. Plus je m’éloignerai de vous, plus ma voix sera forte; comme ça vous penserez que je ne m’éloigne pas de vous; et vous aurez peur que je ne m’éloigne pas de vous, et vous croirez que je crie pour vous faire peur, et vous imaginerez que je suis en train de voler en haut de l’escalier, en criant pour vous faire peur.

Puis vous n’entendrez plus rien. Le silence parfait. Et vous vous demanderez si en volant, je n’ai pas trouvé un état de félicité. Et vous resterez longtemps dans mon silence. Vous resterez l’oreille collée à la porte à attendre que, lassé de mon état de félicité, je retombe dans l’escalier. 

 

7

Qu’ils retrouvent mon corps au pied de l’escalier et s’en servent comme modèle. Qu’ils l’installent entre deux marches et prennent assez de recul pour placer leur chevalet. Qu’ils prennent leurs couleurs les plus vives. Qu’ils me placent la tête en bas. Qu’ils ouvrent ma bouche, et la maintiennent ouverte en plaçant de petites cales de bois entre les dents. Qu’ils agrippent une main contre le mur en la clouant par les ongles. De loin, on ne verra pas les clous. Qu’ils plient une jambe en ficelant la cheville à la cuisse. Qu’ils prennent leur temps. Qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes.

Qu’ils placent leur composition dans des cadres bien lourds et l’accrochent tant bien que mal en haut des cimaises. Et je pèserai de tout mon poids pour me fracasser aussitôt à leurs pieds. Qu’ils ouvrent la bouche et poussent des cris d’horreur.

 
 

1

Derniers moments d’un condamné à-être-attaché-de-nuit-à-un-arbre-dans-une-forêt-infestée-de-loups :

 

 2

J’ai lu les auteurs les plus tourmentés. J’ai lu leurs plus belles histoires concernant la damnation des âmes. J’ai vécu dans la peau de leur héros. Je voulais partager leur douleur, je voulais connaître le prix de leurs souffrances. Je lisais étendu dans l’herbe du jardin au milieu des fourmis. Je ne tournais les pages que quand l’une d’elles m’avait piqué. Je pouvais attendre des heures avant de mériter de tourner une page.

Je n’ai pourtant retenu que l’irritation de mes bras et de mes jambes. Je ne me souviens plus d’une seule de ces histoires. Mais j’attends. Je sais qu’à la première morsure du premier loup elles me reviendront toutes à la mémoire; même celles que je n’ai jamais lues.

 

3

Tu viendrais le lendemain dans la forêt. Tu partirais à la recherche de ce qui resterait de moi. Tu prendrais le premier chemin qui s’offre à toi. Au premier embranchement tu hésiterais entre le chemin boueux et celui qui monte. Tu prendrais celui qui monte. Au deuxième embranchement, tu hésiterais entre le chemin aux gravillons et celui qui part en tournant. Tu prendrais celui qui part en tournant. Au troisième embranchement, tu hésiterais entre le chemin couvert de mousse, celui qui est bordé de chèvrefeuille et celui qui tombe dans la rivière. Tu couperais un brin de chèvrefeuille, mais tu prendrais le chemin qui tombe dans la rivière. Après une centaine de pas, tu verrais les restes d’un corps boueux allongé sur un tapis de mousse et de gravillons. Tu déposerais le brin de chèvrefeuille au pied du corps, mais tu choisirais de ne pas me reconnaître dans ce corps; et pour me chercher, tu continuerais à tomber dans la rivière.

 

4

Il vient toujours seul. C’est le plus vieux, le plus sage. Il me regarde droit dans les yeux. Je ne peux pas dire à quoi il ressemble. Il se rue sur moi et lacère mes vêtements. Il ne me touche pas; il ne s’attaque qu’aux vêtements. Puis il s’en va. Je reste seul. Mécaniquement, je cherche à mettre la main en poche. Mais je n’ai plus de poche. Je cherche l’objet que j’avais en poche et que mes doigts serraient. Je ne pense plus qu’à cet objet. C’est le seul objet que j’avais emporté avec moi, et je ne sais même plus ce que c’était. Je veux absolument le retrouver. Mes doigts le réclament, mon corps le réclame. Instinctivement, mes doigts s’agitent le long de la cuisse, puis ils entaillent la peau et fouillent jusqu’à l’os. Mais il ne trouvent rien. Mes liens empêchent de fouiller plus profond.

