Je n’avais encore jamais lu un livre comme cela. Les verres des lunettes de mon grand père déformaient tellement les lettres que les mots m’apparaissaient comme des animaux ou des personnages fantastiques ; et il suffisait que je bouge un tout petit peu la tête pour les faire s’animer.  Quand je ne comprenais pas le sens de certains mots (et ils étaient nombreux), je n’avais qu’à me laisser emporter par les formes étranges de leurs lettres pour imaginer ce qu’ils voulaient dire.
 
 
Il était question d’un fakir enfermé dans une énorme caisse de bois tapissée de clous acérés. Entre les clous se faufilait le corps affamé d’un cobra terriblement venimeux ; seule sa tête émergeait en quête désespérée de nourriture. Le fakir devait danser et jouer de la flûte pour hypnotiser le serpent et lui faire oublier qu’il était le seul élément comestible à sa disposition. De petits trous avaient été percés dans la caisse, suffisamment grands pour satisfaire l’œil des voyeurs, mais suffisamment petits pour que seule la langue fourchue du perfide reptile puisse passer et procurer de doux frissons d’horreur.
 
 
Le pauvre était devenu aveugle suite aux coups que ses parents tortionnaires lui avaient portés alors qu’il était encore bébé. Dans un réflexe de survie, il avait développé un sens particulier : la paume de sa main gauche s’était sensibilisée aux ondes électromagnétiques et pouvait envoyer au cerveau des signaux certes rudimentaires, mais similaires à ceux qui traversent le nerf optique. Sa main percevait des ombres mouvantes et pouvait même discerner si ces ombres étaient susceptibles de porter des coups. Au nom de la science, sa maison d’enfance avait été reconstituée et, afin de mieux étudier le phénomène, on l’y avait fait vivre.
 
 
À force de fouiner un peu partout, je me suis retrouvé enchevêtré dans un nœud de gros tuyaux. Sous mes pieds, une plaque métallique s’est soulevée pour laisser échapper un nuage de vapeur. Je ne pouvais pas bouger. Le sifflement de la vapeur était de plus en plus aigu. Le tuyau qui m’enserrait au niveau du cou se réchauffait lui aussi dangereusement. J’ai vu tous les âges de ma vie, même ceux que je n’avais pas encore atteints, défiler en une seconde. C’est alors que j’ai repensé au numéro du Fakir charmeur de serpent. Il ne s’en sortait qu’en se laissant porter par l’air de sa flûte. Alors, j’ai suivi en chantonnant le sifflement de la vapeur.
 
 
Il prenait alors délicatement le scarabée entre ses doigts et lui chuchotait : « Va, va retrouver tes semblables », puis il soufflait sur ses ailes pour le faire voler en direction du public. À cet instant, l’assistant actionnait une corde qui ouvrait un fin filet dissimulé au plafond, libérant ainsi des centaines de scarabées morts dont les corps sinistres, entraînés par leur chute, venaient s’enfoncer dans les cheveux du public devenu soudain hystérique. Tout le monde s’enfuyait en courant dans un tonnerre de cris d’horreur et de roulements de tambour.