1/ Les parcours

Il y a tout juste deux cents ans, l'essayiste dunkerquois Hubert D... développa un concept philosophique fondé sur les vertus thérapeutiques de la marche à pied.  Selon lui, toute personne marchant sans destination apparente, mais se laissant simplement aller aux mouvements naturels de son corps, est plus à même d'appréhender et surtout d'apaiser ses états d'âme, alors qu'une position assise ou couchée est juste bonne, par sa dynamique interne, à broyer du noir.

D... soutenait que les éléments extérieurs rencontrés au cours d'une marche peuvent, par leur action sur le corps, intervenir positivement dans la remise au net de notre désordre intérieur.

C'est ainsi qu'il se lança dans la mise sur pied d'une harmonie qui, pour encourager les Dunkerquois à découvrir les bienfaits de la marche, arpenterait chaque fin de semaine les rues de la ville suivant un itinéraire varié.  Il conçut pour l'occasion une partition très ouverte, s'adaptant obligatoirement aux différents sols foulés par l'harmonie et aux conditions météorologiques ambiantes.

Malheureusement, les seuls partitions subsistant encore actuellement sont celles que les musiciens emportaient au cours de leurs périples, car la pluie ou le soleil qui accompagnaient leurs passages en effacèrent le contenu.  Devant leurs feuilles devenus*es muettes, les musiciens se scindèrent violemment entre défenseurs du jeu de mémoire et partisans de l'improvisation.

 
 

2/ Les jeux

En 1790, à titre d'expérimentation, Hubert D... fit construire aux portes de la ville un stade d'athlétisme où le public ne se figerait plus à une place donnée, mais serait amené à circuler continuellement dans l'enceinte pour suivre chaque épreuve sportive selon ses différents points de vues.

Dans cette intention, il édifia en lieu et place des gradins, une série de déambulatoires qui, avec la contribution de courants d'air savamment canalisés, devaient guider les spectateurs dans un sens ou dans l'autre.  Mais très vite, ceux-ci, pris au jeu, s'organisèrent en équipes afin de boucler leur tour le plus rapidement possible.  Leur entreprise devint si spectaculaire, qu'au fur et à mesure des compétitions, les athlètes en piste prirent l'habitude de s'asseoir sur le gazon, les yeux tournés vers les tribunes.

 
 

3/ L’escalier d’optique

En 1912, Hubert D... installa dans sa cage d'escalier une suite de copies sur toiles (une par marche) de Vénus Renaissantes qu'il fixa au mur comme si elles montaient toutes à l'étage.

À cause de leur situation périlleuse, il ne put amais s'arrêter devant ses reproductions. Mais le fait de voir ces peintures, par essence immobiles, entrer en mouvement par la rapidité de leur succession dans l'escalier, lui donnait l'illusion lorsqu'il gravissait les marches, d'être délicieusement accompagné dans son effort, et surtout, lorsqu'il les descendait, de devenir un instant, par le dynamique inverse des Vénus ascendantes, infiniment immobile, et pour ainsi dire, en état de grâce.

Malheureusement, les bombardements qui détruisirent sa maison en 1940, n'épargnèrent aucune de ces copies, et actuellement, seules les Vénus originelles peuvent encore donner une vague idée de ce que fut son escalier d'optique.

 
 

4/ Les écrits

Fin 1934, le journal dans lequel Hubert D... relatait quodidiennement et en toutes circonstances le bruit produit par ses pas fut miraculeusement retrouvé.  mais devant le nombre impressionnant de pages quasiment vides que renfermaient ses derniers chapîtres, les enquêteurs de l'époque, qui refusaient de n'y voir là qu'une quelconque altération du papier due au temps, émirent une hypothèse selon laquelle D... serait parvenu à atteindre une qualité de silence sans égale lors de ses déplacements.

 
 

5/ Les discours

Vers 1794, Hubert D... conçut un cycle de conférences consacrées aux " Bienfaits de la Marche en Milieu urbain".

Au cours de ses exposés, il prit l'habitude de faire passer sa nervosité d'être en public en griffonnant de petits dessins au dos de ses notes.

Mais rapidement, le plaisir de laisser courir sa main sur le papier d*et de la sentir s'accorder aux intonations de sa voix l'importa sur la nécessité de convaincre, si bien que lorsqu'il eut épuisé son sujet favori, il prétexta le premier thème de causerie lui venant à l'esprit pour avoir la possibilité de griffonner en parlant.  Si, au fure et à mesure de ses dessins, il ne put déjouer les pièges d'un certain académisme, voire de grandiloquence, en revanche son discours évolua vers une spontanéité et une liberté de pensée qui surprirent plus d'un observateur.

(*) Malheureusement, l'injure du temps ne les a guère épargnés.