Il revient. Il est encore plus vieux, encore plus sage. Il me regarde dans les yeux. Il sait ce que je vais lui demander. Il se rue sur moi et me lacère. Il cherche, il cherche. Il retourne le moindre morceau. Dès qu’il aura trouvé, je pourrai me réveiller. Mais je ne me réveille pas; et tandis qu’il me réduit en charpie, je me souviens soudain que mes doigts jouaient avec un trou qui se trouvait au fond de ma poche.

 

5

Nous devions avoir douze ans. Nous avions décidé de nous endurcir. Un soir, nous traversâmes la rivière et partîmes en direction de la forêt. Nous voulions rejoindre la clairière aux loups et passer la nuit sous leur menace. Nous nous étions raconté des histoires de loups toute la journée. Nous en avions encore la tête pleine. Nous marchions sous la lune, et nos ombres semblaient quitter le chemin pour se faufiler sournoisement sous les arbres. Au moment d’emprunter le chemin qui monte à la clairière, un accord tacite nous le fit éviter et suivre une allée plus accueillante. Aucun d’entre nous n’évoqua notre couardise. Nous continuâmes à marcher silencieusement en pensant à nos histoires. L’allée nous fit rejoindre la rivière à l’endroit où elle se retient en un lac argenté. Nous n’avions jamais rien vu d’aussi beau. Une brume ouatée s’élevait à la surface, nous faisant perdre toute notion de ce qui était réalité ou reflet dans l’eau. Nous décidâmes de passer la nuit là-bas. Mais aucun d’entre nous ne put s’endormir. Nous pensions à la clairière au loup. Nos pensées revenaient sans cesse à cette clairière que nous n’avions pourtant jamais vue; elle prit une dimension magique qui ternit cruellement le moindre reflet du lac argenté. Le lendemain matin, quand nous nous levâmes, nous n’eûmes qu’un regard méprisant pour le lac et ses brumes incandescentes.

Nous rentrâmes chez nous avec le sentiment du devoir accompli. Nous savions que nous étions capables de tuer ce qu’il y avait de plus beau.

 

6

Vous tous, vous irez dormir tôt. Chacun dans sa maison. Mais vous vous réveillerez en pleine nuit. Vous ouvrirez la fenêtre de votre chambre et vous entendrez les hurlements des loups qui s’approchent de moi. Vous fermerez la fenêtre et vous irez vous recoucher; vous vous enroulerez dans les couvertures. Vous connaîtrez un sentiment de protection d’une douceur extrême, mais tellement bref que vous vous relèverez à nouveau pour ouvrir la fenêtre et sentir le doux frisson du danger parvenir à vos oreilles. Puis vous refermerez la fenêtre et replongerez voluptueusement dans votre lit. Une fois, deux fois, trois fois, dix fois dans la nuit vous vous relèverez pour aiguillonner votre bien-être des bruits de la forêt. Les bois de la fenêtre souffriront de l’exercice répété. À la dixième fois ils ne se fermeront plus parfaitement, et le gémissement continu d’un courant d’air envahira votre chambre. Vous ne pourrez plus ni ouvrir, ni fermer votre fenêtre. Vous passerez la nuit avec cette plainte qui ne vous rappellera ni le hurlement des loups, ni mes cris. Elle n’appartiendra qu’à vous.

 

7

Qu’ils se souviennent de leur épouvante à la vue de mon corps visité par les loups. Qu’ils s’en souviennent lorsque les oiseaux planeront au dessus de leurs récoltes. Qu’ils assemblent des bâtons brisés en pensant à mes os; qu’ils ouvrent une botte de paille en se souvenant de mes chairs. Qu’ils n’oublient aucun détail. Qu’ils me plantent au milieu de leurs champs. Pas une graine, pas un fruit ne sera approché.

Mais qu’ils ne se plaignent pas d’entendre chaque nuit les oiseaux affamés rôder autour de leur maison et pousser des cris si épouvantables qu’ils pourraient faire penser à ceux d’un homme dévoré par les loups.