Au XVIIe siècle, une tradition voulait que les dernières paroles de condamnés à mort – au bûcher, à la pendaison, à la décapitation ou autre exécution – soient recueillies pour être imprimées sur de grandes feuilles vendues au détail par des colporteurs.
Ceux qui les achetaient les roulaient sur elles-mêmes pour qu’elles prennent la forme d’une bûche. Puis ils les rangeaient à l’abri des regards.
Certains pouvaient se constituer une collection impressionnante de ces feuilles roulées.
Lorsqu’ils sentaient leur dernière heure arriver, ils les jetaient au feu, poussés par l’espoir de s’accorder ainsi un dernier sursis face à la Mort en la distrayant un court instant.

Je resterai parmi vous. Vous me voyez disparaître dans les flammes, mais je resterai. Bientôt je ne serai plus qu’un tas de cendre, et vous resterez bouche ouverte devant les décombres ; et le vent qui attise maintenant les flammes soulèvera tout à l’heure mes cendres ; le nuage de mes cendres flottera vers vous et déposera ses particules dans vos bouches ouvertes.
Mes cendres se blottiront au fond de votre gorge. Au début vous ne sentirez rien, mais je serai bien là. Vous irez boire un verre à ma santé. Vous ouvrirez une bonne bouteille. Mais le vin n’aura plus le même goût. Quand vous boirez le premier verre vous serez déjà en train d’espérer que le second verre vous rendra le goût que vous attendiez. Quand vous boirez le second, vous serez déjà dans la mémoire du troisième. Mais jamais elle ne reviendra. Et vous boirez, vous boirez... mais sans jamais retrouver votre goût... Ce sera moi qui, blotti dans le fond de votre gorge, goûterai votre vin.
Et vous vivrez dans l’espoir que le verre que vous êtes en train de boire passe plus vite ; que le temps passe plus vite pour être déjà dans le suivant ; et le temps s’accélérera tellement, qu’à l’instant où je vous parle, vous vous trouvez déjà à l’heure de votre mort.

Je resterai encore un peu près de vous. Mes cheveux partiront les premiers. Une mèche brûlante se détachera de mon crâne. L’air chaud la portera jusqu’à vous. Elle se déposera sur votre épaule et vous l’écarterez d’un revers de la main. Elle retombera sur le bouton fermé du col de votre manteau. Son incandescence brûlera le fil. Le bouton tombera par terre. Vous ne vous rendrez compte de rien. La mèche toujours rougeoyante s’attaquera au deuxième bouton, et il roulera par terre. Puis, un à un, tous les boutons se détacheront.
Quand j’aurai fini de brûler, vous aurez froid. Vous ramasserez la poignée de boutons qui sera tombée à vos pieds et la glisserez dans votre poche. Vous aurez froid et vous refermerez votre manteau en croisant les bras autour de vous-même. Vous rentrerez chez vous dans cette position. Vos mains commenceront à bleuir de froid. Bientôt vous ne les sentirez plus. Vous aurez l’impression d’être enserré par quelqu’un d’autre. Ce sera moi.
Vous rentrerez chez vous. Vous enlèverez votre manteau. Vous sortirez votre bobine de gros fil. Mais vous tremblerez tellement de froid que vous ne pourrez passer le fil dans l’aiguille. Vous trouverez alors parmi la poignée de boutons une poignée de cheveux que les flammes auront épargnés. Vous prendrez un à un mes fins cheveux et vous recoudrez un à un vos boutons.
Mais quand vous ressortirez, ce sera plus fort que vous, il faudra que vous vous croisiez les bras autour de vous-même.

Mon sang vous éclaboussera. Et vous placerez votre main devant le visage pour vous protéger. Et vous aurez les doigts tachés de sang. Tous les doigts sauf le petit. Vous vous laverez les mains ; mais vous ne pourrez vous empêcher de regarder vos doigts tout au long de la journée. Et vous vous prendrez d’affection pour le petit. Le petit qui aura été épargné de la souillure. Et vous vous demanderez pourquoi il est si petit et les autres si grands. Et vous aurez envie de couper les grands. Mais vous penserez à moi. Vous aurez peur qu’en les coupant, le sang n’éclabousse le cher petit. Alors vous tenterez d’allonger le petit pour qu’il puisse se défendre. Et vous aurez mal, et la douleur sera la douleur de toute la main. Et il ne grandira toujours pas, et vous tirerez encore plus fort, et la douleur sera la douleur de tout le corps. Puis la douleur vous dépassera, et pourtant vous serez toujours à penser qu’elle vous écrase.

Vous viendrez en masse. Vous ne voudrez à aucun prix manquer la dernière expression de mon visage. Vous me verrez enfiler la corde. Vous me verrrez tomber. Les torsades de la corde me feront tourner sur moi même. Vous aurez peur de perdre un instant mon visage. Dans votre précipitation de ne rien rater vous tournerez autour du gibet suivant le rythme de la corde ; vous ferez un tour, deux tours, trois tours, quatre tours. Vous courrez autour du gibet. Puis la corde arrivera au bout de sa première course, et se détordra dans l’autre sens. Vous accompagnerez son mouvement. Et vous courrez : un tour, deux tours, trois tours. Vous n’aurez même plus à regarder dans ma direction ; vous vous contenterez de votre propre expression; vous vous contenterez de votre visage cramoisi par l’effort, de votre cou tendu par le désir de me voir.

Vous tous, vous irez dormir tôt. Chacun dans sa maison. Mais vous vous réveillerez en pleine nuit. Vous ouvrirez la fenêtre de votre chambre et vous entendrez les hurlements des loups qui s’approchent de moi. Vous fermerez la fenêtre et vous irez vous recoucher; vous vous enroulerez dans les couvertures. Vous connaîtrez un sentiment de protection d’une douceur extrême, mais tellement bref que vous vous relèverez à nouveau pour ouvrir la fenêtre et sentir le doux frisson du danger parvenir à vos oreilles. Puis vous refermerez la fenêtre et replongerez voluptueusement dans votre lit. Une fois, deux fois, trois fois, dix fois dans la nuit vous vous relèverez pour aiguillonner votre bien-être des bruits de la forêt. Les bois de la fenêtre souffriront de l’exercice répété. À la dixième fois ils ne se fermeront plus parfaitement, et le gémissement continu d’un courant d’air envahira votre chambre. Vous ne pourrez plus ni ouvrir, ni fermer votre fenêtre. Vous passerez la nuit avec cette plainte qui ne vous rappellera ni le hurlement des loups, ni mes cris. Elle n’appartiendra qu’à vous.

Vous retiendrez mon nom et ne le prononcerez plus que comme injure. Vous vous éructerez mon nom à la figure. Vos têtes ne seront plus qu’à quelques centimètres l’une de l’autre. Vous vous postillonnerez mon nom. Et quand bien votre gorge serait trop enflammée pour pouvoir encore prononcer mon nom, vous vous le cracherez à la figure. Votre salive dégoulinera sur les joues, sur les bras de l’autre. Elle les noiera de l’injure de mon nom. Vous serez pris dans le flot de mon nom. Mais vous souffrirez aussi de vous être desséchés de l’intérieur. Vous me reprendrez sur le corps de l’autre, vous vous lècherez mutuellement pour me reprendre. Je coulerai à nouveau dans votre gorge.