 
 

6/ La bibliothèque

A la mort de sa mère, Hubert D... hérita d'une bibliothèque riche de plus de sept mille ouvrages dont beaucoup brillaient par leur exceptionnelle rareté.  Mais D..., emporté par la fougue de sa jeunesse, passa longtemps à côté d'eux, préférant un enseignement sur le terrain, le seul véritable à ses yeux.

En 1823 cependant, fatigué de courir les routes, il manifesta le désir de s'asseoir un peu et de prendre le temps d'explorer ses rayons inconnus.  Dès le premier livre qu'il empoigna, il fut saisi d'une telle angoisse de n'avoir peut être pas déniché celui qui allait répondre idéalement à l'état présent de son esprit, qu'après l'avoir feuilleté en vitesse, il le remit à sa place, pour aussitôt se jeter, le front en sueur sur un autre, et ainsi de suite.

Très vite pourtant, D... adopta cette méthode de lecture rapide qui, lorsqu'il tournait les pages suffisamment nerveusement, avait l'avantage de ventiler avec soulagement son visage, et lui donnait le sentiment rassurant que chaque page défilant tant soit peu sous ses yeux s'imprimait dans son inconscient.

Les dernières années de sa vie, Hubert D..., qui avait tendance à se déplacer de moins en moins, répartit le contenu de sa bibliothèque dans les différentes pièces de la maison, pour se forcer, lors de son impossible quête, à circuler sans arrêt.

 
 

7/ Les points forts

Partant du principe que la réaction de toute personne confrontée à un intense bonheur ou une beauté extrême est de fermer les yeux, Hubert D... se pencha naturellement sur le mouvememt des images qui, lorsqu'on a clos les paupières, s'inscrivent en nous et se réduisent au bout de quelques secondes à une poignée d'irréductibles taches luminescentes.

C'est ainsi que, le 6 octobre 1824, pour agir directement dans l'intimité de ses lecteurs, il réalisa, sur base de papier calque, un système lui permettant de prélever exclusivement les points forts de ses écrits ( qu'il ne livra plus d'ailleurs que sous cette forme).

Malheureusement, de mauvaises langues ont très longtemps prétendu que D.. avait imaginé cette méthode dans le seul but de cautionner le fait que la plupart de ses écrits avaient, et ce dès le crépuscule de sa vie, déjà perdu beaucoup de leur consistance.

 
 

8/ Les grandes lignes

Il serait regrettable de passer sous silence la fin tragique d'Hubert D...qui a septante ans renia pratiquement toutes les théories qui firent sa gloire.  Après avoir espionné durant plus de cinq ans les habitudes pédestres d'une dizaine de citoyens, il s'aperçut en effet que chacun d'entre eux suivait un parcours qui lui était propre et le répétait inlassablement comme s'il était inscrit au plus profond de lui-même.

C'est alors qu'avec leur autorisation, Hubert D... établit un parallèle stupéfiant entre le dessin des parcours réalisés par chaque personne observée et les lignes si personnelles de la plante de leurs pieds(*).

Puisqu'il était donc impossible à quiconque de maîtriser le tracé de ses marches, comme il l'avait pourtant soutenu durant tant d'années, D.. décida de produire un modèle de parcours indiscutable dans lequel tous les habitants de Dunkerque pourraient se fondre.  Ainsi le 17 juin 1834, il proposa aux élus locaux un réaménagement intégral de la ville (*), où l'agencement des rues reprendrait minutieusement la disposition des lignes du pied de celui qui avait toujours montré aux Dunkerquois la route à suivre : Jean Bart.

Alors que son projet venait de recevoir un accueil très favorable, Hubert D... disparut inopinément.  Mais lorsque son corps fut exposé pour un dernier adieu, la population se rendit compte avec effroi de la supercherie : les lignes que D... avait attribuées à Jean Bart lui appartenaient en réalité.  Son rêve secret d'emmener une ville toute entière dans les sillons de son propre destin ne se réalisa donc jamais

(*) Malheureusement, tous ces documents ont succombé à l'épreuve du temps.

 
 

L'état de grâce /(9) (voir Bustes)

Au terme de son existence, Hubert D..., qui connaissait parfaitement la valeur de se recherches, se sentit continuellement épié par d’éventuels contrefacteurs.

La nuit, pour mieux cerner ce qu’il croyait être des bruits de pas rôdant autour de sa maison, il collait son oreille au dos d’un verre qu’il plaçait contre les murs de sa chambre.

Mais le 8 décembre 1836, il capta des battements extérieurs si inhabituellement prononcés qu’il prit peur; et comme le cadence des pas intrus semblait s’accélerer au même rythme que son affolement, son coeur s’emballa.

Il était malheureusement trop tard lorsqu’il s’aperçut qu’il tenait son verre à l’envers.